Sous la menace du Covid-19, l’hôpital public oscille entre angoisse, dépit et colère

Des médecins et des infirmiers racontent à quel point ils ne sont pas prêts à faire face à un nouvel afflux de malades. Parce que les effectifs manquent, que de nombreux lits sont fermés, et qu’il leur est insupportable de devoir, à nouveau, choisir entre leurs patients.

Il y a toujours ce décalage dans la communication du gouvernement, qui brouille le message. Le ministre de la santé a rendu publiques, jeudi 1er octobre seulement, les projections du Conseil scientifique, qui date du 22 septembre.

Il a fait appel aux modélisations de l’Institut Pasteur. Comme Catherine Hill dans Mediapart, la semaine dernière, il a projeté les courbes. Dans un scénario où la dynamique de l’épidémie est inchangée, il prévoit qu’au 1er novembre 1 650 lits de réanimation seront occupés en Auvergne-Rhône-Alpes, 2 250 en Île-de-France, 780 en Nouvelle-Aquitaine, 340 en Occitanie et 600 en Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Il ne s’est pas risqué à des projections sur la France entière, mais l’addition est simple : dans ces six régions seulement, 5 620 lits de réanimation seraient occupés par des malades du Covid-19, alors que les capacités normales de réanimation dans la France entière se situent entre 5 000 et 6 000 lits.

Mais ces projections sont déjà trop anciennes : la plupart des régions observent une stabilisation, voire une baisse légère, des hospitalisations journalières dans plusieurs régions. Le ministre de la santé a reconnu « un début d’embellie à Bordeaux, à Nice, ou même à Marseille, même si les niveaux de circulation du virus sont trop élevés ». Mais à ses yeux, l’« évolution est préoccupante à Lille, Lyon, Grenoble, Toulouse, Saint-Étienne ».

En Île-de-France, et spécialement à Paris, la situation est difficile à lire : la région a passé le cap des 250 cas pour 100 000 habitants, mais le nombre des nouvelles hospitalisations semble aussi se stabiliser. Le ministre a préféré attendre lundi pour prendre de nouvelles décisions.

« Il faut que cela se confirme au moins pendant plus de quinze jours pour que l’on soit rassurés », a indiqué l’épidémiologique et membre du Conseil scientifique Arnaud Fontanet, convié à la conférence de presse du ministre.

Mais la situation reste alarmante, pour Arnaud Fontanet. Pour lui, le seuil de 30 % d’occupation des lits de réanimation doit être considéré comme « un seuil d’alerte maximale », car les personnels soignants sont « fatigués ».

De Marseille à Lyon, Paris ou Bobigny, les hospitaliers acquiescent : ils ne sont pas prêts à faire face à un nouvel afflux de malades du Covid-19.

© Mediapart

Pourtant, tous les établissements qui voient revenir ces malades, depuis la fin du mois d’août, tentent de se réorganiser. À l’assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), le directeur médical de crise, Bruno Riou, a repris ses fonctions. De premières déprogrammations d’opérations ont été annoncées la semaine dernière. Les hospices civils de Lyon ont déclenché leur plan blanc, pour se préparer également à des déprogrammations devant l’afflux de malades.

« On n’est pas débordés, mais on n’est pas rassurés », résume la neurologue Sophie Crozier, qui travaille à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris.

La situation est bien plus tendue en Seine-Saint-Denis. À ceux qui ont parié sur une immunité acquise dans les territoires les plus touchés, le département apporte un démenti cinglant : l’incidence y est déjà supérieure à 160 cas pour 100 000 habitants, au-dessus de Marseille.

Parce que les hôpitaux manquent dans le département, ils sont déjà dans une situation « inconfortable », explique l’infectiologue Hélène Gros, qui travaille au centre hospitalier d’Aulnay-sous-Bois. Vingt lits d’hospitalisation sont dédiés aux malades du Covid-19 et ils sont « tout le temps pleins, détaille-t-elle. La réanimation est passée de six à neuf lits occupés par ces malades, soit la moitié du service ».

