Il a d’abord fallu trouver un traducteur. Ces documents sont rédigés en arabe. Puis essayer de vérifier leur authenticité. « Ils ressemblent beaucoup aux documents officiels que j’ai vus pendant un reportage au Qatar, a répondu une consœur sollicitée par nos soins, qui parle et lit couramment l’arabe. Et les chiffres sont correctement écrits ». Par ailleurs, autre vérification d’usage, les officiels qataris nommés dans ces documents étaient en poste au moment où ils auraient été fabriqués. Ils peuvent donc en être les auteurs.
Ces premières vérifications effectuées semblaient plutôt probantes. Mais pas suffisantes pour écarter la possibilité d’une manipulation, ou même une nouvelle affaire Clearstream 2. Pas d’autre choix par conséquent que de se rapprocher des « services » pour évaluer la crédibilité de ces éléments.
Des services documentés
Après avoir fait à son tour traduire les documents que nous lui avions remis, notre contact, une source « proche des services de renseignement », revient rapidement vers nous. Première information, les deux traductions aboutissent à des résultats similaires. La suite, notre source l’explique de vive voix : « Plusieurs services de renseignement, aux Etats-Unis et en Israël, sont informés de l’existence de ces documents, affirme-t-il à Blast. Le Qatar lui-même est au courant qu’ils ont fuité. Apparemment, les informations qu’ils contiennent confirment ce que savent certains services, notamment sur le rôle du Qatar en Libye. »
Si ces quatre documents sont authentiques, ce que semblent confirmer nos vérifications, c’est un véritable tremblement de terre qui pourrait se propager dans le Tout-Paris, compte tenu de l’identité de ceux qu’ils désignent comme récipiendaires des cadeaux distribués par l’émir du Qatar. Et des implications possibles de telles largesses.
Un ordre cash
Le premier, et le plus ancien, date du 24 novembre 2009. Adressé au directeur de la trésorerie, cet ordre de paiement porte la signature du ministre de l’Economie et des Finances, Youssef Hussain Kamal. Montant : 6 millions d’euros. L’ordre précise que la somme doit être remise en cash au docteur Abdallah Ahmed Al-Kubaisi, directeur de cabinet de l’altesse Sheikha Mouza Bent Naser Al-Misned, l’épouse de l’émir. A qui ? Ce document indique que ces 6 millions d’euros d’argent liquide sont destinés à… Carla Bruni-Sarkozy, l’épouse du président de la République française !
Comment s’expliquerait-on une telle générosité ? Ce n’est pas un cadeau de mariage, celui des époux Sarkozy a été célébré le 2 février 2008, dix-neuf mois plus tôt. Ni un cadeau de naissance pour la petite Giulia : elle est née le 19 octobre 2011, deux ans après la remise (supposée) de cette montagne d’argent. Alors… pourquoi ? Interrogée par Blast via sa maison de disques, Carla Bruni-Sarkozy n’a pas répondu.
Mais rappelons-nous la présidence Sarkozy. A l’époque, le Qatar a table ouverte à Paris, où il obtient notamment la défiscalisation de ses investissements immobiliers en France. Toute la Sarkozie défile par ailleurs régulièrement à Doha, à l’image de la ministre de la Justice Rachida Dati, qui deviendra une proche du procureur général du Qatar.
Plusieurs livres sur les relations entre la France et le Qatar ont été publiés depuis une dizaine d’années. Les mieux informés sont certainement Christian Chesnot et Georges Malbrunot, qui ont consacré trois ouvrages à ce sujet.
Dans leur première enquête, « Qatar, les secrets du coffre-fort », publiée en 2013 chez Michel Lafon, les deux journalistes racontent la première visite de Carla Bruni-Sarkozy à Doha.
« À l’automne 2009 la première dame a été invitée à inaugurer un centre médical à Doha. Les autorités qatariennes l’auraient largement remerciée pour sa venue ». La lecture se poursuit par un chapitre donnant de nombreux détails sur cette visite et sur l’intervention de Nicolas Sarkozy, venu chercher sa femme à Doha.
Youssef certifie
Le deuxième document en notre possession concerne à nouveau la France sous la présidence de Nicolas Sarkozy. La date qu’il porte est très difficilement lisible. A priori daté du 25 octobre 2011 (avec ces réserves, donc), il est adressé au directeur de la Trésorerie du Qatar. Son auteur ? Toujours Youssef Hussain Kamal. Le ministre qui tient les finances du pays précise qu’un chèque certifié de 40 millions de riyals qataris (environ 9,1 millions d’euros, à la parité actuelle) doit être remis à Bernard-Henri Lévy. Sur ordre de l’émir.
