Hanna Perekhoda, militant de gauche ukrainienne, a exprimé ses positions dans un post du 13 avril reproduit ci dessous après la contribution d’Antoine. Cette discussion s’inscrit totalement dans la réflexion que nous avons impulsée sur la question de la politique militaire prolétarienne.
Document
Je soutiens totalement le positionnement de Hanna Perekhoda sur la question de la nécessité d’une défense européenne à la hauteur des dangers qui se précisent sur elle depuis la guerre que subit Ukraine, en fait aussi, en seconde ligne, depuis les pays de l’Europe de l’Est, tous menacés par la volonté du néofascisme russe de les forcer à réintégrer, par expansion impérialiste, le giron de l’ex URSS stalinienne ! Sans parler des menaces pesant sur la Finlande ou la Suède, etc.
A méditer, y compris dans les rangs de la gauche qui, ayant courageusement opté pour que l’Ukraine soit approvisionnée en armements, au nom d’un refus de bon aloi du militarisme, s’oppose au financement de l’effort de défense à mener à l’échelle européenne. Effort pourtant nécessaire au vu de ce que tout analyste sérieux des questions militaires reconnaît comme les énormes carences en matière de défense/dépense(s) militaire(s) accumulée(s) en Europe sur des décennies.
Sans parler, et Hanna y insiste à très juste titre, sur l’absence de vraie coordination militaire proprement dite d’une Europe, à la veille de voir disparaître le parapluie militaire américain qu’elle a cru s’être acquis pour l’éternité.
Je précise qu’il revient, pour moi, à ces gauches de se conformer à ce qui est leur raison d’être, à savoir se mobiliser en faveur, y compris par l’effort de défense militaire, des droits démocratiques acquis par les mouvements populaires contre les néofascismes montants qui sont les bras politiques du néofascisme russe; à savoir aussi, se mobiliser pour que le financement de cet incontournable effort de défense soit assumé par les ponctions fiscales sur les plus riches et, en aucune façon, par la baisse des dépenses sociales. Lesquelles dépenses, dans cette logique de mobilisation, doivent être, au contraire, fortement augmentées.
Et qu’on ne vienne pas nous dire que l’effort antifasciste de défense militaire (et donc politique) des droits démocratiques acquis et celui de la lutte pour les droits sociaux sont intrinsèquement inconciliables. Ils ne le sont que du point de vue d’une gauche, en ce sens …défaitiste, qui ne se sentirait plus en capacité de convaincre et mobiliser la population de la justesse de ce que sont les enjeux périlleux à l’extrême du moment ! Au demeurant, la stricte combinaison de ces deux axes de mobilisation (défense militaire et dépenses sociales) est la plus à même d’éviter la dérive militariste qui guette toute préparation à l’autodéfense militaire dont seuls les esprits dogmatisés nient l’urgence ! Le corollaire de cette mobilisation à double détente étant de viser à créer le rapport de force en faveur du droit de contrôle populaire sur l’affectation des moyens de défense et des objectifs poursuivis, voire sur les conditions de formation militaire des personnes engagées.
C’est Trotsky qui écrivait en 1940 que « La militarisation des masses s’intensifie chaque jour. Nous n’allons pas nous en débarrasser avec des protestations pacifistes vides de sens. Toutes les grandes questions vont se régler dans un avenir proche les armes à la main. Les ouvriers ne doivent pas avoir peur des armes, mais au contraire doivent apprendre à s’en servir. […]
Nous ne voulons pas permettre à la bourgeoisie de pousser à le dernière minute sur le champ de bataille des soldats non entraînés ou à demi entraînés. Nous exigeons que l’Etat donne rapidement aux travailleurs et aux chômeurs la possibilité de se former au maniement des fusils, des grenades à main, des mitrailleuses, des canons, des avions, des sous-marins et de toutes les armes de guerre. Il est indispensable de créer des écoles militaires particulières en lien étroit avec les syndicats, pour que les ouvriers deviennent des spécialistes qualifiés des questions militaires et puissent occuper des postes de commandement.
