La cheffe du parquet national financier aurait renseigné le clan Gaudin sur ses affaires

ENQUÊTE

le 26 Juin 2020

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Cette enquête révèle le contenu d’écoutes et de rapports de synthèse de la gendarmerie qui mettent gravement en cause l’ex-patronne du PNF, Éliane Houlette, quand elle était en fonction. Les faits avaient provoqué une demande d’enquête pénale par le parquet général de Paris pour « trafic d’influence », « prise illégale d’intérêts » et « violation du secret » visant la célèbre magistrate. Depuis, les investigations semblent s’enliser. Marsactu vous donne à lire ici l’intégralité de l’enquête de notre partenaire.

C’est une affaire explosive pour la justice française. Figure judiciaire de la lutte anti-corruption, première patronne du Parquet national financier (PNF) de 2013 à 2019, l’ex-procureure Éliane Houlette a-t-elle une face cachée ? La célèbre magistrate est directement mise en cause par une série d’écoutes téléphoniques qui révèlent de troubles pratiques du temps où elle dirigeait le PNF, en lien avec un dossier de malversations présumées à la mairie de Marseille dont son parquet avait la charge, selon une enquête de Mediapart.

Les faits mis au jour se sont retrouvés au cœur de deux rapports de synthèse très embarrassants de la Section de recherches (SR) de la gendarmerie de Marseille. Ceux-ci ont été à l’origine, en juin 2019, d’une saisie de la Chancellerie par le parquet général de Paris en vue d’une éventuelle procédure disciplinaire, puis, un mois plus tard, d’une instruction du même parquet général en faveur de l’ouverture d’une enquête pénale visant Éliane Houlette pour « trafic d’influence », « prise illégale d’intérêts » et « violation du secret ».

Les rapports des gendarmes de Marseille, dont Mediapart a pu prendre connaissance, pointent des fuites sur des procédures en cours en faveur de mis en cause – en l’occurrence, le premier cercle du maire de Marseille Jean-Claude Gaudin (LR) –, mais aussi de possibles arrangements secrets avec la procureure pour tenter de circonscrire les enquêtes en question, susceptibles, de fait, de porter un sévère coup judiciaire au maire lui-même, ainsi qu’à son plus proche collaborateur.

« Ces agissements pourraient donc être susceptibles de matérialiser l’infraction de trafic d’influence », écrivaient d’ailleurs les gendarmes de Marseille en conclusion d’un rapport de synthèse du 12 juillet 2019 consacré à Éliane Houlette.

Mais depuis l’ouverture d’une enquête préliminaire en septembre, il y a donc près d’un an, les investigations voguent discrètement de juridiction en juridiction, de Paris à Nanterre, sans que le dossier ne semble s’épaissir beaucoup. « C’est LA vraie patate chaude pour la justice », commente, sous couvert d’anonymat, en raison de la confidentialité des enquêtes, une source informée du dossier.

Cette affaire permet d’ores et déjà de mieux contextualiser la récente polémique suscitée par des déclarations d’Éliane Houlette devant l’Assemblée nationale, à la faveur desquelles l’ex-patronne du PNF a dénoncé de supposées « pressions » subies dans le cadre de l’enquête Fillon de la part de sa supérieure hiérarchique, la procureure générale de Paris Catherine Champrenault. Autrement dit, celle-là même qui a déclenché il y a un an une enquête judiciaire très gênante visant Éliane Houlette.

Mais aujourd’hui, c’est bien un possible scandale Houlette qui paraît le plus embarrassant pour le PNF. C’est en tout cas ce qui ressort des écoutes marseillaises, de leurs synthèses et de l’avis de plusieurs sources judiciaires informées du dossier.

I. « L’AMIE » ÉTAIT… LA PROCUREURE

L’histoire marseillaise commence à l’automne 2017, lorsque le PNF reprend une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Marseille sur le travail présumé fictif d’agents de la mairie. Tout est parti d’un système de faux pointages mis en place au Samu social de la ville de Marseille, permettant à certains employés de gonfler le total de leurs heures travaillées.

