Gilets jaunes: un vent libertaire souffle sur l’Assemblée des Assemblées à Saint-Nazaire

ocialter, 5 avril 2019

Loin de la capitale, une partie des gilets jaunes s’attelle à la mise en oeuvre d’expériences de démocratie directe à Commercy, dans la Meuse, et à Saint-Nazaire, en Loire-Atlantique, où Socialter s’est rendu pour observer comment ces idéaux libertaires s’inscrivent dans le quotidien de la lutte. Photos : Julien Pitinome – Collectif OEIL

Cet article a été initialement publié dans le numéro 34 de Socialter « Fin du monde, fin du mois, même combat? », disponible en kiosque le 10 avril sur notre boutique en ligne.

Au milieu du mois de novembre, les gilets jaunes, initialement mobilisés contre la taxe des carburants, commencent tout juste à occuper les ronds-points et les chaînes d’info. C’est alors que deux branches du mouvement incitent à mettre en place des espaces de démocratie directe. Le 30 novembre, Commercy lance un appel vidéo dans lequel les gilets jaunes sont invités à organiser des assemblées populaires sur tous les ronds-points. Dans cette petite ville de la Meuse, les manifestants portent déjà des revendications (rejet des représentants, organisation horizontale) qui s’inspirent du « municipalisme libertaire », concept théorisé par l’Américain Murray Bookchin.

Quelques jours plus tôt, à l’autre bout du pays, plusieurs groupes de gilets jaunes de Saint-Nazaire avaient posté leur message sur Facebook. Vue plus d’un million de fois, leur vidéo appelle à organiser des assemblées dans les lieux d’exercice du pouvoir exécutif : « Nous demandons aux autorités publiques de laisser le peuple entrer dans ces locaux qui sont les siens. » Eux-mêmes ont tenté d’occuper la sous-préfecture de Saint-Nazaire pour y tenir une assemblée populaire. La porte restant résolument close, les groupes ont investi l’ancienne sous-préfecture désaffectée, en passe d’être détruite. Ils ne la quitteront plus et y installeront leur quartier général. La Maison du Peuple était née.

Éclectique, la Maison du Peuple de Saint-Nazaire mêle plusieurs influences politiques, entre références à la révolution française et clins d’oeil antifascistes. Mais elle est aussi et surtout un lieu de vie et de discussions où le militantisme n’est pas le seul enjeu.

L’internationale des alternatives

Malgré les centaines de kilomètres les séparant, les gilets jaunes de Commercy et de Saint-Nazaire révèlent avoir, sans s’être concertés au préalable, les mêmes inspirations. Celles insufflées par les Kurdes du Rojava (au Nord de la Syrie) ou les zapatistes mexicains, qui ont construit des alternatives politiques où le peuple décide de manière décentralisée. Connectés virtuellement, les deux groupes se rencontrent lors de l’Assemblée des assemblées, à Commercy, fin janvier, où 400 gilets jaunes issus de la France entière affluent de leurs ronds-points respectifs pour se rencontrer. Entre-temps, de nombreux gilets jaunes ont mis en place des assemblées, construit des cabanes, occupé des lieux, et des messages de soutien sont arrivés du Chiapas (Mexique) et du Rojava (Syrie) pour encourager ces initiatives.

« À Commercy, on a vu que l’imaginaire communal faisait partie du mouvement, explique Killian Martin, qui prépare une thèse sur le sujet à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Certains gilets jaunes voulaient prendre des décisions et voter, et d’autres leur ont répondu qu’ils étaient des délégués et non des représentants, et que toute décision devait retourner aux assemblées locales pour être entérinée : c’est exactement ce que Murray Bookchin a tenté de promouvoir dans les mouvements américains des années 1960 et 1970. » Après un intense week-end de discussions, l’Assemblée des assemblées publie un appel et vote la tenue d’une deuxième édition. Ce sera début avril, à la Maison du Peuple de Saint-Nazaire.