Là encore, la justification d’une telle prodigalité, telle qu’elle est présentée par ce document, à un « philosophe » par ailleurs fortuné est un mystère. Contacté par Blast, BHL n’a d’abord pas donné suite. Avant que son attachée de presse (chez son éditeur, Grasset) ne nous fasse parvenir ce jeudi soir une réponse succincte par mail. Elle tient en deux lignes : « J’ai contacté Mr Bernard-Henri Levy. Celui-ci n’a jamais eu le moindre contact, d’aucune sorte, avec le Qatar. Tout document qui prétendrait le contraire ne peut être qu’un faux grossier ».
A l’époque, BHL est le porte-parole autoproclamé de la rébellion libyenne. Pour justifier son engagement auprès des « révolutionnaires » libyens, il explique agir en tant que « juif ». Un argument qui ne souffre pas la contestation, à ses yeux. « J’ai porté en étendard ma fidélité à mon nom et ma fidélité au sionisme et à Israël », déclame-t-il. Le 2 juin 2011, il rencontre d’ailleurs pendant plus d’une heure et demie le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, pour plaider la cause de la rébellion libyenne. Accréditant ainsi la fausse thèse selon laquelle Israël est derrière la chute de Kadhafi. Mais Israël refusera de s’engager dans cette aventure.
La clé de cette énigme – et de ce cadeau évoqué par le document qui cite le nom de BHL – se trouve peut-être dans le document qatari. Il faut revenir aux dates, et aux évènements de l’époque. Le soulèvement contre le régime dictatorial du colonel Kadhafi débute le 15 février 2011. Très rapidement, Bernard-Henri Lévy affiche publiquement son soutien aux opposants au régime. Et il va peser de tout son poids pour convaincre le président Sarkozy d’engager la France militairement, sous couvert d’une opération autorisée par l’ONU. Le 20 octobre 2011, après la chute de Syrte, son dernier refuge, le colonel Mouammar Kadhafi est arrêté et tué.
Officiellement démentie
Existe-t-il un lien entre la chute du dictateur et le chèque que ce document présente comme adressé à BHL par le Qatar ? Ce chèque doit-il être considéré comme une pièce de toute première importance pour comprendre les causes réelles de la chute de Kadhafi ? La version officielle, on s’en souvient, avait justifié l’intervention armée de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis au nom d’une urgence : la protection de la population libyenne, notamment les habitants de la ville de Benghazi, menacés d’extermination. Cette version a depuis été démentie.
Les motivations réelles du président Sarkozy ont également été questionnées. Notamment depuis la parution d’une enquête de Mediapart sur les dessous du financement de sa campagne présidentielle de 2007, qui dévoilait l’implication financière possible du « Guide » de la révolution.
« Le Qatar a utilisé les grands pays occidentaux, à commencer par la France, pour faire la sale besogne »
Mais depuis des années une autre version circule dans les milieux du renseignement. En réalité, la chute du colonel Kadhafi aurait été imaginée, préparée et organisée par Doha, la capitale du Qatar. Profitant des Printemps arabes qui se soulèvent alors, et bouleversent la donne en Afrique du Nord, puis en Syrie, le Qatar y aurait vu une opportunité pour étendre sa zone d’influence dans la région. Ainsi, la décision aurait été prise de profiter de ce climat pour installer à Tripoli, au pouvoir, les Frères Musulmans, que l’émir protège et finance depuis des décennies. Les liens entre l’organisation islamiste extrémiste et le Qatar ont été largement décrits par Christian Chesnot et George Malbrunot dans leur livre « Qatar, les secrets du coffre-fort ».
« C’est le frère du numéro 2 d’Al Qaeda qui dirigeait l’organisation en Libye » affirme notre source proche des services de renseignement. Selon cet interlocuteur, le Qatar a utilisé les grands pays occidentaux, à commencer par la France, pour mettre son plan à exécution et faire la sale besogne. Le chèque qui aurait pu être remis à BHL – si on en croit le document – aurait-il pu participer à l’élaboration de ce plan ? Ou est-ce, comme le prétend aujourd’hui BHL un faux grossier destiné à l’incriminer ? Impossible en l’état de répondre à cette question. La seule chose que nous pouvons mettre en avant ici, c’est l’existence du document qui indique qu’un chèque a été rédigé à l’ordre du philosophe. Rien n’indique que ce dernier l’ait touché. Seules des vérifications judiciaires pourront faire la lumière sur cette situation.
Du terrain de guerre au terrain de jeu
Avec le troisième document remis à Blast, c’est un autre volet qui s’ouvre. Le chèque qui semble y être associé pourrait également être compromettant pour son destinataire. Et faire rebondir l’enquête en cours en France sur l’attribution de la Coupe du monde 2022 de football au Qatar. En date possible du mois de décembre 2010 – la mauvaise qualité de la copie qui nous est parvenue rend difficile la lecture du mois mais l’année, elle, est clairement indiquée -, il émane comme les deux premiers documents du ministre de l’Economie et des Finances. Et il est adressé également au directeur de la Trésorerie de l’Emirat. Youssef Hussain Kamal demande que 40 millions de riyals qataris (soit environ 9,1 millions d’euros à la parité actuelle) soit versés à Laurent Platini, le fils du célèbre footballeur. Sollicité lui aussi par Blast, Laurent Platini ne nous a pas répondu.