Au fil des investigations, confiées aux gendarmes, il est apparu que des pratiques similaires sont en vigueur dans d’autres services. D’où le transfert du dossier au PNF, qui diligente plusieurs perquisitions à partir de janvier 2018 (lire notre enquête commune avec Mediapart). Plusieurs tauliers de la mairie sont alors interrogés par les enquêteurs, dont le maire Jean-Claude Gaudin et son directeur de cabinet Claude Bertrand en juillet.

À l’automne 2018, l’enquête est quasiment bouclée. Le 28 septembre 2018, les gendarmes de la SR se rendent à Paris pour une réunion de travail au PNF.

Les enquêteurs expliquent que lors de la perquisition à la mairie, ils ont découvert une nouvelle affaire : le premier cercle de Jean-Claude Gaudin, soit une quinzaine de personnes, profiterait d’emplois illégaux, car ils ont dépassé la limite d’âge fixée par le Code de la fonction publique. Des soupçons d’emplois fictifs se font également jour, notamment au sujet du directeur de cabinet Claude Bertrand, qui n’aurait que peu travaillé dans le cadre de son second poste en tant qu’attaché parlementaire de Jean-Claude Gaudin au Sénat.

Fin novembre 2018, le PNF ouvre donc une seconde enquête préliminaire, cette fois pour «détournement de fonds publics », surnommée « l’affaire des emplois âgés ».

Le 14 mai 2019, le PNF déclenche une nouvelle vague de perquisitions à la mairie. Le site Marsactu révèle qu’il s’agit de soupçons sur les emplois de la « vieille garde » que forme le premier cercle du maire, et que Claude Bertrand, le directeur de cabinet, dont l’influence est totale au sein de la municipalité, est personnellement soupçonné d’occuper un emploi illégal.

À la mairie de Marseille, c’est la panique. Avec l’apparition du nom de Bertrand dans la presse, le clan Gaudin se sent directement menacé, et redoute que l’enquête mouille le maire en personne.

Le clan Gaudin a raison. Dans un rapport de synthèse, les gendarmes finiront par écrire que leur enquête a permis d’« établir » la « connaissance » des faits délictueux par le maire en personne. « Ces situations [d’emplois illégaux – ndlr] sont la conséquence d’engagements pris par l’ordonnateur en la personne de M. Jean-Claude Gaudin en sa qualité de maire », écrivent les gendarmes, qui parlent d’un « préjudice substantiel » pour la collectivité locale et pointent le rôle central du directeur de cabinet de Gaudin, «particulièrement impliqué ».

Mais dans l’entourage du maire, personne n’en sait rien à ce stade. Il manque cruellement d’informations : les deux enquêtes étant préliminaires – c’est-à-dire sous la seule direction du parquet –, les avocats n’ont pas accès au dossier.

Les plus proches collaborateurs du maire comptent justement sur un avocat chevronné, le pénaliste marseillais Jean-Jacques Campana. Il est le conseil de Claude Bertrand. Il s’entretient régulièrement au téléphone avec un autre cadre cité dans les deux affaires : le directeur général adjoint, Jean-Pierre Chanal. Au téléphone, il appelle Me Campana « toi, notre avocat ». Celui d’un homme, mais aussi de tout un clan.

Jean-Pierre Chanal a été placé sur écoute par les enquêteurs, qui vont enchaîner les découvertes stupéfiantes.

Le 17 mai 2019, à minuit et demi, Me Campana appelle Chanal. Lequel téléphone le lendemain matin, à 9 h 19, à Claude Bertrand pour lui raconter la conversation. L’avocat lui a dit avoir rendez-vous le jour même, à 16 h 30, dans le bureau d’une mystérieuse « amie », afin de « regarder ensemble les pages du document ». Chanal ajoute que l’avocat leur rendra compte « ce soir », une fois rentré à Marseille.

Le directeur de cabinet du maire s’inquiète de la portée des derniers événements, probablement les perquisitions menées cinq jours plus tôt. Jean-Pierre Chanal le rassure : la source de Me Campana lui a « dit » que la nouvelle procédure judiciaire ne serait qu’une « incidente », qui ne change rien au « schéma » général.

Les gendarmes qui écoutent la conversation l’ignorent encore à ce stade, mais l’« amie » du pénaliste Jean-Jacques Campana n’est autre que la patronne du PNF, Éliane Houlette.

