Par Adrien Sénécat et Agathe Dahyot
https://www.lemonde.fr/pour-comprendre/
DÉCRYPTAGES
Certains responsables appellent à ne pas rembourser une partie des dettes publiques de l’UE. Une proposition qui ouvre un débat houleux et parfois complexe.
Pour faire face à la crise due au Covid-19, « le gouvernement mobilisera tous les moyens nécessaires (…) pour sauver des vies, quoi qu’il en coûte », promettait Emmanuel Macron dans son allocution du 12 mars 2020. Un an et deux confinements nationaux plus tard, l’addition est connue : la dette publique française a explosé, passant de 100 % à 120 % du PIB. C’est le prix des mesures prises pour lutter contre l’épidémie et perfuser l’économie française, brutalement mise à l’arrêt au printemps, et encore en partie grippée aujourd’hui.
Ce n’est pas la première fois que les finances publiques font les frais d’une situation exceptionnelle. C’était déjà le cas, notamment lors de la crise financière de 2008 ou après les chocs pétroliers des années 1970.
Il existe aussi des exemples dans l’histoire de dettes a priori faramineuses qui ont été surmontées par la suite. L’économie française n’a-t-elle pas connu ses « trente glorieuses » après la seconde guerre mondiale, dont elle était sortie laminée et surendettée ?
Sauf que la perspective d’une sortie de la crise sanitaire s’accompagne aussi de craintes. Peut-on vraiment espérer un net rebond de l’économie et une période de prospérité dans les années à venir ? Et si le fardeau de la dette étouffait la reprise, contraignant les Etats à des politiques d’austérité sans fin au détriment des investissements qui s’imposent, notamment pour mener à bien la transition écologique ? Les plus jeunes vont-ils devoir supporter le poids de cette dette pendant des décennies ?
Toutes ces questions ouvrent le débat sur la manière de surmonter les contraintes budgétaires que nos économies hériteront de la pandémie. Certains économistes et personnalités politiques en sont convaincus : seule une annulation de la « dette Covid » offrirait aux Etats les marges de manœuvre nécessaires pour préparer l’avenir. D’autres, à l’inverse, disqualifient d’emblée une idée qu’ils jugent « idiote » et dangereuse.
Pour comprendre ce débat, Les Décodeurs ont recensé les arguments qui opposent partisans et détracteurs de l’annulation.
La dette Covid est-elle insurmontable ?
Pour certains, il s’agirait d’un secret de polichinelle : la dette publique accumulée a atteint un niveau trop élevé pour être honorée dans son ensemble, sauf à envisager une cure d’austérité drastique. « Si nous remboursons cette somme, nous devrons la trouver ailleurs », estiment ainsi près de 150 économistes de treize pays européens, dont Thomas Piketty, l’ancien ministre belge Paul Magnette et Gaël Giraud dans une tribune au Monde publiée le 5 février. Rembourser impliquerait, selon eux, d’augmenter sensiblement les impôts et/ou de baisser la dépense publique, deux choix aux conséquences sociales désastreuses.
L’ancien ministre socialiste Arnaud Montebourg tenait le même discours sur BFM-TV en novembre :
« Si quiconque est capable de me dire comment nous allons rembourser 500 milliards [d’euros] de dette en plus […] C’est impossible, et nous ne pourrons pas le faire sans des jacqueries et des révoltes. »
Mais les opposants à une annulation de la dette rétorquent que le contexte change tout. Les Etats européens ont, en effet, bénéficié de taux d’intérêts particulièrement bas, voire négatifs, comme c’est le cas depuis plusieurs années. Ils ont donc pu emprunter tant pour soutenir l’économie que pour honorer leurs emprunts passés – ce qui s’appelle « rouler la dette ».
Pour l’heure, les emprunts roulent, mais ne font pas boule de neige : la charge de la dette, c’est-à-dire le montant des remboursements liés aux intérêts des emprunts, a même diminué ces dernières années. La loi de finances initiale pour 2021 prévoit ainsi que l’Etat paie environ 36 milliards d’euros d’intérêts et 118 milliards d’euros d’amortissement de la dette, contre respectivement 42 milliards et 115 milliards d’euros en 2017.
La « dette Covid » n’en reste pas moins bien réelle et appellera des efforts budgétaires de la part des Etats, prévenait la Cour des comptes, en juin 2020. Selon son rapport, un retour de la croissance et des taux d’intérêts bas ne suffiront pas à maîtriser l’évolution de la dette dans la durée. Mais l’ampleur des ajustements nécessaires dépendra de la conjoncture.
Tous les observateurs ou presque s’accordent au moins sur un point : les finances publiques sont sur une ligne de crête, et il serait dangereux de ne pas tenir compte du fait que les taux d’intérêts, aujourd’hui historiquement bas, finiront tôt ou tard par remonter.
Peut-on dire qu’une grande partie de cette dette serait « fictive » ?
