Le Pen, Sarkozy : il n’y a pas de « République des juges », mais des juges de la République

Le jugement Le Pen et les réquisitions du procès Sarkozy-Kadhafi ont en commun d’avoir libéré en quelques jours la parole déchaînée d’un populisme contre l’État de droit. En creux pointe un profond désir du retour des privilèges et de la fin de l’égalité devant la loi.

Fabrice Arfi

En France, le problème du narcotrafic, des cambriolages, du terrorisme, des violences physiques, ce sont les trafiquants de drogue, les cambrioleurs, les terroristes, les agresseurs… Mais pour les affaires d’atteintes à la probité, le problème, c’est la justice. Plus précisément celles et ceux qui la rendent au nom du peuple français, les magistrat·es. À en croire de très nombreux commentaires politiques et médiatiques depuis la condamnation pour détournements de fonds publics de Marine Le Pen, les juges seraient ainsi devenu·es des agent·es de déstabilisation démocratique.

Il s’agit d’une folie, qui cache un dessein politique profondément malsain et dangereux : un désir de retour des privilèges, qui avaient été abolis dans la nuit du 4 août 1789. Le meilleur baromètre de cette pathologie nationale est paradoxalement à trouver en dehors de nos frontières. Le prononcé du jugement du tribunal de Paris même pas encore terminé, le Kremlin de Vladimir Poutine, grand défenseur des libertés comme chacun·e le sait, faisait en effet savoir qu’il s’inquiétait d’une « violation des normes démocratiques en France » (défense de rire), quand l’autocrate hongrois, Viktor Orbán, postait sur le réseau social X un tendre « Je suis Marine » (défense de rire bis).

Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen au tribunal de Paris lors de leurs procès respectifs en 2025. © Photos Hugo Mathy / AFP et Alexis Jumeau / Abaca

Il va falloir s’y habituer tant la tendance est lourde. La France vit désormais, à l’intérieur de ses frontières, au rythme d’une internationale populiste, dont l’État de droit est une cible prioritaire, qui a déjà fait des ravages à l’extérieur : Trump aux États-Unis, Berlusconi en Italie, Bolsonaro au Brésil, Nétanyahou en Israël.

La France n’est évidemment pas immunisée. Ce qui est en train de se passer avec le jugement Le Pen, comme avec les réquisitions du Parquet national financier (PNF) la semaine dernière dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, est un test de résilience démocratique pour le pays. Rien de moins.

Mais le moment est orwellien. D’Éric Ciotti à Jean-Luc Mélenchon, en passant par le chef du gouvernement, François Bayrou, un cartel de l’impunité s’ébroue en « on » ou en « off » pour dire qu’un tribunal qui applique… la loi causerait un trouble à l’ordre démocratique. On en est là et il faut vraiment se frotter les yeux pour le croire. Qui vote la loi ? Pas les magistrat·es, mais la classe politique. D’où les élu·es tiennent-ils leur légitimité ? Du vote populaire. Celui-là même qui est agité par les procureurs politiques de la justice financière pour affirmer que lui seul doit sanctionner les dérives des élu·es.

Le réel et son double

Réalise-t-on l’extravagance – et la fausseté – d’une telle position et ce qu’elle implique ? En France, tout le monde est susceptible, s’il est reconnu coupable d’un délit, d’être interdit d’exercer son métier dès le jugement de première instance (ce qu’on appelle en droit une « exécution provisoire ») : un entrepreneur pour fraude à la TVA, un patron pour travail dissimulé, un kinésithérapeute pour agressions sexuelles, un anesthésiste pour vol de médicaments, un surveillant pénitentiaire pour violences, un huissier pour détournement de fonds, etc.

Mais les élu·es devraient, elles et eux, être par nature exclu·es du champ d’application de la loi, comme l’ont plaidé les avocats de Marine Le Pen durant le procès ? « La proposition de la défense de laisser le peuple souverain décider d’une hypothétique sanction dans les urnes revient à revendiquer un privilège ou une immunité qui découlerait du statut d’élu ou de candidat, en violation du principe d’égalité devant la loi », a expliqué en réponse la présidente du tribunal, Bénédicte de Perthuis, en rendant le jugement qui a condamné Marine Le Pen à quatre ans de prison (dont deux ferme) et cinq ans d’inéligibilité à effet immédiat.

La magistrate a fait œuvre de pédagogie en détaillant pendant près de trois heures les motivations de son jugement. Elle a d’abord mis en avant « la gravité des faits, leur caractère systématique, leur durée sur douze ans, et la qualité d’élus ». De fait, on parle d’un système organisé de détournements par le parti de Marine Le Pen de plus de 4 millions d’euros d’argent public, siphonnés des caisses du Parlement européen pour rémunérer des emplois fictifs du Rassemblement national. Mais il est vrai que la focalisation du débat sur l’exécution provisoire de la peine en ferait presque oublier le cœur de l’affaire.