Marseille constate aussi un plateau dans la courbe des nouvelles hospitalisations. Le professeur Didier Raoult, à la tête de l’institut hospitalo-universitaire Marseille dédié à l’infectiologie, l’a prédit la semaine dernière. Il a aussi vertement critiqué ses collègues de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille pour leurs « messages alarmistes », et leur « responsabilité dans les mesures déraisonnables prises contre la ville », à savoir la fermeture des bars et des restaurants.

Le professeur Jean-Luc Jouve, chirurgien orthopédique pédiatrique à l’hôpital de la Timone, lui rétorque qu’« il y a deux types de médecins, ceux qui suivent leurs courbes, font des projections, et qui disent, comme Didier Raoult : ce n’est pas grand-chose si on compare avec la grippe espagnole ! Quarante malades du Covid en réanimation, ce n’est rien du tout ! Et puis il y a les médecins de terrain, qui sont auprès des malades, et qui doivent annoncer à des patients dans un état grave que leur opération de chirurgie cardiaque est reportée, parce que la moitié des places en réanimation, et tous les appareils de circulation extracorporelle sont occupés par des malades du Covid, et ne sont donc plus disponibles pour les autres ».

« Pour l’instant, en pédiatrie, on n’est pas encore touchés, poursuit le professeur marseillais. Mais si l’épidémie progresse, nos infirmières de bloc seront réquisitionnées dans les réanimations adultes, comme au printemps. C’est moi qui annonce au petit patient, à jeun dans sa chambre, douché à la Bétadine, que son opération est reportée. »

Même angoisse aux urgences de l’hôpital de Versailles. « L’hôpital public n’est pas en capacité de faire face au moindre excès de quoi que ce soit, indique l’urgentiste Wilfrid Sammut. On est déjà sous tension, alors qu’on ne devrait pas l’être. On continue à prendre en charge des patients sur des brancards, de manière habituelle. Que va-t-il se passer cet hiver, quand on sera face à la grippe, au Covid et aux bronchiolites ? C’est épouvantablement anxiogène. On a le sentiment qu’on va de nouveau payer l’addition. Des collègues sont morts ce printemps. »

« Je n’ai pas envie de remettre des gens dans des sacs mortuaires »

L’infirmière Yasmina Kettal, qui a travaillé aux urgences de l’hôpital de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) au pic de l’épidémie, a voulu partager son état d’esprit, dans un long message publié sur son blog dans le Club de Mediapart. Elle y raconte sa fatigue morale, son sentiment d’être méprisée par le gouvernement, son incompréhension devant les discours niant la gravité de cette maladie, ses craintes pour son département, son traumatisme de la première vague. « Je me rappelle avoir dit juste avant la première vague : “On sera là, on fera le boulot”, écrit-elle. La situation a tellement changé depuis ! On ne se rend pas compte à quel point les soignants sont prêts à tourner le dos. […] Je n’ai pas envie de remettre des gens dans des sacs mortuaires. »

« Les gens sont super démotivés, déprimés, un peu plus désespérés », confirme la neurologue parisienne Sophie Crozier.

« Au printemps, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire, la mobilisation a été exceptionnelle, se souvient le réanimateur de l’hôpital Avicenne, à Bobigny, Yacine Tandjaoui. Aujourd’hui, on voit revenir le virus, mais l’état d’esprit est à la consternation. Bien sûr, on va tenir, mais à quel prix ? L’enthousiasme, la solidarité et les renforts d’autres régions ne seront pas là. »

Dans son hôpital, l’un des plus grands du département, il y a « normalement 16 lits de réanimation, sur 24, occupés par des malades du Covid. Mais sur ces 16 lits, seuls 12 sont ouverts, faute de personnel paramédical ».

En juillet, Olivier Véran a promis, « si la situation le nécessite », 12 000 lits en réanimation pour l’automne. Seulement, « ce ne sont plus les respirateurs qu’il faut compter, mais les soignants », tance l’infirmière Yasmina Kettal.