La date de ce cadeau est cruciale. Le 2 décembre 2010, la FIFA désigne par 18 voix contre 6 (pour les Etats-Unis) le Qatar pour organiser la coupe du monde 2022. Mais très rapidement, la presse internationale va enquêter sur les dessous de cette attribution et dévoiler les méthodes corruptives de l’émirat.
Surtout, l’existence d’un déjeuner organisé à l’Elysée avec un représentant du Qatar et Michel Platini quelques jours avant la décision de la FIFA est révélé. Or, avant ce déjeuner, l’ex-Ballon d’or était contre le Qatar. Au moment du vote, il a changé d’avis. Et soutient finalement sa candidature. Un revirement qui laissé penser que ces agapes ont pu peser lourdement dans la balance.
De plus, son fils Laurent, alors en poste dans la filiale Sport du groupe Lagardère, est embauché en décembre 2011 par Burrda Sports (Qatar Sports Investment) comme « general manager ». Laurent Platini conservera son poste jusqu’en décembre 2016. Le mois suivant son départ, il retourne dans le groupe Lagardère, dont le Qatar est un important actionnaire – comme directeur marketing de la branche Sport, rebaptisée depuis Sportfive, et vendue l’année dernière au fonds HIG Capital.
Human Rights Watch dément
Le quatrième document en notre possession, enfin, est plus récent mais tout aussi surprenant. Daté de janvier 2018, il mentionne un don de 3 millions d’euros autorisé par le président du conseil ministériel qatari suite à une demande du ministre des Affaires étrangères à l’ONG Human Rights Watch. Contactée par Blast via son bureau parisien, l’organisation dément l’existence d’un tel don, précisant ne recevoir « aucun financement d’aucun gouvernement ou entité gouvernementale afin de garantir son indépendance. »
L’ONG a beaucoup travaillé sur le Qatar. Dans son rapport 2018, elle salue « une série de réformes importantes des droits humains qui, si elles étaient appliquées, introduiraient certaines des normes internationales les plus progressistes en la matière dans la région du Golfe. ». Ces éloges avaient, c’est peu de le dire, surpris plus d’un observateur alors que les avancées en matière de droits de l’Homme au pays de la famille Al Thani restaient très modestes et superficielles.
Selon nos informations, les autorités françaises sont informées de l’existence de ces documents. D’après des sources concordantes, aussi bien au ministère de l’Intérieur qu’à la Chancellerie, Gérald Darmanin comme Eric Dupond-Moretti savent qu’ils circulent. Pour autant, aucune enquête n’a été diligentée pour le moment, ne serait-ce que pour en vérifier l’authenticité.
Il est probable, compte tenu des instructions en cours à propos de l’attribution de la coupe du monde au Qatar et de l’hypothétique financement libyen de Nicolas Sarkozy que les magistrats instructeurs se saisissent de ces documents, s’ils ne les ont déjà pas entre leurs mains, pour vérifier si ces chèques et ces ordres de paiement ont été suivis de virements bancaires.
Le off de l’enquête
Fin février 2021, Bernard Nicolas m’appelle et me met au courant de l’existence des quatre documents. En l’état, ils sont inexploitables mais nous savons déjà, compte tenu de la façon dont ils nous été remis, qu’ils sont crédibles.
L’enquête que nous publions ici décrit les questions qui se sont posées et le travail que nous avons mené autour de ces documents.
Nous avons évidemment contacté chacune des trois personnalités dont les noms sont cités, ainsi que l’ONG évoquée dans le plus récent des quatre : Carla Bruni-Sarkozy par un mail envoyé en début de semaine au service de presse de sa maison de disques (aucune réponse), Laurent Platini par un message également envoyé sur son mail professionnel (aucune réponse).
Bernard a contacté le service de presse de l’ambassade du Qatar à Paris pour avoir des explications sur ces documents , là-encore sans obtenir de réponse.
L’ONG Human Rights Watch nous a pour sa part répondu par l’intermédiaire de son bureau parisien, pour démentir le don évoqué dans le document en notre possession.
Enfin, Bernard-Henri Lévy a été sollicité par téléphone et par un mail adressé à son attachée de presse, chez son éditeur. Jusqu’à ce jeudi soir, sans réponse, avant qu’un message ne nous soit adressé au moment où nous bouclions cet article, ce jeudi soir donc. Son contenu, rapide, est intégré dans son déroulé.
Crédits photo/illustration en haut de page :
vue aérienne de Doha. 26 avril 2021. Ozkan Bilgin / Anadolu Agency via AFP et logo de la première branche indienne de la banque de Doha, à Mumbai , 29 avril 2015, INDRANIL MUKHERJEE AFP
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