La magistrate et l’avocat sont bien amis. Et Mediapart a pu vérifier qu’Éliane Houlette a bien reçu Jean-Jacques Campana en secret, le 17 mai 2019, dans son bureau du PNF, rue des Italiens à Paris, sans qu’aucun autre magistrat n’en soit informé.

Contactée par Mediapart, l’ex-procureure Éliane Houlette (aujourd’hui membre de l’Autorité nationale des jeux) a refusé de répondre à la moindre de nos questions. « Madame Houlette suit mon conseil qui est de ne pas répondre à des questions qui me sont apparues si saugrenues qu’elles en deviennent humiliantes », s’est contenté de faire savoir son avocat, Me Jean-Pierre Versini-Campinchi.

II. L’OBJECTIF ? CONNAÎTRE LE CONTENU DES DOSSIERS

Une semaine après ce rendez-vous, les collaborateurs de Jean-Claude Gaudin élaborent un plan. Ils sont sous pression dans l’affaire judiciaire des « emplois âgés ». D’autant plus que la Chambre régionale des comptes (CRC) a adressé le 22 mai 2019 à la mairie un rapport préliminaire assassin sur le même sujet, soulignant la « situation illégale » de plusieurs collaborateurs ayant dépassé la limite d’âge, dont le directeur de cabinet Claude Bertrand (lire le rapport définitif ici).

En coulisses, plusieurs cadres de la mairie, dont Claude Bertrand et Jean-Pierre Chanal, s’emploient à mettre fin en urgence aux contrats des collaborateurs les plus problématiques, à l’exception de celui du directeur de cabinet.

Il est alors décidé de rédiger deux lettres, signées par Jean-Claude Gaudin. La première est une réponse à la CRC, soulignant que la mairie s’est mise en conformité (lire notre article sur cette mise en conformité). La seconde, sur le même sujet, est destinée à la patronne du PNF, Éliane Houlette.

Mais selon plusieurs écoutes téléphoniques, l’objectif de cette seconde lettre n’était pas tant de convaincre le PNF que de susciter une nouvelle rencontre entre Me Campana et Éliane Houlette.

Le 25 mai 2019, Jean-Pierre Chanal indique au téléphone à Me Campana que c’est lui qui remettra la lettre de Jean-Claude Gaudin à « la dame ». Chanal explique à l’avocat qu’il ne peut plus être dans une relation amicale et opportuniste avec « la dame », et qu’il ne peut pas y aller « en permanence » sur le seul « sceau de l’amitié ». Me Campana approuve. Grâce à la remise de la « lettre », il aura une bonne raison de la voir.

Le 2 juin, à 20 h 29, Chanal appelle Me Campana pour lui dire que Claude Bertrand, le directeur de cabinet du maire, veut caler les choses d’un point de vue pénal et regarder l’ensemble des dossiers. L’avocat répond qu’il n’a pas eu de nouvelles, mais qu’il va passer un coup de fil à « Éliane » pour lui parler de la lettre.

Chanal rappelle Me Campana dès le lendemain matin, à 8 h 27. Il informe l’avocat que quelques jours plus tôt, le PNF a perquisitionné au Sénat, dans le cadre de l’enquête sur les soupçons d’emploi fictif de Claude Bertrand en tant qu’assistant parlementaire du sénateur Gaudin. Les magistrats lui « font le coup de Mme Fillon », déplore le directeur général adjoint de la ville de Marseille.

Jean-Jacques Campana lui raconte alors qu’il a eu Éliane Houlette au téléphone la veille, le dimanche 2 juin, à 21 h 30. L’avocat dit que la procureure lui a confirmé les infos qu’elle lui avait données « il y a quinze jours », ce qui correspond à leur rencontre du 17 mai : la première enquête sur les emplois fictifs des agents de la ville est « terminée », et il n’y aurait guère d’éléments à charge dans la deuxième enquête visant les collaborateurs de Jean-Claude Gaudin. « Elle me dit : “Pour moi il n’y a rien” », dit l’avocat au téléphone.

Campana ajoute que la patronne du PNF lui a dit qu’elle allait bientôt faire un point sur le dossier avec l’un des vice-procureurs en charge des procédures marseillaises, mais que son subordonné ne l’a, à ce stade, pas alertée sur autre chose.