« Où est-ce qu’il a vu ces lits ? s’énerve à son tour le réanimateur de l’hôpital de la Croix-Rousse, à Lyon, Laurent Heyer. Je suis président du Conseil national professionnel d’anesthésie-réanimation. Nous nous sommes réunis cette semaine pour faire un point. Avant le Covid, 10 % de nos 5 000 lits de réanimation étaient fermés, faute de personnel. On estime aujourd’hui ce taux entre 15 et 20 %. On est dans un jeu de poker menteur. »

À l’hôpital marseillais de la Timone vendredi 25 septembre. © Christophe Simon / Pool / AFP

À l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, en neurologie, « la moitié des lits sont fermés faute de personnel, assure Sophie Crozier. La situation s’est même aggravée : avant le Covid, un tiers de nos lits étaient fermés. Il y a des recrutements, mais il y a au moins autant de gens qui partent ». Dans le groupe hospitalier nord, qui regroupe les hôpitaux Bichat, Beaujon, Saint-Louis ou Lariboisière, l’hépatologue Anne Gervais dispose de chiffres : « On a eu depuis la rentrée 192 départs d’infirmières et 192 arrivées. On a toujours 300 postes infirmiers vacants. »

Les bras manquent partout à l’hôpital, l’accord « historique » du Ségur de la Santé, vanté par le gouvernement, n’y a rien changé (lire notre article ici). Certes, les personnels hospitaliers ont obtenu une augmentation de 183 euros net de leurs salaires.

« Mais cet accord n’a rien apporté sur les effectifs, les lits, les conditions de travail, critique le chirurgien marseillais Jean-Luc Jouve. Olivier Véran est venu à Marseille la semaine dernière et a mis sur la table un chèque de 5 millions d’euros pour les réanimations, pour recruter du personnel. Mais former du personnel, le garder, c’est un travail de long terme ! Dans mon hôpital pour enfants, j’ai signé le bordereau de fermeture de cinquante lits. La deuxième vague arrive, et on est au même point. On est déçus et fatigués, terriblement stressés. »

« Nous sommes plus face à une crise hospitalière que sanitaire, analyse l’infectiologue d’Aulnay-sous-Bois, Hélène Gros. On est à flux tendu, on a plus aucune marge de manœuvre. 30 postes infirmiers sont vacants sur mon hôpital. Pour les malades du Covid, il faudrait une infirmière pour six malades en permanence. C’est impossible, on n’a pas les effectifs. Et parce qu’il n’est plus question de déprogrammer les autres malades, on va devoir gérer les flux des malades Covid et les autres. Nous sommes très angoissés. »

LIRE AUSSI

Les départs de l’hôpital sont nombreux. Le chef de service des urgences de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre a démissionné avec fracas, confiant à Libération qu’il ne voulait pas « mourir à la tâche et dans l’indifférence de l’administration ».

L’infirmier lyonnais Thomas Laurent a lui pris sa décision « cet été » : « Je suis dégoûté par le soin, j’arrête, je veux devenir libraire. » Il est pourtant entré à l’hôpital à 18 ans, par vocation, passant par de nombreux métiers : la lingerie, le brancardage, jusqu’à obtenir en 2010 son diplôme d’infirmier.

Depuis plus d’un an, il était engagé dans les collectifs de défense de l’hôpital : le Collectif inter-urgences (CIU), puis le Collectif inter-hôpitaux (CIH). Il a représenté le CIH pendant les négociations du Ségur. « Je fais le constat que toutes ces mobilisations n’ont pas suffi. Nos conditions de travail ne vont pas s’améliorer, elles vont se dégrader. On est certes mieux payés, mais j’aurai préféré qu’on soit plus nombreux, qu’on ait plus de temps auprès du patient. Cet été, dans mon service, on était plus d’un jour sur deux en sous-effectif. On devient maltraitants. En restant dans ce système, on le cautionne. »

Il raconte une anecdote, qui peut sembler dérisoire, mais qui est à ses yeux une métaphore de l’hôpital : « Les sacs pour les poubelles dans les chambres des patients sont trop petits. Si on tire un peu ça passe, ou ça craque. L’hôpital, c’est ça à tellement de niveaux. »

Si vous avez des informations à nous communiquer, vous pouvez nous contacter à l’adresse enquete@mediapart.fr. Si vous souhaitez adresser des documents en passant par une plateforme hautement sécurisée, vous pouvez vous connecter au site frenchleaks.fr.

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*