Les doléances populaires

Lorsque nous nous rendons sur les lieux, début mars, c’est l’effervescence. Si les occupants sont soulagés d’avoir trouvé une solution pour l’événement, l’organisation prend beaucoup d’énergie, d’autant que la vie collective et les actions doivent être entretenues. Immense bâtiment qui fut longtemps une agence ANPE (ancien Pôle emploi), le lieu est depuis novembre habité et occupé par une foule de gilets jaunes aux profils très divers. Une banderole « Pouvoir par et pour le peuple » orne son entrée. À l’intérieur, d’anciens bureaux ont été transformés en chambres ou servent aux différentes commissions (Actions, Repenser le Travail, Auto-média). Au centre : la salle où se tient chaque jour l’assemblée générale (AG).

Sur les tables, des cahiers de doléances dont les pages raturées racontent un vocabulaire propre et un imaginaire singulier : « Je viens ici parce que je retrouve des utopies que j’avais perdues alors que je bats le pavé en manifestations depuis trente ans. Je retrouve toutes les envies exprimées par les indigènes zapatistes que j’ai étudiés au Mexique », écrit l’un. « Je me demande si ce ne serait pas bien de faire des “cités” gérées par les citoyens… qui se regrouperaient en fédération », pense un autre. « Tirons au sort une assemblée citoyenne ! », réclame un troisième. Les mêmes idées qu’à Commercy sont présentes, pas directement dans les discours ou les discussions, mais sur les murs, dans les cahiers ou les listes de tâches. Autant d’éléments qui édifient un imaginaire politique original et radical, allant de pair avec l’état d’esprit d’un lieu hétéroclite.

Cet article a été initialement publié dans lnuméro 34 de Socialter « Fin du monde, fin du mois, même combat? », disponible en kiosque le 10 avril ou sur notre boutique en ligne.

Inventer de nouvelles pratiques militantes

Cet état d’esprit, on le retrouve dans le programme de la journée, concentré autour de deux actions. La première : le blocage du centre commercial Atlantis, en périphérie de Nantes. Dans la voiture qui nous y emmène, le karma oriente la bande-son sur une punchline de la rappeuse marseillaise Keny Arkana : « Faire des assemblées populaires dans leur Assemblée nationale. »« Ce serait trop bien ! »,s’exclame l’un des passagers. Arrivés sur place, les gilets jaunes sont rapidement dispersés par les forces de l’ordre, et on erre sur la rocade avec Kylian, 14 ans, membre de la Maison du Peuple et dont le gilet jaune est affublé de l’inscription « Kiki, le bébé révolutionnaire ». Au départ amené là par son père, il y retourne seul depuis, tout en prenant soin de rentrer avant minuit les soirs d’AG. « Je vais demander à prendre filière gilets jaunes au lycée! », plaisante le jeune garçon. L’action tourne au jeu du chat et de la souris entre gilets jaunes et CRS au beau milieu du centre commercial. Renz, de la Maison du Peuple, rassemble les troupes : « Soit on rentre dans un magasin pour le bloquer, soit on retourne à la maison. » C’est la deuxième option qui prime.

De l’autre côté de la ville, au Ruban Bleu, c’est une tout autre ambiance. Dans ce centre commercial tout neuf, les bâtiments abritaient autrefois la première Maison du Peuple de Saint-Nazaire. Aujourd’hui, il ne s’agit plus que d’une galerie marchande où subsiste simplement une « maison des syndicats ». Ce samedi, un groupe de gilets jaunes y distribue des tracts et tente de sensibiliser les passants à leur combat. « Le souffle est un peu retombé. Les gens qui s’arrêtaient il y a quelques semaines sont recroquevillés aujourd’hui, ils ne veulent plus discuter », regrette Ludo. Enseignant dans un lycée, cet homme de 45 ans fait partie du groupe qui a lancé l’occupation de l’ancienne sous-préfecture. Habitué à traîner du côté de la gauche radicale, il a mis du temps à trouver sa place dans cet espace atypique qu’est la Maison du Peuple où les habitudes des militants traditionnels ne sont pas la règle.

