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,Depuis l’allocution d’Emmanuel Macron à propos de la guerre en Ukraine, le 5 mars, les grands médias sont en ordre de marche. Réhabilitation du président en « chef de guerre », patriotisme exacerbé, concert militariste et glorification des industriels de guerre… Mené tambour battant, le SAV du discours présidentiel s’accompagne d’une nouvelle séquence de matraquage patronal contre le « modèle social » et pour « travailler plus » au nom, prétendument, de l’« effort de guerre » : « Pensions ou munitions ? » ; « Les canons ou les allocations ? » Signés Dominique Seux (Les Échos, 10/03) et Étienne Gernelle (RTL, 10/03), les deux slogans donnent le ton.
Les haut-parleurs médiatiques s’en donnent à plein poumon. « Faire le tri des dépenses budgétaires et sociales au profit de l’impératif militaire », sermonne Nicolas Beytout dans L’Opinion (5/03), dont la Une s’enthousiasme pour « cette rigueur qui vient » : « Concrètement, détaille un second journaliste, il pourrait s’agir de travailler plus longtemps (de quoi torpiller le conclave sur les retraites…), de ne plus indexer les retraites sur l’inflation, de supprimer les dépenses sociales les moins utiles, d’augmenter le taux d’emploi… » Et c’est peu dire que le quotidien entend peser sur les « réformes » envisagées par Emmanuel Macron. « Pas d’échappatoire, il faut réduire les dépenses publiques », prescrit de nouveau Nicolas Beytout deux jours plus tard (7/03), listant les coups de boutoir à imposer « aux collectivités locales et à la sphère sociale » : « âge de la retraite, assurance maladie, chômage, charges sociales, tout devra être questionné. » « Effort de guerre : bientôt la retraite à 70 ans ? », martèle la rédaction, préconisant que la France adopte à cet égard une « Danemark attitude ».
Même tonalité aux Échos (10/03), où Dominique Seux affirme que « travailler plus est le meilleur moyen de financer l’effort nécessaire pour nos armées », tout en suggérant à Emmanuel Macron de se tenir à distance de ce débat – « méthode » oblige –, afin de ne pas offrir « un angle d’attaque trop facile à ses adversaires », lequel risquerait de fragiliser l’impérieux « consensus sur l’effort en faveur des armées. » Saigneur en chef… et conseiller du prince.
Par intérêt bien compris, Le Figaro – propriété du groupe Dassault, fleuron de l’armement français ayant réalisé plus de six milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024 –, ne prend quant à lui aucune pincette dans cette vaste opération de propagande. Tous ses lieutenants sont d’ailleurs sur le pied de guerre. Le 7 mars, Guillaume Tabard et Gaëtan de Capèle parlent d’une seule voix : « Il n’y a pas d’autres solutions que de s’attaquer enfin sérieusement aux dépenses de l’État », écrit le premier, avant que le second enjoigne de « dire la vérité crue, telle qu’elle est, en cessant de tourner autour du pot. La voici : notre sacro-saint modèle social […] ruine consciencieusement le pays et le prive de toute marge de manœuvre financière. » Les discussions syndicales et patronales en cours sur la réforme des retraites imposée au forceps ? « Quel clin d’œil pathétique », se désespère Dupond ; Dupont communie : « Il faut se pincer pour le croire. » Le 9, c’est au tour de l’inénarrable Nicolas Baverez de rédiger modestement le « mode d’emploi » du « réarmement ». Sans surprise, « réorienter […] les dépenses de l’État-providence […] vers la défense » et « renouer avec la croissance, la compétitivité et le plein-emploi » via « la modernisation du pacte social » constituent « la seule solution ». Et ainsi de suite.