La majorité (75 % environ) de la dette des Etats européens est détenue par d’autres Etats, des banques, des compagnies d’assurance ou encore des épargnants. La plupart des économistes s’accordent à dire que refuser de rembourser cette dette-là serait particulièrement risqué. Une telle opération aurait vraisemblablement pour effet de dissuader les prêteurs de se fier aux Etats européens pour longtemps, ce qui ferait grimper en flèche les taux d’intérêt.
Le cœur du débat actuel porte en réalité sur la fraction restante de la dette, environ un quart, qui est détenue par la Banque centrale européenne (BCE). Cette dernière rachète des titres de dette publique des Etats membres de l’Union européenne depuis 2015, et a été particulièrement active pendant la pandémie. Elle a ainsi absorbé environ 60 % des émissions de dette publique européenne entre mars et août 2020, selon une analyse de la Banque de France.
Ces créances pourraient être annulées ou transformées en dette perpétuelle ou de très long terme, à taux nul. Cette idée est soutenue à gauche par des personnalités, comme Arnaud Montebourg ou le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon (auteur d’un plaidoyer sur le sujet sur son blog dès avril 2020), mais aussi à droite par Guillaume Peltier (Les Républicains) ou le financier Alain Minc.
Selon eux, cette manœuvre relèverait d’un jeu à somme nulle, ou presque. « Les citoyens découvrent, pour certains avec effarement, que près de 25 % de la dette publique européenne sont aujourd’hui détenus par leur banque centrale. Nous nous devons à nous-mêmes 25 % de notre dette », écrivent Thomas Piketty et ses cosignataires dans leur tribune. Cela représente de l’ordre de 2 500 milliards d’euros de créances qui pourraient être effacées à l’échelle européenne. Une manne qui serait mieux utilisée si elle finançait des investissements d’avenir, plaident les auteurs de ce texte.
Ce raisonnement passe sous silence plusieurs points. D’abord, il est en principe interdit à la BCE de financer directement les Etats membres de l’Union européenne, d’où la mise en place d’un système en deux temps pour acheter des titres de dette publique : le quantitative easing (« assouplissement quantitatif »). Concrètement, la BCE ne leur prête pas directement, mais rachète leurs créances à leurs prêteurs sur le marché secondaire. Ce système engage au passage la BCE auprès des créanciers.
Ce n’est pas au sens strict la BCE qui détient les titres de dette des Etats membres, mais l’Eurosystème, qui regroupe la BCE et les banques centrales de la zone euro, dont la Banque de France. « L’essentiel des titres de dette publique française qu’elle détient est en fait là dans le bilan de la Banque de France, détenue à 100 % par l’Etat français », rappelait ainsi Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la direction générale du Trésor, qui dépend de Bercy, dans un billet publié en décembre.
Cela implique que les titres de dette des Etats européens détenus par l’Eurosystème lui rapportent des intérêts, qui sont eux-mêmes reversés en fin de compte aux Etats. Ce flux serait coupé si l’on décidait d’annuler ces titres ou de les rendre perpétuels, avec un taux nul.
C’est pourquoi l’économiste Jean Pisani-Ferry, soutien d’Emmanuel Macron pendant la présidentielle de 2017, estime qu’annuler la dette détenue par la BCE constituerait une « mystification », dans une tribune publiée en mai 2020. Selon lui, cela ne rendrait les Etats « ni plus riches ni plus pauvres ».
« Car la BCE, qui leur appartient, serait toujours endettée à l’égard des détenteurs d’actifs monétaires. La dette du secteur public (Etats + BCE) resterait la même. »
Henri Sterdyniak, économiste classé à gauche, tempête aussi depuis près d’un an contre cette proposition qu’il qualifie de « fake theory ». S’il juge le débat sur l’avenir de la dette et la politique économique à mener nécessaire, il doit avoir lieu « sur la base d’arguments économiques sérieux (il ne faut réduire les déficits publics que s’ils provoquent des déséquilibres macroéconomiques, pas s’ils y remédient), et non par un tour de magie consistant à dissimuler les dettes publiques ».
L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), un organisme indépendant de recherche et de prévision auquel appartient M. Sterdyniak, tempère également dans une note publiée en janvier la pertinence d’une annulation de la dette détenue par l’Eurosystème. Son poids sur la charge de la dette serait en effet limité, du fait que la BCE a acheté des titres de dette à des taux extrêmement faibles.
Est-il « interdit » d’annuler la dette ?
Cet argument massue est largement utilisé par ceux qui refusent toute perspective d’annulation de la dette détenue par la BCE. A commencer par la présidente de l’institution européenne, Christine Lagarde, qui dénonce dans Le Journal du dimanche du 7 février une idée « inenvisageable » et qui serait « une violation du traité européen, qui interdit strictement le financement monétaire des Etats ».
Or, réformer les traités nécessiterait l’aval de l’ensemble des pays de l’Union européenne, ce qui n’est jamais aisé.
