

« Les luttes locales peuvent nourrir des alliances insoupçonnées » en réponse au fascisme qui monte, affirme le bédéaste Alessandro Pignocchi. Il vient de publier « Perspectives terrestres ».
Tisser des alliances avec les non-humains est une stratégie qui gagne du terrain dans les luttes : creuser des mares ou poser des nichoirs pour attirer des espèces protégées dans une forêt menacée et ainsi mieux la défendre, faire de l’outarde le symbole de la lutte antibassines pour fédérer largement, défendre les jardins d’Aubervilliers comme outil d’autonomie alimentaire et de bien-être social…
Cette dynamique est au cœur de la thèse de Perspectives terrestres — Scénario pour une émancipation écologiste (éd. du Seuil, 2025), d’Alessandro Pignocchi. Ancien chercheur en sciences cognitives et philosophie, aujourd’hui auteur au croisement de l’anthropologie et des luttes écologiques, il invite dans cet ouvrage à placer nos relations au vivant et notre rapport au territoire local au cœur du conflit politique. Ces nouvelles alliances, entre humains, et avec les plantes, animaux et milieux de vie, pourraient être pourvoyeuses d’affects aussi joyeux que subversifs, écrit-il.
Cet essai enthousiasmant, entrecoupé de planches de BD hilarantes, ouvre une brèche dans le marasme ambiant et propose une voie pour abattre le capitalisme. Actant l’échec historique du scénario révolutionnaire comme de l’approche réformiste, l’auteur dessine un chemin hybride partant des luttes locales, nourri des traditions anarchistes et municipalistes libertaires.
Reporterre — Fascisation du débat public, expansion mondiale de l’autoritarisme, offensive réactionnaire anti-écologique… Vu le contexte, pourquoi avez-vous choisi de partir de la pensée du vivant pour alimenter l’espoir ?
Alessandro Pignocchi — L’hypothèse est certes audacieuse, il n’est pas évident de trouver des sources d’optimisme aujourd’hui. Face à nous, les projets politiques du fascisme ou du libéralisme autoritaire captent des affects humains de manière extrêmement efficace : alimenter le désir de consommation et jouer sur la joie mauvaise d’opprimer des minorités présentées comme menaçantes sont des ressorts très puissants.
Il faut bien sûr continuer à faire une critique rationnelle de ces projets et de leurs écueils mais être « contre » ne peut pas suffire. Éviter le pire ou atténuer la catastrophe n’est pas un projet politique : il faut aussi offrir un horizon enthousiasmant, activer des intensités de vie, des joies nouvelles.
Mon pari anthropologique part du constat que dans l’histoire humaine, il y a toujours eu des affects très fondamentaux d’attachement aux non-humains, aux territoires nourriciers, aux milieux de vie, qui eux-mêmes conditionnaient les liens entre humains. Tout cet espace affectif a été nié et effacé par la modernité au profit d’un utilitarisme marchand. Ces liens étaient pourtant un nutriment fondamental pour l’esprit humain.

Un projet politique qui propose de rouvrir cette trappe doit pouvoir, si l’on s’y prend bien, créer une puissance désirante et entraîner une adhésion forte à la hauteur des enjeux.
La gauche a souvent méprisé ces attachements territoriaux. Et lorsqu’elle s’y intéresse, les amalgames avec les discours d’extrême droite ne sont jamais bien loin…
La gauche internationaliste a été prise dans la matrice productiviste et dans la dénonciation des liens au local comme autant de facteurs d’aliénation. Et c’est vrai que les liens traditionnels communautaires, villageois ou familiaux pouvaient être oppressants ou aliénants. Ils ont été remplacés par la promesse moderne d’émancipation par la hausse du niveau de vie matériel. Sauf que cette promesse bat de l’aile : elle n’a pas réellement émancipé les individus, et est responsable de la crise écologique et de l’assèchement affectif du monde.
En face, le projet fasciste propose un retour au local réactionnaire. C’est un sucre rapide mental, qui apporte une satisfaction immédiate très forte en jouant sur des schémas faciles. Il faut réussir à proposer un retour au local, mais antagoniste à la vision réactionnaire, qui permette de renouer des liens qui ne soient pas excluants ni identitaires mais au contraire inclusifs, mouvants, débarrassés des rapports de domination.
Tisser des liens et des affects avec les territoires et les vivants non-humains s’inscrit dans ce que vous appelez les « perspectives terrestres ». Cette approche peut-elle devenir populaire et éviter l’accusation d’être une « écologie bourgeoise » déconnectée des souffrances des gens ?
L’ancrage dans le local peut au contraire nourrir des alliances insoupçonnées entre groupes sociaux. Les luttes territoriales sont particulièrement propices à réveiller des affects, lorsque le lieu où l’on a grandi se retrouve menacé. Des personnes qui, dans la matrice capitaliste, ne s’entendent pas du tout, se rendent soudainement compte qu’elles partagent beaucoup plus de désirs et de dépendances qu’elles ne le pensaient.
On a vu, lors du mouvement des Gilets jaunes, des scènes de fraternisation très fortes entre groupes qui ne se seraient jamais parlé autrement. Vous avez vous-mêmes raconté, à Reporterre, comment des chasseurs et des naturalistes se sont intensément rapprochés pour protéger une forêt dans le Jura.

