INTERVIEW « 20 Minutes » a interrogé le géographe Christophe Guilluy à l’occasion des deux ans de la naissance du mouvement des « gilets jaunes »
- Le mouvement des « gilets jaunes » a deux ans ce mardi. Les rassemblements sur les ronds-points et les manifestations se sont nettement essoufflées, particulièrement depuis le début de la crise sanitaire.
- Deux ans plus tard, que reste-t-il de ce mouvement historique, à part la « prime Macron » ? 20 Minutes a interrogé le géographe Christophe Guilluy, théoricien de la « France périphérique », qui s’est rassemblée sur les ronds-points.
- Dans son dernier livre, Le temps des gens ordinaires, l’essayiste estime que les catégories populaires ne sont plus invisibles et qu’elles sont en train de gagner une bataille culturelle.
Il y a deux ans, les ronds-points devenaient jaunes fluo. Mouvement né en réaction à une taxe sur le carburant, les « gilets jaunes » ont dénoncé la baisse du pouvoir d’achat et la distance entre le gouvernement et les territoires. « On parle de ce 17 novembre 2020 comme d’une commémoration d’un mort », s’amuse Christophe Guilluy. Pour le géographe, théoricien de la « France périphérique », le mouvement n’est pas mort, au contraire. Dans son dernier livre, Le temps des gens ordinaires*, il estime que les catégories populaires ne sont plus invisibles et qu’elles sont en train de gagner une bataille culturelle.
Il y a deux ans, le mouvement des « gilets jaunes » se formait en France. S’agissait-il d’un signe de l’entrée dans ce « temps des gens ordinaires » que vous décrivez dans votre ouvrage ?
Oui, les « gilets jaunes », c’est l’incarnation de la France périphérique, reléguée dans les territoires les plus éloignés des métropoles, invisible hier et qui s’est mise en marche. C’est un mouvement existentiel et culturel, et c’est une introduction à cette renaissance des catégories populaires qu’on observe depuis deux ans.
Ce que j’appelle les « gens ordinaires », ce sont des personnes que ne sont pas exclusivement issues des classes ouvrières ou populaires, et qui représentent la majorité de la société. Il y a des ouvriers, des employés, des retraités… Tous ces gens ont une perception commune des effets de la mondialisation et du modèle économique néolibéral. Ils sont sortis de cette idée qui fédérait la classe moyenne occidentale, selon laquelle les lendemains allaient être meilleurs.
Après deux ans, que reste-t-il de ce mouvement ? Les « gens ordinaires » ne sont-ils pas redevenus invisibles ? Et ne risquent-ils pas d’être encore plus déclassés avec la crise du coronavirus, dont ils vont payer le prix fort ?
Bien sûr, et c’est comme ça à chaque crise. Pour celle du coronavirus, comme les précédentes, ce sont les catégories modestes qui vont le plus morfler.
Mais il n’y a pas de retour en arrière, les « gilets jaunes » sont là pour cent ans ! On ne peut pas faire société en éliminant la majorité de cette société, en particulier son socle. Ce mouvement est mort dans sa forme initiale mais il va rebondir sous une forme ou une autre. Actuellement, on est dans une impasse, ces gens ne sont pas représentés en politique, ni dans le monde culturel et les médias. Mais ils sont là, et c’est un acquis : en France, ils ont utilisé le mouvement des « gilets jaunes » pour se manifester, au Royaume-Uni le Brexit…
La sécession des élites a entraîné une recomposition du monde d’en bas et son autonomisation : les gens pensent par eux-mêmes la société. Ils rejettent les discours officiels ne reflétant pas leur réalité, chez les politiques, les experts, dans les médias. Et ils utilisent des marionnettes, comme aux Etats-Unis, avec la caricature qu’est Donald Trump. Les gens ordinaires soutiennent ce type de candidat pour dire « nous existons », pas forcément en adhérant totalement au personnage. Ce sont eux qui influencent les discours des populistes, pas l’inverse.
Vous dites que les gens ordinaires ont retrouvé un pouvoir qu’ils n’avaient plus depuis longtemps, celui d’influencer nos dirigeants. Mais est-ce vraiment le cas ? Vous soulignez aussi que les dirigeants taxent de complotistes ceux qui remettent en cause les discours officiels.
Il y a quelques tarés qui racontent n’importe quoi, oui. Mais si les gens doutent du discours officiel, ou dominant, c’est parce qu’il ne correspond pas du tout à leur réalité. Par exemple, au moment de la désindustrialisation, on a dit aux ouvriers qu’ils allaient être formés et qu’ils retrouveraient un emploi. Or à Moulinex, aucune des ouvrières n’a retrouvé du boulot. C’est pareil pour les services publics, dont on a continué à dire qu’ils étaient accessibles pour tous. Or les restructurations et coupes budgétaires ont créé des déserts dans certains territoires.