L’avocat ajoute avoir abordé avec Éliane Houlette le principe de la lettre qu’il souhaite lui remettre, ce à quoi elle a répondu selon lui « pourquoi pas »« Moi tu me dis, on est prêts, je te l’amène la lettre », réagit Chanal. Il veut boucler l’opération avant qu’Éliane Houlette ne quitte ses fonctions de patronne du PNF, le 28 juin au soir. « Le 29, c’est demain », souligne-t-il.

Lors de cette même conversation du lundi 3 juin 2019, Me Campana raconte à Jean-Pierre Chanal que son amie lui a dit qu’il valait mieux l’appeler le soir cette semaine, car elle serait très prise par plusieurs dossiers du PNF. « Elle me dit cette semaine […] ils font Lyon. […] Il y a Lyon et Dati cette semaine. […] Collomb, […] Rachida Dati et Alain Bauer », raconte l’avocat au directeur général adjoint de la ville de Marseille.

Le 5 juin, les deux hommes en rigolent au téléphone, soulignant que les infos étaient parfaitement exactes. La presse vient d’annoncer qu’une perquisition a commencé le matin même à l’hôtel de ville et au domicile du maire macroniste de Lyon Gérard Collomb, dans l’affaire de l’emploi à la mairie de son ex-compagne. La veille, Marianne révélait que le PNF avait ouvert une enquête visant la maire (LR) du VIIe arrondissement de Paris Rachida Dati, ainsi que le criminologue Alain Bauer, au sujet de leur rémunération par la structure néerlandaise du groupe Renault-Nissan.

Mais il y a un souci avec la « lettre », qui doit permettre à Me Campana de rencontrer Éliane Houlette sans éveiller les soupçons. Toujours le 5 juin 2019, à 9 h 12, Jean-Pierre Chanal s’entretient au téléphone avec la directrice juridique de la ville de Marseille, Marie-Sylviane Dole.

Elle explique avoir identifié un problème après discussion avec Jacqueline Faglin, magistrate retraitée et déontologue de la mairie : Me Campana n’étant pas le conseil de la ville de Marseille, il est problématique que l’avocat remette à Éliane Houlette une lettre du maire. La directrice juridique redoute la réaction des « sbires » de la patronne du PNF.

Dix minutes plus tard, Chanal appelle Me Campana pour lui expliquer le problème, précisant qu’il faut éviter que « les collaborateurs de la dame » ne se posent des questions sur son statut. Ceci laisse clairement entendre que toutes ces manigances se font dans le dos des magistrats directement en prise avec le dossier marseillais. Chanal dit à l’avocat qu’il peut malgré tout prendre rendez-vous avec la « dame » la semaine suivante, qui commence le lundi 10 juin.

Toujours le 5 juin, Jean-Pierre Chanal s’entretient au téléphone avec le DRH de la mairie, Yves Rusconi : il veut que la lettre soit prête rapidement, pour qu’il puisse la remettre à Me Campana lors de leur rendez-vous du 7 juin. Le jour dit, Chanal appelle Claude Bertrand, le directeur de cabinet de Jean-Claude Gaudin : il faut d’urgence que le maire signe la lettre destinée à « Éliane ».

III. LES ÉCOUTES REMONTENT EN HAUT LIEU

Grâce à ces écoutes des premiers jours de juin 2019, les gendarmes marseillais sont désormais persuadés que l’« amie » de Me Campana est bien Éliane Houlette. Les enquêteurs réalisent, à la demande des vice-procureurs du PNF en charge des dossiers marseillais, un PV de synthèse des écoutes au sujet d’Éliane Houlette. Les gendarmes l’envoient le 10 juin.

Le lendemain, les deux parquetiers adressent un rapport à la procureure générale de Paris, Catherine Champrenault, la supérieure hiérarchique d’Éliane Houlette. Sollicités par Mediapart, les deux magistrats qui ont lancé l’alerte ont refusé de s’exprimer, se retranchant derrière le secret professionnel auquel ils sont astreints.

Le jour même, Mme Champrenault convoque la patronne du PNF dans son bureau.