« C’est ce comportement collectif de cigale qu’il va falloir payer aujourd’hui »
Dans la matinale de France Info (11/03), face à Manuel Bompard (LFI) qui dénonce une « stratégie du choc » visant à faire accepter des « politiques de régression sociale » la journaliste Salhia Brakhlia joue (très mal) l’ingénue – « Vous pensez à quoi ? » – avant de soutenir mordicus qu’un tel cap « ne vient pas du gouvernement […]. Et ça ne vient pas du président. » Fichtre ! « Face aux défis que soulèvent la menace russe et l’agressivité commerciale américaine, le ministre délégué à l’Europe Benjamin Haddad […] assume de dire aux Français qu’il faudra travailler plus. Assurance chômage, taux d’emploi, retraites par capitalisation… Il faut, selon lui, accélérer les réformes », lisait-on pourtant le même jour dans La Voix du Nord. Et le 6 mars, dans la matinale de RTL, le même ministre déclarait : « Vous ne pouvez pas dire, le mardi : « Il faut continuer à soutenir l’Ukraine, il faut augmenter nos budgets de défense, il faut faire l’autonomie stratégique » et le mercredi, dire […] : « On va revenir à la retraite à 60, 62 ans et on va travailler moins ». […] Quand vous voyez les voisins autour de nous qui travaillent plus, c’est ça aussi qui donne des marges de manœuvre pour pouvoir augmenter nos budgets défense. » Salhia Brakhlia n’a pas bien lu ses fiches [1] …
À sa décharge, il serait injuste de s’écharper sur le suivisme (ou non) des médias dans cette affaire, tant les injonctions à « travailler plus » y sont déclinées sur tous les tons depuis un siècle… en toute « autonomie ». Ainsi, nul besoin qu’Emmanuel Macron dicte aux éditorialistes la ligne à prescrire : homogénéisation libérale oblige, ils le font très bien tous seuls ! Le Monde notamment, qui, par voie d’éditorial, ne résiste pas à « sonner l’heure d’un douloureux réveil budgétaire. […] Le réarmement du pays, bien plus endetté que ses voisins, place l’exécutif dans la situation très délicate d’avoir à remettre à plat les dépenses de l’État, des collectivités locales et de la Sécurité sociale pour trouver des gisements durables d’économies. » (7/03) Ni une ni deux, Françoise Fressoz profite de cette ligne éditoriale officielle pour enfoncer le clou – « le mot « économies » reste […] tabou » –, fustiger « les partenaires sociaux » qui « peinent à prendre la dimension du moment » et, bien sûr, parfaire son opus courtisan : « Depuis sa réélection en 2022, Emmanuel Macron tente, en vain, de convaincre le pays qu’il ne parviendra à préserver son modèle qu’en travaillant plus. » (Le Monde, 12/03)
Au Parisien, c’est François Lenglet qui est appelé en renfort pour dispenser, avec toute la mesure qu’on lui connaît, la leçon de catéchisme – version « revancharde » (9/03) :
François Lenglet : Nous avons affecté les dividendes de la paix à l’État-providence. Son développement a atteint son sommet sous Macron, avec les dispositifs Covid uniques au monde par leur générosité. Avec l’assurance-chômage pour les démissionnaires, les lunettes à zéro euro, le plan Vélo, le pass Culture, le bonus pour faire réparer son grille-pain, les subventions pour faire repriser ses chaussettes… Du délire. C’est ce comportement collectif de cigale qu’il va falloir payer aujourd’hui […].
Inquiète à l’idée de perdre le peloton, La Tribune Dimanche se fend d’un sondage (Ipsos) aux petits oignons, cas d’école du verrouillage du débat public. Interrogés sur les modes de financement du réarmement, les sondés ne disposent que de trois « choix » : « Augmenter le déficit en sortant les dépenses liées au budget de la défense de la règle des 3% » ; « Faire des économies sur d’autres dépenses (éducation, environnement, santé…) » ; « Augmenter le temps de travail ». Et rien d’autre. En guise de deuxième corde au cou – les sondeurs débordent d’idées novatrices pour neutraliser à l’avance d’éventuels désagréments –, Ipsos offre à ses interviewés la possibilité d’approuver ces propositions, de s’y opposer… mais aussi de faire valoir une « approbation de principe car la situation le justifie » ! Vous avez dit « l’opinion, ça se travaille » ? Sauf que patatras ! 49% des sondés sont opposés au sacrifice des services publics (seuls 15% l’approuvent) et 50% n’entendent pas travailler plus (ce à quoi ne consentent que 13% du petit échantillon). Qu’à cela ne tienne pour le directeur de l’hebdomadaire, Bruno Jeudy : « La victoire aime l’effort » titre-t-il son éditorial, dans lequel il affirme que « dans ce contexte qui exacerbe les peurs et les passions, les Français – comme le montre notre sondage – semblent prêts à accepter des sacrifices pour doter notre pays de moyens nécessaires à une augmentation importante du budget militaire et à la garantie d’une paix solide et durable en Ukraine. » Sans doute rattrapé par son inconscient déontologique, il poursuit, un tantinet amer :
Bruno Jeudy : Reste à savoir si, demain, les actionnaires renonceront à une partie de leurs dividendes, les retraités consentiront une désindexation de leur pension sur l’inflation, les jeunes donneront quelques mois pour la réserve militaire, les actifs sacrifieront quelques jours de RTT. On sait bien que, souvent, les exemplaires, ce doit être les autres.