En même temps, nous n’oublions pas un instant que cette guerre n’est pas notre guerre. […]
Indépendamment du cours de la guerre, nous remplissons notre tâche fondamentale : nous expliquons aux ouvriers que leurs intérêts et ceux du capitalisme assoiffé de sang sont irréconciliables; nous mobilisons contre l’impérialisme; nous prêchons l’unité des tâches des travailleurs dans tous les pays belligérants et neutres; nous appelons à la fraternisation des ouvriers et des soldats dans chaque pays, et des soldats avec les soldats de l’autre côté de la ligne de front. Nous mobilisons les femmes et les jeunes contre la guerre; nous menons un travail constant, obstiné et inlassable de préparation à la révolution dans les usines et dans les mines, dans les villages, dans les casernes, au front et dans la flotte. […] » (1)
Ce n’est pas le lieu ici d’analyser ce qui, dans ce texte, en surprendra plus d’un parmi, y compris, les partisans de Trotsky qui ont perdu depuis longtemps le sens dialectique de la réflexion dudit révolutionnaire. Je reviendrai prochainement sur ces fortes lignes qui doivent nous aider à « bouger » certains de nos cadres mentaux et politiques routinisés et donc incapables de se confronter à l’inédit géopolitique qui œuvre en ce moment. Bouger pas pour nous aligner en dogmatisant le sens de ces lignes. Mais en assumant le paradoxe, assez déroutant à première vue, que peut-être ces mots de 1940 sont les plus à mêmes de nous aider à penser et à agir aujourd’hui sans que nous tombions dans la fossilisation mentale de celles et ceux qui ont arrêté leur horloge politique au défaitisme révolutionnaire des années de Première Guerre mondiale. Défaitisme révolutionnaire dont Trotsky, cela vaut la peine de le rappeler, fut l’un des principaux promoteurs mais dont il sut s’en éloigner au constat que l’inédit de la montée des fascismes l’invalidait comme boussole politique dans l’entre-deux guerres. Montée des fascismes qui sont, sous forme de néofascismes, tiens donc, notre actualité. Et, par là, font l’actualité des lignes suscitées du révolutionnaire russe (qui était ukrainien !) ?
Antoine Rabadan
(1) Léon Trotsky, Contre le fascisme (1922-1940), in Manifeste d’alarme (23 mai 1940), Editions Syllepse, pp 777-778.
La contribution d’Antoine Rabadan est reprise de la publication faite par le site Samizdat 2
Post d’Hanna Perekhoda du 13 avril 2025.
Je vois, dans les cercles de gauche en Europe occidentale, une opposition de principe à tout renforcement des capacités militaires européennes. L’argument est clair : l’Europe serait une puissance impérialiste, et il serait donc moralement inacceptable qu’elle se réarme. Le rôle actuel de la France au Congo, par exemple, en est une illustration. Cette réalité horrible nourrit un ressentiment légitime dans de nombreuses régions du monde, et témoigne d’un aveuglement persistant de la plupart des Européennes.
Cette idée mérite d’être entendue, mais elle masque une contradiction dangereuse. Car elle conduit implicitement à penser qu’en raison de sa puissance économique, l’Europe jouit également d’une puissance militaire, ce qui élimine le risque d’une agression militaire externe. Or, rien n’est plus faux. Militairement, l’Europe est d’une extrême vulnérabilité. Elle ne dispose ni d’une armée unifiée, ni d’une coordination stratégique. Or, une armée centralisée et cohérente peut battre un conglomérat d’armées, même bien plus nombreuses ou riches. Comparer les dépenses militaires de la Chine ou de la Russie, qui possèdent des structures unifiées, avec celles de l’Europe, fragmentée en 27 armées nationales, n’a tout simplement aucun sens. Même si, sur le papier, les capacités cumulées des États européens pourraient surpasser celles de la Russie, cela ne garantit en rien une dissuasion efficace. La dissuasion ne repose pas uniquement sur la capacité matérielle : elle repose sur la volonté d’agir. Pendant la guerre froide, la véritable garantie de sécurité de l’OTAN, ce n’était pas tant l’armement que la certitude d’une riposte massive des États-Unis en cas d’attaque. Aujourd’hui, cette garantie n’existe plus.
Le problème n’est pas seulement matériel. Il est culturel, politique, psychologique. Il repose sur l’absence d’une volonté collective de se défendre. Dans une grande partie des sociétés européennes, le lien entre citoyens et défense s’est délité. Même si l’Europe possède la richesse et les moyens industriels, encore faut-il que ses citoyens soient prêts à s’engager. Et ce n’est clairement pas l’impression qu’ils donnent.