« Ici, c’est un collectif qui se prend des murs et apprend ensemble. C’est ce qui m’a plu. J’ai dû me reconstruire, changer mes postures d’éducation populaire », dit-il. « On a toujours eu conscience d’avoir une identité singulière, avec ce fonctionnement en assemblées populaires qui n’existe pas partout. On n’a pas voulu calquer des schémas qui excluent les gens et créent une élite militante, mais inventer des modes d’organisation collectifs qui incluent les gens différents qui fréquentent le lieu. Même si on a un minimum en commun, notre manière de fonctionner rend les différences secondaires. »

Tony, habitant de la Maison du Peuple depuis novembre, ne sort jamais en manifestation sans ses fumigènes de couleur. « C’est la flamme de la révolte », plaisante-t-il.

 

Un voyage au Rojava

L’illustration nous en est donnée dès notre retour à la Maison du Peuple où l’on croise Monique, en visite dans ce qui était… son ancien bureau. Conseillère du Pôle emploi de Saint-Nazaire de 1982 à 2009, elle est partie quelques années avant la fermeture du lieu. « Là, c’était la salle d’attente. Ici, on recevait les demandeurs d’emploi », décrit-elle en arpentant la pièce. « Lorsque j’en ai entendu parler dans les journaux, ça faisait dix ans que je n’avais pas mis les pieds dans mon ancien bureau. C’est pour ça que je suis venue. Ensuite, je suis revenue tous les jours. » Syndiquée chez Force ouvrière (FO), elle tente de créer une convergence entre le syndicat et les gilets jaunes, mais se heurte régulièrement à la méfiance mutuelle qui anime les deux parties.

Monique, présente à Commercy, fait partie de ceux qui ont été touchés par le concept de municipalisme libertaire. Raphaël Lebrujah, auteur d’un livre sur le sujet, a récemment donné une conférence à la Maison du Peuple et a proposé à des gilets jaunes de se rendre au Rojava. Monique se laisserait volontiers tenter : « Ici, j’ai appris à connaître des gens très différents, on s’est apprivoisés mutuellement. Partir avec ce groupe-là, ça me va ! Mes copines me disent que je suis folle de vouloir y aller. Mais il faut bien qu’il y ait des femmes ! », sourit-elle.

À l’origine de la conférence sur le Rojava, il y a Renz, dont le rire communicatif résonne dans toute la Maison du Peuple. Renz baroude depuis ses 16 ans. Originaire de La Réunion, à moitié nomade, il a vécu dans la rue par le passé, jusqu’à se retrouver dans les ZAD d’Oloron-Sainte-Marie et de Notre-Dame-des-Landes. C’est là-bas qu’il entend parler de la Maison du Peuple. « J’ai fait beaucoup de lieux de lutte dans ma vie, et c’est le plus éclectique que j’ai vu », raconte-t-il. « Ici, on fonctionne comme une grande famille, avec ses hauts et ses bas, ses galères et ses beaux moments. »

Une famille qui se retrouve sur un principe de fraternité et une volonté d’apprendre en commun. « Ici, personne ne dit “moi je sais”. Soit on sait collectivement, soit personne ne sait », explique cet inépuisable chercheur de concepts politiques alternatifs. « Je m’intéresse à ce qui se passe au Rojava et au principe de confédéralisme démocratique: des assemblées locales qui prennent des décisions et les font remonter. Ça prend du temps, mais ça rentre dans la tête des gens. On ne l’appliquera pas tout de suite mais on construira des alternatives sur le long terme », prévoit-il.

Propager l’imaginaire communal

L’objectif n’est pas d’appliquer la théorie politique de Murray Bookchin, mais de semer des graines, comme ce qui s’est passé au sein du « mouvement des places », symbolisé en France en 2016 par Nuit debout : aucune « victoire » politique n’en est sortie, mais des manières de faire ont émergé. « Les places, les ZAD et maintenant des espaces comme la Maison du Peuple sont des lieux d’expérimentation et de propagation de l’imaginaire communal », confirme Killian Martin.

« On dit que ces mouvements ne “produisent” rien sur le plan de la défense des droits. Mais le municipalisme sert justement à dépasser l’insurrection pour construire une alternative hors du jeu politique traditionnel. C’est ce qui se passe en ce moment. » Le jeune chercheur appelle toutefois à ne pas projeter des concepts qui restent minoritaires au sein d’un mouvement très hétérogène. De fait, la Maison du Peuple se trouve isolée vis-à-vis de certains autres gilets jaunes de Saint-Nazaire qui tendent plutôt vers la droite.

