« Les aigles de plateaux » dépècent le peuple palestinien. Sans vergogne

France. Dans les médias, la Palestine sans les Palestiniens

Si le génocide à Gaza a remis la Palestine en Une des médias français, il n’en est pas de même des chercheurs palestiniens qui se sont spécialisés dans l’étude de leur pays, et que l’on peut à juste titre considérer comme particulièrement légitimes sur le sujet. Est-ce faute de se faire inviter ? Ou sont-ils particulièrement réticents ? La réponse est complexe.
Dia Azzawi, Bilad al-Sawad, Triptyque, 1994-95.
© Dia Azzawi

— Bonjour Monsieur, êtes-vous disponible pour venir sur notre plateau ce soir, l’émission sera consacrée à Gaza, et nous avons besoin d’une voix palestinienne.
— Mais je ne suis pas Palestinien.
— Oui, oui, on le sait… Mais vous les défendez.

Cette anecdote vécue par l’un des auteurs illustre à elle seule le phénomène d’invisibilisation dans une large partie des médias des voix palestiniennes, en particulier des chercheurs et universitaires. Si la seule hiérarchie qui puisse exister entre spécialistes doit reposer sur la qualité de la production scientifique et la capacité à diffuser ces savoirs, alors les experts palestiniens devraient logiquement être des intervenants de premier plan pour parler de la Palestine, grâce à leur accès direct à la langue, à la culture et aux spécificités de l’espace géographique. Est-ce les médias qui délibérément ne donnent pas la parole à ces voix ou ces dernières préfèrent-elles rester éloignées des micros ?

Si nous sommes parvenus à plusieurs conclusions, au gré d’échanges avec des journalistes, d’expériences dans les médias et de réflexions collectives entre chercheurs, nous avons aussi souhaité questionner nos collègues chercheurs palestiniens spécialisés sur leur pays, issus de différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Ils sont les premiers concernés par cette réalité qui les exclut de fait du débat public. Ils ont souhaité conserver l’anonymat. Nous les appellerons donc Samer, Maysar, Marwan et Lina.

Entre parti pris et dépendance

Le temps médiatique n’est pas celui de la recherche scientifique. Là où au sein de cette dernière se multiplient articles, évènements et publications appréhendant les rapports Palestine-Israël sous l’angle de la domination coloniale et du régime d’apartheid, le champ médiatique à large diffusion reste façonné par un imaginaire plaçant Israéliens et Palestiniens face à face, dans un conflit classique entre deux nations pour un même territoire. À ce premier écueil s’ajoutent deux partis-pris.

D’abord, les rédactions de ces médias projettent sur l’espace proche-oriental leur propre grille de lecture et leur narratif. Israël est invariablement perçu comme une démocratie, le plaçant dans le camp d’un monde libre occidentalo-centré. À l’inverse, les Palestiniens représenteraient un « Orient menaçant » et générateur, par essence, de terrorisme. Une telle approche masque toutes les réalités que le champ scientifique ou un journalisme d’analyse — et généralement indépendant — mobilise pour rendre les rapports de domination intelligibles.

Ensuite, ces mêmes rédactions ne sont pas imperméables aux idées diffusées dans la société. Néo-conservatisme, néo-colonialisme, atlantisme, islamophobie, choc des civilisations : ces positionnements sont fortement représentés au sein du champ politique comprenant les décideurs, et par conséquent parmi les journalistes. Ces éléments doivent par ailleurs être mis en relation avec la dépendance de ces médias1 à large diffusion au monde financier et industriel, lui-même particulièrement imprégné des courants de pensée mentionnés plus haut. Ces espaces de diffusion de l’information fonctionnent donc en vase clos, convergent sur leur manière d’appréhender les sujets, et recrutent des journalistes dans le but de bénéficier d’un relais et d’une défense de cette vision du monde.

Éviter les pièges

De leur côté, les chercheurs palestiniens interrogés comprennent l’importance d’apporter un autre discours, à condition d’avoir du temps pour pouvoir l’exprimer. Lina explique refuser d’être assignée et invitée uniquement « en tant que Palestinienne » plutôt que sur son champ d’expertise scientifique. Selon Samer, il semble en France « impossible de marier les genres. On ne peut pas être à la fois Arabe et Français, ou Palestinien et chercheur ».

Cette précaution face aux sollicitations médiatiques en fonction de la nature de l’émission et du sujet abordé vise aussi, d’après les témoignages recueillis, à éviter deux pièges. Le premier serait d’être perçu comme « militant », en cherchant inlassablement sur l’ensemble des sujets à défendre la cause palestinienne. Le second, lié au premier, est de devenir un « représentant » officieux des Palestiniens dans les médias. Une responsabilité qu’aucun chercheur interrogé ne dit vouloir endosser. Se joue aussi la crédibilité de la parole qui, si elle est définie comme palestinienne, serait nécessairement partisane ou biaisée. Pour Marwan, ce sentiment explique aussi son refus d’intervenir dans les médias :

J’ai souvent l’impression que mes propos ne sont pas perçus comme légitimes, ou du moins qu’ils sont immédiatement enfermés dans une lecture partisane. Pourtant, mon approche est avant tout juridique : je ne cherche pas à représenter qui que ce soit, mais à mener une réflexion en droit international, tout en expliquant les dynamiques politiques, sociales et économiques en Palestine, ainsi que la réalité du quotidien là-bas.

Plusieurs témoignent de ce dilemme moral face aux sollicitations : « Si j’accepte, le journaliste va-t-il prendre ça pour une forme d’approbation de leur couverture médiatique ? » Se pose alors la question de l’intérêt d’aller sur un plateau et du discours à y tenir. Lina dit se sentir « dépassée par la couverture médiatique ».

Tu reçois des messages de journalistes te demandant d’intervenir pour « décortiquer ce qu’il reste du Hamas ou de l’Autorité palestinienne, etc. » En comparaison à ce que nous vivons, c’est tristement ridicule. […] Donc que dire en arrivant sur un plateau ? « Pitié, ayez un peu de considération pour un peuple qui se fait massacrer tous les jours, jour et nuit » ?

« Condamnez-vous le Hamas ? »

Après le 7 octobre 2023, ce malaise se serait accentué avec des questions récurrentes adressées aux Palestiniens ou à ceux désignés comme leur porte-parole « officieux » : « Condamnez-vous les attaques du 7 octobre ? Le Hamas ? Résistance ou terrorisme ? » C’est le constat d’un des chercheurs palestiniens, qui s’est senti immédiatement sommé de se justifier plutôt que de pouvoir réellement exposer une analyse approfondie. Le temps dévolu à vérifier la sincérité de l’intervenant sur sa condamnation du Hamas, la légitimité à employer tel terme ou telle expression, participe à un cadrage médiatique qui réduit le temps accordé à ce qui est essentiel : « Qu’est-ce qui est à l’origine de tout cela et comment en est-on arrivé là ? » Maysar, une autre chercheuse, parle d’une « boucle discursive qui vise à détourner l’attention du génocide ».

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