
Signalé par Jean-Mau
Affaire Nestlé : pourquoi les sénateurs refusent de signaler Kohler à la Justice ?
10.04.2025 / 5 minutes de lecture Nils Wilcke
Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée | Stéphane de Sakutin, AFP
Contrairement à l’Assemblée nationale, les sénateurs de la commission d’enquête sur Nestlé n’ont pas signalé le refus de témoigner d’Alexis Kohler devant la justice. En coulisses, des parlementaires de gauche expliquent qu’une action au pénal contre le bras droit d’Emmanuel Macron n’était pas la bienvenue chez certains de leurs pairs de droite et du centre.
Deux salles, deux ambiances. A l’Assemblée nationale, la commission des finances a décidé de signaler Alexis Kohler à la Justice pour son refus de témoigner devant la commission d’enquête sur le dérapage des finances publiques. En revanche, le secrétaire général de l’Élysée, en partance pour la Société Générale, échappe à toutes poursuites pour les mêmes raisons au Sénat.
Le bras droit d’Emmanuel Macron a en effet refusé une nouvelle foi de se présenter devant la commission d’enquête sur le scandale des eaux en bouteille Nestlé ce 8 avril (Off Investigation, 8 avril 2025). Comme devant l’Assemblée nationale, ce très proche du président de la République, surnommé son « deuxième cerveau » ou son « jumeau » invoque le principe de « séparation des pouvoirs » dans une lettre adressée aux sénateurs. De quoi provoquer la colère des parlementaires, qui ont balancé les documents communiqués par l’Elysée le jour même où son audition était prévue.
« Face à ce refus qui piétine la représentation nationale, il fallait frapper fort »
Antoinette Guhl, sénatrice écologiste
« C’est une décision collégiale que nous avons prise, défend la sénatrice écolo Antoinette Guhl, ce n’est pas du tout dans nos habitudes de travail mais face à ce refus qui piétine la représentation nationale, il fallait frapper fort : les mails que nous avons communiqués prouvent qu’il y a eu une série d’échanges de mails entre Nestlé et l’entourage du président de la République, dont Alexis Kohler ». Voilà qui montre, selon elle, que les contacts « sont fréquents » et que « l’Elysée a ouvert les portes de certains ministères au groupe suisse. Alexis Kohler a rencontré celle qui était alors la présidente de Nestlé, Muriel Leno, à deux reprises. »
Avec l’audition du directeur général du groupe, Laurent Freixe, ce mercredi 9 avril, les sénateurs ont perçu pour la première fois « un changement de ton » de la part du groupe, après les interviews désastreuses des deux dirigeantes de Nestlé, ânonnant leurs éléments de langages, quelques semaines auparavant. Le directeur général a notamment promis aux parlementaires l’annonce du lancement d’une enquête interne pour comprendre l’origine de la fraude, esquissant pour la première fois un début de mea culpa. « Oui, des traitements non conformes ont été mis en place, ce n’est pas admissible et cela n’aurait jamais dû l’être », a reconnu Laurent Freixe, au début de son intervention. Et de « réitérer ses plus sincères regrets pour cette situation du passé qui n’était pas en phase avec les valeurs de notre groupe. »
Des sénateurs cherchent à ménager le bras droit d’Emmanuel Macron ?
Alexandre Ouizille, sénateur socialiste et rapporteur de la commission d’enquête « regrette » qu’Alexis Kohler refuse de déposer et juge son attitude « incompréhensible ». «L’Elysée n’est pas une cité interdite », comme il l’a expliqué à Off Investigation, le répétant devant les caméras. De son côté, le président de la commission, le sénateur LR Laurent Burgoa, se dit « extrêmement déçu », lui aussi, face à la presse.
« Il fallait garder un front uni, donc on a préféré ne pas insister »
Un sénateur de la commission d’enquête sur Nestlé
Des regrets et de la déception mais contrairement à l’Assemblée nationale, où le président de la commission des finances Eric Coquerel a obtenu le feu vert de ses pairs pour signaler le cas d’Alexis Kohler au procureur de la république de Paris, le Sénat n’a pas donné suite à la dérobade du secrétaire général de l’Elysée.
Que s’est-il passé ? En coulisses, une action judiciaire contre le bras droit d’Emmanuel Macron n’aurait pas fait l’unanimité chez les sénateurs. « J’aurais préféré que l’on saisisse la justice mais il fallait passer par le Bureau du Sénat, c’est un processus moins évident qu’à l’Assemblée et mes collègues ont jugé que ça n’en valait pas la peine », témoigne une sénatrice, sous le sceau de l’anonymat. « Il fallait garder un front uni, donc on a préféré ne pas insister », témoigne un de ses collègues, qui aurait lui aussi, voulu passer par la voie judiciaire. « De toute façon, Eric Coquerel a fait le signalement, donc Alexis Kohler devra répondre sur au moins l’un de ses faux bonds », rappelle notre source. « Le Sénat, c’est un peu l’anti-Assemblée nationale, il y a toujours ce réflexe de ne pas faire de vagues et de buzz », souligne un bon connaisseur de la chambre haute. A la place, les 80 pages de documents envoyées par l’Elysée seront indexées au rapport qui sera validé le 15 mai prochain par la commission, et présenté à la presse à Paris le 19 mai prochain, précise à Off Investigation, le rapporteur Alexandre Ouizille.
🎙️ Eaux en bouteille : « L’Elysée n’est pas une cité interdite »
La commission d’enquête #EauxEnBouteille (@BurgoaLaurent / @Aouizille) a réagi au refus d’Alexis Kohler de témoigner face aux sénateurs. pic.twitter.com/iR5AD6EoAK
— Sénat (@Senat) April 8, 2025
Le sénateur PS précise qu’il compte « proposer une modification de l’ordonnance de 1958 (qui précise le fonctionnement des commissions d’enquête du parlement, NDLR) pour que des témoins ne puissent plus échapper à une convocation », comme l’a fait Alexis Kohler.
« En France, plus on s’approche du sommet du pouvoir et moins les règles communes s’appliquent »
Un sénateur de gauche témoigne pour Off Investigation
Selon ce texte, toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée. La personne qui ne comparaît pas ou refuse de déposer ou de prêter serment est passible de deux ans d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende. Mais que se passe-t-il quand un témoin refuse de se présenter? « On ne verra pas Alexis Kohler avec des menottes. En France, plus on s’approche du sommet du pouvoir et moins les règles communes s’appliquent », soupire un autre sénateur de gauche en off, pointant un « réel problème démocratique ».
En attendant, Alexis Kohler reste sous le coup d’une mise en examen dans l’affaire MSC (lire notre série, Alexis Kohler (très) secret) et devra, peut-être, enfin, s’expliquer sur son refus de témoigner devant l’Assemblée nationale si le parquet de Paris ouvre une enquête à ce sujet.
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