Dans la foulée, la procureure générale saisit, le 14 juin, la direction des services judiciaires du ministère pour une enquête disciplinaire visant Éliane Houlette, « ces faits étant susceptibles de relever d’un manquement déontologique », selon le parquet général (voir l’intégralité de ses réponses sous l’onglet Prolonger). Catherine Champrenault, qui détient l’original du dossier Houlette, échange au PNF avec le premier vice-procureur Jean-Luc Blachon, qui conserve quant à lui une copie de la même procédure. Ce subordonné d’Éliane Houlette – il sera promu procureur adjoint et numéro 2 du PNF le 8 juillet – se retrouve dès lors à devoir classer administrativement, côté PNF, le dossier, celui-ci faisant déjà l’objet d’un traitement disciplinaire. Ce fut chose faite le 28 juin.

« Le classement de cette copie de procès-verbal n’est donc qu’une formalité administrative interne, toute interprétation différente de ce processus serait erronée. Il n’a jamais été question que je prenne une quelconque décision dans l’affaire visant Mme Houlette. Aucune enquête pénale n’a donc été engagée et a fortiori classée par le PNF, qui n’était d’évidence pas légitime pour traiter une telle affaire », explique à Mediapart le procureur adjoint du PNF, Jean-Luc Blachon.

À Marseille, les collaborateurs de Jean-Claude Gaudin ignorent tout des soucis d’Éliane Houlette. C’est pourquoi l’avocat Jean-Jacques Campana ne comprend pas pourquoi la procureure semble prendre ses distances. Le 21 juin, un proche de l’avocat raconte au téléphone que Me Campana a tenté de joindre Éliane Houlette trois jours plus tôt et qu’elle devait le rappeler. Ce même proche dit que le fameux rendez-vous physique pour remettre la « lettre » à la magistrate n’a toujours pas eu lieu, mais croit savoir que le courrier lui aurait été transmis.

IV. L’OMBRE D’UN PACTE POUR PROTÉGER GAUDIN

Arrive la journée cruciale du 28 juin. Éliane Houlette quitte ses fonctions au PNF le soir même. Mais la procureure ne répond plus. Le clan Gaudin balance entre incompréhension et colère. Et dévoile, au téléphone, le pot aux roses, c’est-à-dire l’objectif de l’opération Houlette.

Lors d’une conversation avec Me Campana, le directeur général adjoint des services de la ville, Jean-Pierre Chanal, raconte qu’Éliane Houlette a pris des engagements, et devait envoyer des lettres à « trois ou quatre » personnes. Jean-Jacques Campana précise qu’il est question de seulement trois lettres car « il y en a un dont je me fous complètement ».

Les gendarmes chargés de l’enquête écrivent que ces « engagements paraissent concerner l’enquête diligentée par le PNF sur le temps de travail au sein des services municipaux de Marseille ».

Le plan était-il que le PNF se contente de renvoyer devant le tribunal seulement une partie des cadres mis en cause ou leur propose un plaider-coupable, afin de préserver le maire de Marseille et son directeur de cabinet ? Le fait est que Jean-Pierre Chanal, sur écoute, a déclaré en rigolant au téléphone avec Me Campana : « Je dois être sans doute le premier mec au monde qui attend impatiemment d’être renvoyé au tribunal. »

Mais le plan est en train de tomber à l’eau. Ce 28 juin, à 12 h 19, Jean-Jacques Campana indique à Jean-Pierre Chanal qu’il a tenté de joindre à plusieurs reprises Éliane Houlette, sans succès.

S’ensuit ce dialogue savoureux entre les deux hommes :

— Chanal : « Elle s’en va ce soir de là-bas […] après elle n’aura plus de lettre à signer […] »
— Campana : « Pour elle la vie est encore longue […]. Ce qui était dit était dit ! Maintenant il faut le mettre en place. »
— Chanal : « Très franchement ne te casse pas la tête. J’ai fait mon deuil […] depuis quelque temps parce qu’il y avait tellement longtemps qu’elle te le disait. Là je crois que si elle ne l’a pas fait, c’est soit qu’elle peut pas soit qu’elle veut pas, et qu’elle est très embarrassée […] À un moment donné ça ne sert à rien d’être désobligeant, ça ne fait pas avancer le shmilblick. »
— Campana : « Non ! Ça sert à rien mais si tu veux, ça interpelle. Elle a quelques heures pour faire ce qu’elle avait dit. Voilà ! »