Certains continuent à affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’augmenter les budgets de défense, ni de relancer la production d’armes. On se contente de dire qu’il faut envoyer à l’Ukraine ce que nous avons en stock (en effet, on y est encore très loin !), comme si ces réserves étaient inépuisables.
En Ukraine, environ 10 000 drones sont utilisés par jour. L’Europe n’a pas la capacité industrielle de les produire à ce rythme. Lors de la seconde offensive sur Kharkiv à la fin 2023, les Russes bénéficiaient d’un rapport de feu écrasant : 15 000 obus tirés par jour contre seulement 2 000 côté ukrainien. Ce n’est pas l’Europe qui a pu rétablir la situation, mais le président tchèque Petr Pavel, qui a dû trouver 800 000 obus hors d’Europe pour stabiliser le front en février 2024.
Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais l’essentiel n’est pas là. Les secteurs stratégiques nécessaires au fonctionnement des armées européennes dépendent presque entièrement des États-Unis : transport aérien, renseignement satellitaire, missiles à longue portée, défense aérienne… Si les États-Unis se retirent – ce qui semble inévitable – le système de défense de plusieurs pays européens devient complètement inopérant.
Finalement, il y a un autre effet pervers de ce refus de penser la puissance auquel je pense de plus en plus souvent : la délégation de la sécurité européenne à ses membres orientaux. Car si les pays d’Europe occidentale ne s’investissent ni dans leurs capacités de défense collective, ni dans une coordination stratégique à l’échelle du continent, ils externalisent de fait leur sécurité vers les Européens de l’Est. Ce sont alors l’Ukraine (si elle existera encore), la Pologne, les États baltes, la Finlande, la République tchèque ou la Roumanie qui doivent porter – seuls – le fardeau de la militarisation, de la mobilisation, de la mise en alerte permanente. Et pendant qu’ils assument concrètement cette charge, les sociétés de l’Ouest se permettent de les regarder de haut : comme des pays arriérées, obsédées par la guerre. Ce mépris, qu’on habille parfois de pacifisme ou d’universalisme abstrait, devient un abandon moral.
Il ne suffit pas de déplorer la montée des autoritarismes. Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que le monde dans lequel on vivait ici depuis 1945 – un monde encadré par la puissance américaine – n’existe plus. L’Europe risque de redevenir une fois de plus un terrain de jeu pour les puissances extérieures. Et vous n’allez pas l’aimer.
Il suffit de se rappeler : dans les années 1930, après l’horreur de la Première Guerre mondiale, les démocraties européennes ont choisi la voie du désarmement. Le pacte Briand-Kellogg de 1928 prétendait abolir la guerre. La Société des Nations multipliait les appels à la paix. Pendant ce temps, l’Allemagne nazie réarmait en toute impunité. En 1936, Hitler remilitarise la Rhénanie. L’armée française n’a pas bougé, paralysée par la peur d’un nouveau conflit. Quelques années plus tard, l’Europe sombrait à nouveau dans la guerre. Ce qu’on aurait pu arrêter à faible coût en 1936, on l’a payé dans le sang quelques années plus tard (Dois-je rappeler qui en a payé le prix le plus élevé ? Quel est ce pays qui a perdu un quart de sa population totale dans cette guerre ? Any thoughts ?).
L’Europe, comme tout projet libéral moderne, est traversée par une tension fondamentale. D’un côté, elle se veut garantir des protections contre l’arbitraire politique ; de l’autre, elle laisse souvent les individus sans défense contre l’arbitraire économique. Comme tout projet libéral moderne, il est pourri de l’intérieur. Mais ceux qui ont aujourd’hui la capacité et la volonté assumée de démembrer ce projet sont précisément les régimes où les citoyens ne sont protégés NI de l’oppression politique, NI de l’oppression économique. En théorie, on pourrait se réjouir de la perte de puissance relative de cette Europe. Mais dans les faits, cette perte ouvre un champ libre à des États qui ne se contentent pas d’être impérialistes ou capitalistes : ils sont aussi obscurantistes, autoritaires, et fondamentalement anti-universalistes. Dans un monde régi uniquement par de telles puissances, les chances de libération – sociale, politique, humaine – sont proches de zéro.