Inutile de déplier à l’infini la partition : elle est à l’identique à peu près partout dans la grande presse. Vissée à ses penchants militaires aux accents glucksmaniens, Libération ne peut faire valoir sa « distinction » qu’à travers des filets d’eau tiède. Jonathan Bouchet-Petersen : « En France, si l’augmentation des dépenses militaires devaient abîmer encore un peu plus nos services publics et notre modèle social, ou servir de prétexte à une moindre prise en compte de l’urgence climatique, « l’effet drapeau » dont l’exécutif profite risque d’être de courte durée. » (11/03) Si patronat et gouvernement n’étaient pas déjà KO debout, peu de chance qu’ils survivent à l’uppercut de la directrice adjointe de la rédaction :
Alexandra Schwartzbrod : Le chef de l’État en profiterait-il, au prétexte qu’il faut financer le réarmement du pays, pour étouffer le débat renaissant sur l’opportunité de sa sacro-sainte réforme des retraites et affaiblir le modèle social ? Ce serait dommage. Et un jeu périlleux. L’opinion a peur mais elle sait reconnaître une entourloupe.
Espérons qu’elle sache également identifier les faux impertinents. Ainsi, si Libération s’oppose sans ambages à la curée sociale – et le fait savoir, notamment dans son édition du 13 mars où des journalistes dénoncent plus frontalement l’« offensive sur le « si-généreux-modèle-social-français » » et un débat public sous forme de « foire aux idées (de droite) » –, la direction ne cesse de jouer la carte de « la raison ». Pour Alexandra Schwartzbrod en effet (13/03), si le cadrage médiatico-politique est « extrêmement dommage », c’est surtout, au bout du compte, parce qu’il « ne fera pas du bien à une société déjà très clivée » et nuira, par conséquent, à l’impérieux consensus : « Le renforcement de la défense du pays et de l’UE […] se fera d’autant plus facilement qu’il obtiendra l’adhésion du plus grand nombre », avance doctement la co-directrice de Libération, pour mieux camper le rôle d’éditorialiste-prescriptrice : « Les hausses d’impôts […] permettraient, convenablement dosées, de demander un effort aux Français qui en ont les moyens, salariés ou retraités, patrons ou artistes, et aux grandes entreprises. »
« Il faut choisir : se reposer… ou être libre »
Dans un tel climat, il semble pour le moins superflu que le patron du Medef se fatigue à courir les studios de RMC dès potron-minet pour vanter le « modèle danois » de retraite à 70 ans (4/03). L’AFP peut également se dispenser de donner de l’écho aux premières mesquineries patronales venues, parmi lesquelles celles du directeur général de BPI France [2], lancées lors de l’interview qui lui fut généreusement accordée dans la matinale de France Culture (5/03). De même, on ne saurait que trop conseiller aux chefferies médiatiques d’économiser leurs experts de référence et autres think tanks de cœur : l’audiovisuel dispose d’abondantes ressources en interne où, partout, l’« appel à la mobilisation » d’Emmanuel Macron a été reçu 5 sur 5.
Dans ce concert d’unanimisme, le pouvoir politique sait aussi pouvoir compter sur une caisse de résonance médiatique pour « tester » ses différentes propositions de financement, observer le « bruit » qu’elles engendrent et mesurer leur réception. Quitte à ce que tout et n’importe quoi soit aussi vite périmé qu’écrit ? Le 9 mars par exemple, dans La Tribune dimanche, la journaliste économique Fanny Guinochet fait savoir que « selon nos informations, la préférence de Bercy pour financer les dépenses militaires est de réorienter les fonds du livret A. » Deux jours plus tard (11/03), Le Parisien fait savoir que « le ministère de l’Économie privilégie, selon nos informations, l’assurance vie et l’épargne retraite » avant de lister « les pistes écartées » par Bercy… parmi lesquelles « le livret A, « faiblement compatible » »… De-ci, de-là, en fonction des jours et des humeurs, les grands médias certifient également l’inclinaison du pouvoir pour un « grand emprunt national ». Au rythme où vont les choses, et si tel devait être le cas, ne doutons pas que l’éditocratie saura (nous) mettre la main à la poche. Et, qui sait, mobiliser ses dessinateurs de référence pour raviver, en couleurs cette fois-ci, la propagande du siècle dernier façon Poulbot.
Pauline Perrenot
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