Les antagonismes entre néoruraux et habitants « historiques », entre Blancs et racisés, entre chasseurs et écologistes, basés sur des critères superficiels de goût et d’apparence, prennent facilement, mais sont sans rapport avec les intérêts réels. Ils sont, bien sûr, instrumentalisés par le pouvoir.
Ensuite, c’est par le désir d’autonomie et la joie de remettre la main sur son destin collectif que l’on peut fédérer largement, aussi bien dans les banlieues racisées que dans les territoires ruraux. Reprendre en main ce dont on dépend au quotidien, pour sa subsistance, expérimenter l’autonomie, se reconnecter affectivement au territoire, cela procure une joie beaucoup plus pleine et durable que les pulsions sur lesquelles jouent les fascistes et les capitalistes.
Lire aussi : Geneviève Pruvost : « Nous pouvons reproduire des sociétés autogérées »
Le problème, c’est qu’il faut pouvoir éprouver, même à l’état d’ébauche, cette réappropriation et les joies qui l’accompagnent pour désirer l’étendre. Or, les espaces qui permettent cette expérience sont bien rares. Nous avons été si parfaitement dépossédés que nous ne parvenons plus même à désirer la réappropriation.
Vous écrivez que ces autonomies territoriales peuvent être une clé pour renverser le capitalisme. Mais de tels territoires anarchistes fédérés entre eux ne seraient-ils pas immédiatement balayés par la répression étatique ?
L’hypothèse optimiste que je fais est que des alliances peuvent se nouer entre des luttes populaires territorialisées et des structures de pouvoir instituées. Certainement pas avec les sociopathes radicalisés au sommet de l’État mais dans les couches intermédiaires des institutions : mairies, corps intermédiaires de l’État, ONG, entreprises… Il existe de vastes zones dans lesquelles des individus vivent très mal l’évolution politique fascisante et la situation écologique, même s’ils appartiennent encore aux classes dominantes. Il est possible que l’émergence de territoires autonomes en lutte bénéficie de la bienveillance ou de la protection d’une partie des élites et fonctionnaires.
La cohabitation relativement pacifiée entre États et territoires autonomes a été la norme ces derniers millénaires. Cela ne fait que deux siècles que l’État a construit son hégémonie territoriale. Le retour d’une telle cohabitation n’est donc pas impensable, et ne laisserait pas l’État inchangé : de multiples interactions et mouvements d’individus transformeraient l’État et permettraient petit à petit de reprendre la main collectivement sur certaines institutions étatiques.
« La composante émeutière est toujours nécessaire pour faire peur aux dominants »
Cette stratégie ne serait bien sûr pas suffisante à elle seule. La composante émeutière est toujours nécessaire pour faire peur aux dominants mais elle ne peut non plus se suffire à elle-même. Elle est un ingrédient nécessaire du rapport de force.
Un facteur qui met à mal votre optimiste est le retour de la guerre en Europe et de sa propagande : celle-ci tend aussi à renforcer la puissance et le contrôle de l’État…
On voit en effet comment le capitalisme, comme à son habitude lorsqu’il entre en crise, utilise les projets guerriers pour renforcer son autoritarisme. La manière dont on nous explique qu’il va falloir renoncer à nos acquis sociaux pour financer la guerre est à ce titre caricaturale.
D’une manière plus générale, on constate qu’on est définitivement sortis de l’ère sociale-démocrate : les grandes ONG se rendent bien compte qu’elles n’obtiennent quasiment plus rien par le seul plaidoyer. Il n’y a plus de compromis possible avec une classe dominante qui s’est radicalisée pour se protéger des crises politiques et écologiques à venir, qu’elle a elle-même provoquées.

L’avantage du scénario que je défends, c’est qu’il sera utile quelle que soit l’évolution de la situation. Ce ne sera jamais une mauvaise idée d’étendre les réseaux de solidarité, de tisser des liens entre les luttes, de construire et fédérer des territoires autonomes. Ces affects dormants, y compris chez les classes populaires, étaient vivaces encore récemment et doivent donc pouvoir être réactivés.
Renouer des liens, entre humains et avec les non-humains, s’attacher affectivement aux milieux de vie, ne peut qu’embellir et ajouter de l’épaisseur joyeuse aux luttes, à la résistance quotidienne, et nous prépare à mieux affronter les temps qui s’annoncent.
![]() |
Perspectives terrestres — Scénario pour une émancipation écologiste, d’Alessandro Pignocchi, aux éditions Seuil, avril 2025, 192 p., 19,50 euros. |
Poster un Commentaire