Il y a donc un décalage énorme entre le discours et la réalité. Le monde d’en haut, qui n’est pas seulement composé des plus riches mais de 20 à 30 % de la population, ceux qui bénéficient plus ou moins du système et le soutiennent, s’est, à l’inverse, enfermé dans le virtuel. Il est dans une bulle sociale et culturelle qui ne lui permet plus de comprendre le monde. On le voit lors des élections : par exemple, la solidité du trumpisme lors de la présidentielle américaine a étonné bien des experts et médias.
« C’est en répondant aux aspirations des classes populaires majoritaires que les partis traditionnels peuvent revenir dans le jeu », dites-vous. Comment identifier ces aspirations, quelles sont-elles ?
Les gens veulent du travail et pouvoir en vivre. Ils ne veulent pas tendre la main en attendant un revenu universel. Ils sont majoritairement attachés à l’Etat providence, donc au service public, et à l’idée de la régulation, notamment des flux migratoires. Ce dernier constat est partagé tant par des habitants de logements sociaux en Seine-Saint-Denis, que par ceux de la France périphérique.
Les gens veulent une vie tranquille. Ça peut sembler banal, mais c’est compliqué à mettre en place pour des politiques qui ont choisi un modèle ne le permettant pas. Le néolibéralisme est un modèle paradoxal, qui crée beaucoup de richesse, mais n’intègre que très peu de monde. En accédant aux demandes des classes populaires, il est possible de repenser ce modèle. En allant sur les territoires, on peut repenser la réindustrialistaion, la relocalisation, les circuits courts, si on s’appuie sur les habitants qui y sont déjà. Je suis relativement optimiste.
Vous écrivez que la société populaire est « hermétique aux idéologies » et aussi que « les gens ordinaires n’ont jamais abandonné l’idée de préserver un capital social et culturel protecteur, la préservation du bien commun et une forme d’enracinement ». On peut vous accuser d’idéaliser cette société populaire…
Je ne mythifie pas du tout les classes populaires. Je dis simplement que ce sont elles qui font tourner la société, et on l’a vu pendant la crise du Covid. Donc soit on les laisse tomber, et on considère que la société n’existe pas, comme Margaret Thatcher [Première ministre britannique de 1979 à 1990], soit on reconstruit. Mon livre est dans une logique de reconstruction.
Oui, dans les classes populaires, il y a aussi des dérives xénophobes, de la violence, mais elles ne sont pas les seules à porter cela. Les « gilets jaunes » ont été stigmatisés, taxés d’antisémites, d’homophobes, de violents… Comme si le monde d’en haut était hermétique à ça. En haut, on est tout aussi raciste, homophobe, mais on est beaucoup plus discret. On contourne discrètement la carte scolaire pour éviter le collège du coin où se concentrent les gamins issus de l’immigration maghrébine. En bas, les gens vivent avec la société multiculturelle, et il n’y a pas eu de guerre civile ni de pogrom.
Le succès des listes écolos dans les métropoles, lors des dernières municipales, illustre-t-il le fossé grandissant entre ces grandes villes et la France périphérique ?
Cela fait longtemps que le vote écolo se concentre dans les métropoles. Les entreprises ont recours au green-washing, mais cela peut s’appliquer aux individus. Dans les métropoles, on pollue mais on tient un discours écolo, on parle de végétalisation tout en soutenant un modèle néolibéral qui abandonne une partie de la population. Personne n’est contre l’écologie ou pour le racisme aujourd’hui. Mais les dominants se servent de thématiques très positives pour asseoir un modèle d’une violence sociale extrême, car on a 5 millions de chômeurs, 10 millions de pauvres, et 300.000 SDF.
Vous écrivez que le progressisme vit son chant du cygne dans le monde entier. La victoire de Joe Biden à la présidentielle américaine ne vient-elle pas contredire ce constat ?
Est-ce que la solidité de l’électorat de Trump n’est pas plus une surprise que la victoire de Joe Biden ? Le candidat démocrate l’emporte, mais avec le soutien de 90 % des médias. Malgré cela, près de 50 % des Américains ont voté pour Trump [47 % selon l’état actuel du dépouillement]. Cela révèle l’autonomisation culturelle des gens ordinaires. Les médias, les experts, n’ont plus aucune influence sur eux. Une partie important de la population n’écoute plus le narratif du monde d’en haut.
On attribue souvent cela à de l’anti-intellectualisme, or les classes populaires ont toujours été attachées à la parole des intellectuels. Le ¨Parti communiste français s’est inscrit dans cette tradition d’intellectuels parlant aux ouvriers. Aujourd’hui les gens ordinaires sont dans l’attente de personnes qui parlent en leur nom, et ils n’écoutent plus un discours qui les nie dans leur existence propre.
* Le temps des gens ordinaires, Christophe Guilluy (éditions Flammarion, octobre 2020)
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