
Je soutiens totalement ce positionnement de Hanna Perekhoda sur la question de la nécessité d’une défense européenne à la hauteur des dangers qui se précisent sur elle depuis la guerre que subit Ukraine, en fait aussi, en seconde ligne, depuis les pays de l’Europe de l’Est, tous menacés par la volonté du néofascisme russe de les forcer à réintégrer, par expansion impérialiste, le giron de l’ex URSS stalinienne ! Sans parler des menaces pesant sur la Finlande ou la Suède, etc…
Je vois, dans les cercles de gauche en Europe occidentale, une opposition de principe à tout renforcement des capacités militaires européennes. L’argument est clair : l’Europe serait une puissance impérialiste, et il serait donc moralement inacceptable qu’elle se réarme. Le rôle actuel de la France au Congo, par exemple, en est une illustration. Cette réalité horrible nourrit un ressentiment légitime dans de nombreuses régions du monde, et témoigne d’un aveuglement persistant de la plupart des Européennes.
Cette idée mérite d’être entendue, mais elle masque une contradiction dangereuse. Car elle conduit implicitement à penser qu’en raison de sa puissance économique, l’Europe jouit également d’une puissance militaire, ce qui élimine le risque d’une agression militaire externe. Or, rien n’est plus faux. Militairement, l’Europe est d’une extrême vulnérabilité. Elle ne dispose ni d’une armée unifiée, ni d’une coordination stratégique. Or, une armée centralisée et cohérente peut battre un conglomérat d’armées, même bien plus nombreuses ou riches. Comparer les dépenses militaires de la Chine ou de la Russie, qui possèdent des structures unifiées, avec celles de l’Europe, fragmentée en 27 armées nationales, n’a tout simplement aucun sens. Même si, sur le papier, les capacités cumulées des États européens pourraient surpasser celles de la Russie, cela ne garantit en rien une dissuasion efficace. La dissuasion ne repose pas uniquement sur la capacité matérielle : elle repose sur la volonté d’agir. Pendant la guerre froide, la véritable garantie de sécurité de l’OTAN, ce n’était pas tant l’armement que la certitude d’une riposte massive des États-Unis en cas d’attaque. Aujourd’hui, cette garantie n’existe plus.
Le problème n’est pas seulement matériel. Il est culturel, politique, psychologique. Il repose sur l’absence d’une volonté collective de se défendre. Dans une grande partie des sociétés européennes, le lien entre citoyens et défense s’est délité. Même si l’Europe possède la richesse et les moyens industriels, encore faut-il que ses citoyens soient prêts à s’engager. Et ce n’est clairement pas l’impression qu’ils donnent.
Certains continuent à affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’augmenter les budgets de défense, ni de relancer la production d’armes. On se contente de dire qu’il faut envoyer à l’Ukraine ce que nous avons en stock (en effet, on y est encore très loin !), comme si ces réserves étaient inépuisables.
En Ukraine, environ 10 000 drones sont utilisés par jour. L’Europe n’a pas la capacité industrielle de les produire à ce rythme. Lors de la seconde offensive sur Kharkiv à la fin 2023, les Russes bénéficiaient d’un rapport de feu écrasant : 15 000 obus tirés par jour contre seulement 2 000 côté ukrainien. Ce n’est pas l’Europe qui a pu rétablir la situation, mais le président tchèque Petr Pavel, qui a dû trouver 800 000 obus hors d’Europe pour stabiliser le front en février 2024.
Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais l’essentiel n’est pas là. Les secteurs stratégiques nécessaires au fonctionnement des armées européennes dépendent presque entièrement des États-Unis : transport aérien, renseignement satellitaire, missiles à longue portée, défense aérienne… Si les États-Unis se retirent – ce qui semble inévitable – le système de défense de plusieurs pays européens devient complètement inopérant.
Finalement, il y a un autre effet pervers de ce refus de penser la puissance auquel je pense de plus en plus souvent : la délégation de la sécurité européenne à ses membres orientaux. Car si les pays d’Europe occidentale ne s’investissent ni dans leurs capacités de défense collective, ni dans une coordination stratégique à l’échelle du continent, ils externalisent de fait leur sécurité vers les Européens de l’Est. Ce sont alors l’Ukraine (si elle existera encore), la Pologne, les États baltes, la Finlande, la République tchèque ou la Roumanie qui doivent porter – seuls – le fardeau de la militarisation, de la mobilisation, de la mise en alerte permanente. Et pendant qu’ils assument concrètement cette charge, les sociétés de l’Ouest se permettent de les regarder de haut : comme des pays arriérées, obsédées par la guerre. Ce mépris, qu’on habille parfois de pacifisme ou d’universalisme abstrait, devient un abandon moral.
Il ne suffit pas de déplorer la montée des autoritarismes. Il faut avoir l’honnêteté de reconnaître que le monde dans lequel on vivait ici depuis 1945 – un monde encadré par la puissance américaine – n’existe plus. L’Europe risque de redevenir une fois de plus un terrain de jeu pour les puissances extérieures. Et vous n’allez pas l’aimer.
Il suffit de se rappeler : dans les années 1930, après l’horreur de la Première Guerre mondiale, les démocraties européennes ont choisi la voie du désarmement. Le pacte Briand-Kellogg de 1928 prétendait abolir la guerre. La Société des Nations multipliait les appels à la paix. Pendant ce temps, l’Allemagne nazie réarmait en toute impunité. En 1936, Hitler remilitarise la Rhénanie. L’armée française n’a pas bougé, paralysée par la peur d’un nouveau conflit. Quelques années plus tard, l’Europe sombrait à nouveau dans la guerre. Ce qu’on aurait pu arrêter à faible coût en 1936, on l’a payé dans le sang quelques années plus tard (Dois-je rappeler qui en a payé le prix le plus élevé ? Quel est ce pays qui a perdu un quart de sa population totale dans cette guerre ? Any thoughts ?).
L’Europe, comme tout projet libéral moderne, est traversée par une tension fondamentale. D’un côté, elle se veut garantir des protections contre l’arbitraire politique ; de l’autre, elle laisse souvent les individus sans défense contre l’arbitraire économique. Comme tout projet libéral moderne, il est pourri de l’intérieur. Mais ceux qui ont aujourd’hui la capacité et la volonté assumée de démembrer ce projet sont précisément les régimes où les citoyens ne sont protégés NI de l’oppression politique, NI de l’oppression économique. En théorie, on pourrait se réjouir de la perte de puissance relative de cette Europe. Mais dans les faits, cette perte ouvre un champ libre à des États qui ne se contentent pas d’être impérialistes ou capitalistes : ils sont aussi obscurantistes, autoritaires, et fondamentalement anti-universalistes. Dans un monde régi uniquement par de telles puissances, les chances de libération – sociale, politique, humaine – sont proches de zéro.
Il faut donc tenir ensemble deux exigences : assurer la survie structurelle de l’Europe en tant qu’espace démocratique et lutter de l’intérieur pour redéfinir son contenu politique, social et stratégique. Il ne s’agit pas de se rallier à ceux qui, au nom du libéralisme économique, ont sapé les fondements même de la souveraineté démocratique. Il s’agit de combattre leur culte néolibéral. Mais cela implique de ne jamais relativiser l’importance du cadre démocratique dans lequel ce combat peut encore avoir lieu, tout en lui donnant un contenu social concret.
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