Il faut donc tenir ensemble deux exigences : assurer la survie structurelle de l’Europe en tant qu’espace démocratique et lutter de l’intérieur pour redéfinir son contenu politique, social et stratégique. Il ne s’agit pas de se rallier à ceux qui, au nom du libéralisme économique, ont sapé les fondements même de la souveraineté démocratique. Il s’agit de combattre leur culte néolibéral. Mais cela implique de ne jamais relativiser l’importance du cadre démocratique dans lequel ce combat peut encore avoir lieu, tout en lui donnant un contenu social concret.
HP.
Post d’Hanna Perekhoda du 16 avril 2025
Vivre dans un pays qui peut produire de l’armement, qui est protégé par des traités de sécurité collective, où la population ne ressent pas directement l’urgence de la crise de défense — et dire « il n’y a pas besoin d’investir dans la défense » — c’est un peu comme vivre dans un pays qui produit de la nourriture à grande échelle, et dire « on doit arrêter cette production agro-industrielle nocive pour l’écologie », parce que moi, j’ai mon potager bio.
Pendant ce temps, d’autres pays, qui dépendent de cette production pour leur survie immédiate, meurent de faim — ou, dans notre cas, meurent sous les bombes d’agresseurs. Mis en position de dépendance structurelle (horrible et injuste), dont ils ne peuvent pas sortir du jour au lendemain, ils comptent sur les livraisons, sur les soutiens.
Dans ce contexte, le refus de produire de l’armement (ou de la nourriture), au motif que cette production est régie par les logiques du marché, devient un luxe moral, un privilège de sécurité : celui de celles et ceux qui ne sont ni affamés, ni bombardés, mais qui peuvent s’autoriser des positions pures parce qu’ils vivent dans un espace protégé. Cela repose sur l’idée que, puisque moi je n’en ai pas besoin, alors personne ne devrait en avoir. Comme si la réalité des autres ne comptait pas.
Mais ce n’est pas parce qu’un système est pourri qu’on peut se permettre de le laisser tomber d’un coup, alors que d’autres en dépendent pour survivre. Au contraire : c’est précisément dans ces moments-là qu’il faut le reprendre en main, lui imposer des règles strictes, des objectifs collectifs, une direction politique claire.
Et là, la gauche a une responsabilité immense. Mais elle la fuit, et laisse ce système entre les mains de la droite autoritaire et néolibérale, qui l’instrumentalise pour ses propres intérêts.
Refuser de prendre des responsabilités parce qu’on n’est pas certain de tout gagner, c’est renoncer d’avance à tout changement réel. C’est choisir de rester dans l’opposition comme posture morale. Une posture qui n’a pas pour but de transformer le monde, mais de ne jamais avoir à se salir les mains. Un refus d’assumer les contradictions du réel, parce que cela suppose d’entrer dans la mêlée, de prendre le risque d’échouer.
Je me souviens qu’au début de l’invasion en 2022, des militants de gauche ukrainiens ont reçu un message venu d’Europe. Ce message disait, en substance : « Vous ne devriez pas vous battre. La Russie est trop puissante, vous allez perdre. Mieux vaut attendre, vous cacher, et ensuite faire une résistance clandestine. » Et surtout : « Puisque vous vous engagez dans l’armée d’un État bourgeois, on ne peut pas vous soutenir. »
En clair : si au lieu de s’engager dans l’armée régulière d’un État bourgeois, les Ukrainiens jetaient des pierres contre des soldats russes et mouraient dans l’impuissance, certains seraient sûrement plus « à l’aise » pour manifester en faveur de la « résistance du peuple ». Une position qui aime les causes perdues et les révoltes lointaines.
La politique, est-ce un théâtre où l’on joue le rôle du héros tragique ? Ou est-ce un champ où il faut faire des choix, prendre des risques, et accepter l’échec possible ?
Nous pouvons nous permettre de poser cette question parce que nous ne mourons pas de faim, ni sous les bombes. Ceux qui n’ont pas ce luxe ont, eux, deux options : prendre leurs responsabilités et agir face à une réalité imparfaite, ou fuir, et continuer de jouer le rôle du héros tragique, dans le confort de ceux qui ne sont jamais testés.
HP.
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