Surtout, la présidente du tribunal a invoqué un risque de récidive évident au regard de l’attitude des prévenus durant l’enquête mais aussi à l’audience, au premier rang desquels Marine Le Pen, qui se sont retrouvés à nier des évidences élémentaires et à dénigrer l’autorité judiciaire, après en avoir fait de même avec la police. Ce qui ne manque pas de sel, soit dit en passant, venant d’un courant politique qui n’a que l’ordre à la bouche… Pire : Marine Le Pen n’était-elle pas celle qui, en 2013, dans la foulée de l’affaire Cahuzac, réclamait l’inéligibilité à vie à l’égard d’élus condamnés pour des atteintes à la probité, notamment le détournement de fonds publics ?

Le risque de trouble à l’ordre public étant patent, venant de personnes qui ne semblent pas avoir saisi la gravité des actes commis, le tribunal a donc estimé qu’une exécution provisoire était indispensable, sans méconnaître les conséquences sur la vie publique de celle-ci. Mais la faute à qui : à la justice qui applique une disposition légale ou aux prévenus qui ont commis un délit ?

Scène cocasse : la personne qui a involontairement donné le plus raison à la présidente Bénédicte de Perthuis est… Marine Le Pen, qui a cru pouvoir quitter le tribunal avant même la fin du prononcé du jugement, ayant compris qu’elle ne couperait pas à une condamnation assortie d’une inéligibilité immédiate. Classe.

Au fond, qu’une partie d’un monde politique qui a plus le souci de ses privilèges que de l’intérêt général réagisse ainsi, c’était (malheureusement) prévisible. Ce qui l’est moins – encore que –, c’est la faillite médiatique qui entoure depuis si longtemps en France la chronique des affaires. Celles-ci ne sont pratiquement jamais vues comme le fruit d’une délinquance qui ravage les fondements d’une société organisée, mais comme un jeu de balltrap entre des Torquemada judiciaires et des politiques victimes d’une prétendue « République des juges ».

Dans le genre, les réquisitions du PNF dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, au terme desquelles le ministère public a réclamé sept ans de prison ferme contre l’ancien président, ont donné lieu à une chorégraphie affligeante sur les plateaux de télévision.

Le summum a été atteint par la chaîne LCI qui, au lendemain du réquisitoire, a organisé une discussion sur le thème « Les juges font-ils de la politique ? », avec, pour en débattre, le fils du principal prévenu, Louis Sarkozy, qui se trouve être en plus le filleul du propriétaire de la chaîne, Martin Bouygues.

La réalité n’a aucune importance. Il n’y a que la perception qui compte.

Confidence d’un proche de Nicolas Sarkozy à l’écrivaine Yasmina Reza, en 2007

Dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, comme hier avec l’affaire Le Pen, l’argument d’un dossier « vide » et « sans preuve » a été répété ad nauseam par des éditorialistes politiques qui n’ont pas mis un orteil au procès, mais n’ont pas de problème à venir donner des leçons de maintien pour dire ce qu’il faut penser du travail des procureur·es.

Personne ne peut dire ce que décidera (probablement après l’été) le tribunal dans l’affaire Sarkozy-Kadhafi, mais quiconque a assisté au procès sait que le dossier est tout sauf vide. Il suffit pour s’en convaincre de lire les comptes rendus du réquisitoire du PNF, réalisés par des journalistes qui ont assisté à toutes les audiences.

Commençons par un journal que l’on peut difficilement taxer d’anti-sarkozysme primaire, Le Figaro. Il a estimé que « l’argumentation du parquet a été, dans l’ensemble, dévastatrice », ajoutant : « Dopés par la médiocre crédibilité d’une grande partie des déclarations des prévenus, les trois procureurs ont bâti une accusation redoutable. »

Le Monde a pour sa part qualifié la « démonstration » du parquet de « lourde, charpentée, minutieuse »Le Nouvel Obs a évoqué « trois journées de réquisitions implacables » quand son concurrent Marianne titrait sur « un réquisitoire accablant ».

Page 44 de son livre L’Aube le soir ou la nuit (Flammarion), chronique de l’élection présidentielle de 2007, l’écrivaine Yasmina Reza avait relaté cette confidence de Laurent Solly, alors directeur adjoint de la campagne du futur président de la République : « Quelques jours plus tard, le même Laurent me dira, la réalité n’a aucune importance. Il n’y a que la perception qui compte. » 

Nous y sommes.

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