À 18 h 17, Jean-Pierre Chanal appelle Claude Bertrand, le directeur de cabinet de Jean-Claude Gaudin, pour lui raconter ses derniers échanges avec Me Campana : « Je lui ai dit : “Bon hein écoute, si je comprends bien, après avoir eu rendez-vous à la Toussaint puis à Noël, puis maintenant juin, je suppose que nous recevrons des informations juste au mois de janvier/février quoi. Juste avant les élections.” II me dit : “Écoute, je la cherche depuis trois jours, quatre jours, et je réussis pas à lui mettre la main dessus, et ça commence à me gonfler parce que c’est soit de l’incompétence soit du foutage de gueule.” »

Le directeur général adjoint de la ville est très pessimiste. « On peut s’imaginer qu’il y ait un certain nombre de lettres ou de choses qu’elle aurait pu avoir cet après-midi et qu’elle le lui dira. Mais enfin, bon ! Arrêtons de rêver quoi », lâche-t-il à Claude Bertrand, le plus proche collaborateur du maire.

Contactés par Mediapart, Me Jean-Jacques Campana, Jean-Claude Gaudin, Claude Bertrand et Jean-Pierre Chanal n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Les gendarmes de la SR de Marseille, eux, n’en ont pas perdu une miette.

Le 12 juillet 2019, ils rédigent un second procès-verbal consacré à Éliane Houlette à l’attention de la juge d’instruction Cécile Meyer-Fabre, à qui l’affaire des « emplois âgés » vient d’être confiée à la suite de l’ouverture d’une information judiciaire.

Les gendarmes soulignent que les nouvelles écoutes « font explicitement état de contacts et d’engagements pris depuis au moins septembre 2018 ». Si leur « nature reste ignorée », ces possibles engagements d’Éliane Houlette « paraissent se rapporter à la nature de suites judiciaires d’une procédure dont le service qu’elle dirigeait avait la charge »« Ces agissements pourraient donc être susceptibles de matérialiser l’infraction de trafic d’influence », concluent les enquêteurs.

L’information est transmise à la procureure générale de Paris, Catherine Champrenault. Cette fois-ci, la magistrate ne peut plus se contenter de seules poursuites disciplinaires. Le 25 juillet, elle rédige un signalement « urgent » à l’adresse du PNF afin que celui-ci saisisse le parquet de Paris pour lui demander d’ouvrir une enquête sur des faits « susceptibles, le cas échéant, de révéler des infractions de trafic d’influence, prise illégale d’intérêts et violation du secret ».

Le parquet de Paris sera officiellement saisi par le PNF quatre jours plus tard, le 29 juillet, mais la liste des délits visés dans le soit-transmis de la procureure générale a disparu de celui du PNF. De fait, explique une source judiciaire au parquet de Paris, rien n’oblige juridiquement un parquet à qualifier d’office les faits qu’il souhaite analyser dans le cadre d’une enquête préliminaire – c’est différent pour une instruction confiée à un juge. Il est néanmoins établi que les délits visés noir sur blanc par la procureure générale se sont évaporés dans les couloirs des palais de justice.

D’autant qu’à la suite de la révélation de l’existence de cette enquête le 20 septembre par Le Monde, le parquet de Paris a confirmé à l’AFP avoir ouvert une enquête préliminaire quinze jours plus tôt, le 5 septembre, visant Éliane Houlette, mais pour « violation du secret de l’enquête » seulement. Les deux autres délits présumés, autrement graves (« trafic d’influence » et « prise illégale d’intérêts »), tels que signalés par la procureure générale et les gendarmes, ne sont plus mentionnés par personne.

Tout ça pour pas grand-chose : dix-neuf jours après avoir été saisi de l’affaire Houlette, le parquet de Paris a demandé à ce que l’enquête soit dépaysée dans une autre juridiction, arguant de la proximité professionnelle entre les magistrats du PNF et ceux du parquet de Paris. In fine, c’est le parquet de Nanterre qui a hérité de cette enquête pénale sur laquelle personne, au sein d’une partie de la magistrature, ne semble vouloir se pencher avec diligence.

Interrogé, le parquet de Nanterre a expliqué ne pas vouloir communiquer sur le fond du dossier à ce stade.

Fabrice Arfi, Yann Philippin, Antton Rouget

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