Même au sein du lieu, l’intérêt pour ces théories assimilées à gauche varie en fonction des opinions et des parcours de vie. « Même si on trouve des racines et volontés communes d’organisation en assemblées populaires, il n’y a pas à Saint-Nazaire le même “historique” avec le municipalisme libertaire qu’à Commercy », explique Jo, 32 ans et présent à la Maison du Peuple depuis fin janvier. De fait, le petit groupe qui s’est rendu dans la Meuse n’est pas forcément représentatif de tout le lieu.

Jenny, la vingtaine, s’y est installée après avoir bloqué des ronds-points, séduite par l’ancrage que permet le lieu pour organiser des blocages sur toute la région. Mais, comme d’autres ici, elle va peu aux AG, plus intéressée par les actions que par les longues discussions. Par contre, elle se retrouve dans cette volonté de changer un système à bout de souffle. « J’ai eu mon bac il y a cinq ans. J’ai postulé en boulangerie, mais j’étais trop diplômée. J’ai travaillé en supermarché, fait des missions d’intérim, avec toujours cette impression de devoir me formater à quelque chose qui ne me convenait pas. Aujourd’hui, il faut que le système change car sinon je ne suis pas sûre d’y trouver ma place », raconte-t-elle.

Construire d’autres modèles

De manière générale, la Maison du Peuple ne se définit pas clairement comme un lieu qui applique le municipalisme libertaire, et cela ne transpire pas directement des échanges. Mais c’est aussi ce qui la rend intéressante : sans le nommer, l’organisation collective qui se construit au quotidien tend à se rapprocher de ces modèles alternatifs. Jenny se plaît dans ce lieu atypique qui cherche à créer des alliances avec des expériences similaires. « Quand ils sont revenus, ils voulaient mettre en place une confédération nationale, avec les gilets jaunes de partout. Je me suis chargée d’appeler les délégations, j’ai eu tous les accents de France au téléphone ! C’est fou, quand même », sourit-elle.

Dylan, 20 ans, a les yeux qui brillent lorsqu’il parle de l’Assemblée des assemblées. « La lueur que j’ai eue à Commercy, je veux que les gens aient la même. Même si un jour la Maison du Peuple c’est fini, j’aimerais que les gens continuent ce qu’on a commencé et construisent d’autres modèles. Ici, je vois une réécriture possible de la France », s’exclame-t-il. Le jeune homme sait de quoi il parle : mi-avril, les gilets jaunes devront rendre les clés de la Maison du Peuple à la suite du bras de fer avec le promoteur propriétaire des lieux. Mais avant de penser à trouver une nouvelle maison pour héberger cette famille disparate, celle-ci va tenter de s’agrandir. Du 4 au 7 avril, c’est entre 500 et 1 000 gilets jaunes qui sont attendus à Saint-Nazaire pour poursuivre cet idéal d’assemblées populaires.

Renz.« M’adapter partout, j’ai dû le faire dès le plus jeune âge. Ça crée une mentalité. Ajourd’hui, je ne peux plus vivre tout seul. Le collectif, pour moi, c’est tout. » 


Jo.
 Ancien militant de l’éducation populaire, Jo venait de quitter sa vie d’avant pour vadrouiller en France, lorsqu’il s’est arrêté à la Maison du Peuple, début janvier. Depuis, il n’en est jamais reparti. Aujourd’hui, il participe à l’organisation de l’Assemblée des assemblées et à la commission « Auto-média ».


Dylan. 
Habitant de la Maison du Peuple, Dylan a décoré sa chambre avec soin. Peuplée de gilets et drapeaux jaunes, elle fait une bonne place à des peintures abstraites, des citations pour se motiver et à quelques mots doux disséminés ici et là.

 


Monique. L’ancien bureau de Monique à l’ANPE a été transformé en salle de jeux pour enfants lorsque la Maison du Peuple y a été installée. Aujourd’hui, elle tente de construire un lien entre les personnes syndiquées à Pôle emploi et les gilets jaunes, et regrette que ces derniers soient vus comme « le diable » dans certains milieux. 

LUCAS ROXO

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*