Dans l’autre camp, Thomas Piketty et ses cosignataires rétorquent que « l’annulation [de la dette] n’est pas explicitement interdite par les traités européens. » L’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) dit en effet qu’il est « interdit à la BCE d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux Etats membres », sans évoquer spécifiquement le cas d’une annulation de crédit.
Reste que la manœuvre pourrait être jugée contraire à l’esprit du traité, reconnaissait en décembre Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférences en économie à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, sur le site The Conversation.
L’économiste, qui défend l’annulation de la dette, formule une objection de fond à l’argument de Christine Lagarde :
« Faut-il s’interdire aujourd’hui de penser à des solutions hors cadre, hors traité ? Je crois important, au contraire, de penser à des solutions nouvelles plutôt que de se conformer à un cadre inadapté aux enjeux d’aujourd’hui et de demain. »
Une manière de déplacer le débat du terrain juridique au champ politique.
Cette solution risquerait-elle de dérégler l’économie ?
Au moins deux grands arguments sont opposés à l’annulation de la dette. D’abord, celui d’aboutir à une inflation incontrôlée. Plusieurs pays ont, comme l’Argentine au début des années 2000, connu des périodes d’hyperinflation après avoir connu des défauts de paiement de leur dette.
Cette situation pèse sur le pouvoir d’achat des ménages et pourrait aussi, dans la situation actuelle, contraindre la BCE à durcir sa politique monétaire, notamment en remontant les taux d’intérêt… ce qui compliquerait l’équation pour les Etats, contraints d’emprunter pour boucler leur budget. Précisément ce que tout le monde cherche à éviter.
Le deuxième grand risque identifié serait de saper la réputation de la BCE et de l’ensemble des Etats. C’est ce qui fait dire à Jean-Michel Naulot, ancien membre du collège de l’Autorité des marchés financiers, que « personne, absolument personne, ne peut prédire les conséquences d’une annulation des titres du Trésor de la BCE ». Et de poursuivre :
« Pourquoi ? Parce que cette expérience serait inédite et qu’elle toucherait à l’essentiel, la solidité de l’institution monétaire, donc à la confiance qu’elle inspire. Or, sans la confiance, c’est tout le système économique qui risque de s’effondrer. »
Ces inconvénients sont démesurés par rapport aux bénéfices incertains de l’annulation de la dette, tranche dans une autre tribune au Monde un collectif de plus de quatre-vingts économistes et chercheurs de différents pays, parmi lesquels Daniela Gabor, Jacques Généreux ou Thomas Porcher :
« La supposée bouffée d’oxygène d’une annulation serait très vite annulée par la prime de risque que les marchés ne manqueraient pas d’imputer sur la signature des Etats membres de la zone euro. »
Selon eux, d’autres solutions existent pour réduire le fardeau de la dette, notamment du côté des circuits de financement des Etats ou de la taxation des hauts patrimoines et des bénéfices.
Même Marine Le Pen, qui n’est pourtant pas un fervent soutien de la BCE, estime dans une tribune publiée dans L’Opinion qu’« une dette doit être remboursée. Il y a là un aspect moral essentiel. A partir du moment où un Etat souverain fait appel à une source de financement extérieure, sa parole est d’airain ».
Là encore, deux conceptions diamétralement opposées se font face. Ainsi, la peur d’une spirale inflationniste ne serait pas d’actualité, selon plusieurs promoteurs de l’annulation, comme Gaël Giraud, Laurence Scialom, professeure à l’université Paris-Nanterre ou Alain Grandjean, président de la Fondation Nicolas-Hulot, à l’origine d’une autre tribune sur sujet.
Ce tour de passe-passe autour des dettes publiques ne favorise pas l’inflation, assurent-ils. Il « ne ferait qu’empêcher la destruction monétaire associée au remboursement. La monnaie resterait disponible pour être investie et circuler dans l’économie réelle. Certes, cela ferait diminuer les fonds propres de la Banque centrale, mais ne l’empêcherait en aucun cas de fonctionner ».
Quant au saut vers l’inconnu et au risque que représenterait une telle initiative, ils ne seraient somme toute que proportionnels à la gravité du moment. « Nous ne prenons pas l’annulation de dettes publiques, fussent-elles détenues par la BCE, comme un événement anodin, écrivent Thomas Piketty et ses cosignataires dans leur tribune. Mais l’Europe ne traverse-t-elle pas aujourd’hui une crise d’une ampleur exceptionnelle, qui appellerait des mesures tout aussi exceptionnelles ? »
En bref
Si l’envolée de la dette depuis le début de la pandémie peut paraître spectaculaire, elle ne menace pas les finances publiques à court terme. Mais elle pose des questions pour les décennies qui viennent. De quoi alimenter la controverse sur une possible annulation de la part de cette dette détenue par l’Eurosystème, qui a émergé à la faveur de la crise et oppose deux lectures presque irréconciliables de la situation.
Poster un Commentaire