Ils ont été blessés par un tir de LBD au début du mouvement des ‘gilets jaunes’. Un événement qui a bouleversé leur vie et parfois leur apparence. Deux ans après, le souvenir est encore vivace et les séquelles quotidiennes.
Quand ils ont enfilé le gilet jaune, fin 2018, ils ont participé à leur toute première manifestation. Au cours de la mobilisation, de nombreux manifestants ont été blessés par des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD). 353 d’entre eux ont été blessés à la tête, dont 30 éborgnés, d’après le décompte du journaliste David Dufresne. Vanessa, Yvan, Alain et Franck sont allés sur les ronds-points et dans les rues pour défendre leurs convictions, mais ils en sont revenus marqués pour toujours, dans leur chair et dans leur esprit.
Un quotidien de soins et de rééducation
Dans le miroir, son reflet n’est plus de même. Depuis le 15 décembre 2018, date à laquelle elle a reçu un LBD en plein visage, Vanessa Langard, 36 ans, ne se reconnait plus. Ce jour-là à Paris, c’est sa première manifestation, « si ce n’est celle contre Le Pen dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle en 2002 ».
Le 19 décembre, elle doit commencer un travail « d’assistante de vie pour les enfants handicapés dans les écoles ». Mais sa vie bascule en quelques secondes. Depuis, son quotidien est ponctué par les soins de rééducation pour compenser les capacités cognitives altérées et les opérations pour « reconstruire » son visage « déformé » par l’impact. Psychologue, neurologue, kiné… Elle enchaine les rendez-vous et paye les frais médicaux « de [sa] poche ».
À la suite de cette blessure, la jeune femme encaisse « chaque mois » l’annonce d’un « nouvel handicap » : « J’apprends que ma rétine est écrasée et que je ne retrouverai plus la vue, puis que j’ai une nécrose du cerveau », relate-t-elle. « L’épilepsie, les absences, les difficultés de mémoire, de concentration… » Autant de troubles auxquels elle doit désormais s’habituer. Auxquels s’ajoute l’angoisse : « Je ne sors plus toute seule, je fais des crises d’angoisse, je dors très mal et je suis tout le temps épuisée ». Son compagnon s’est retrouvé face à « une autre personne, il ne comprenait pas ». Alors, ils se sont quittés.
Ce qui maintient Vanessa Langard « en vie », c’est la lutte contre les violences policières qu’elle poursuit au sein du collectif « Les Mutilés pour l’exemple ». « Heureusement qu’ils sont là, sinon je ne serais plus là, car je ne veux pas de cette vie où je souffre tous les jours », confie-t-elle. « On est allé jusqu’à l’Assemblée nationale pour être entendus dans le cadre d’une proposition de loi sur les violences en manifestation. »
L’engagement comme thérapie
Yvan Borysevic a lui aussi rejoint ce collectif où les mutilés s’entraident. Il a mis toute son énergie dans son engagement, et même pris davantage confiance en lui en prenant publiquement la parole dans un micro. Le 29 décembre 2018, il manifestait lui aussi pour la première fois, à Montpellier.
C’est la première fois qu’il sent des gaz lacrymogènes et qu’il entend des tirs de LBD. Sur son gilet jaune il est écrit : « les forces de l’ordre avec nous ». Après avoir envahi les rails de la gare SNCF avec d’autres manifestants, il sort du bâtiment, « les mains dans les poches. Je marche calmement, je m’arrête pour regarder ce qu’il se passe derrière moi, et là je reçois un impact de LBD dans l’œil droit », raconte l’homme de 42 ans.
« Je veux pouvoir lui poser la question : pourquoi il m’a visé et pourquoi dans la tête. C’est comme faire un deuil. »
Yvan Borysevic ne comprend pas immédiatement ce qu’il vient de se passer. Il s’effondre, sonné. Des soignants parmi les manifestants lui apportent les premiers soins. « J’ai eu de la chance, je n’ai pas perdu mon œil », relativise-t-il. Il s’en tire avec « une déformation au niveau de l’œil et une cicatrice ». Outre son reflet altéré dans le miroir, il souffre aussi de troubles de la mémoire et ne dort plus que « maximum trois heures par nuit ».
Malgré tout, Yvan Borysevic est retourné au plus vite battre le pavé, plus « revendicatif » et avec plus de « rage » encore. Cette fois, son gilet jaune porte l’inscription « ACAB », lorsqu’il ne vient pas en tant que « street medic ». « Je serais prêt à jeter des cailloux aujourd’hui, mais je ne le fais pas, parce que je ne veux pas tomber dans leur jeu », explique-t-il. Il se bat désormais sur le terrain judiciaire, attendant l’aboutissement de sa plainte déposée il y a deux ans. Il espère être confronté au tribunal à l’agent dont le tir a provoqué sa blessure : « Je veux pouvoir lui poser la question : pourquoi il m’a visé et pourquoi dans la tête », dit-il. « C’est comme faire un deuil ».
Un choc post-traumatique persistant
Pour Alain Hoffmann en revanche, le choc post-traumatique a été destructeur. Sa plainte a été classée sans suite, l’IGPN lui ayant « indiqué que les caméras de surveillance n’étaient pas exploitables et qu’ils n’ont pas pu retrouver le tireur ». « Je laisse tomber », concède le Jurassien de 56 ans qui ne parvient pas à se replonger dans une procédure judiciaire. Impossible aussi de participer aux marches des « Mutilés pour l’exemple », car « ça me ramenait toujours en arrière », explique-t-il.
La blessure, « ça m’a bousillé psychologiquement », souffle-t-il. Suivi par un psychologue et un psychiatre, la moment où il a été blessé lui revient « tous les jours dans des flashs ». Sans compter les cauchemars, où « je suis en manifestation, j’essaye de m’enfuir mais je n’arrive pas à avancer et la police me poursuit », raconte-t-il.
Le souvenir de cette journée du 1er décembre 2018, « acte 3 » des « gilets jaunes » à l’Arc de Triomphe, est gravé dans sa mémoire. Là encore, c’est sa première manifestation. Dans le chaos, aveuglé par les gaz lacrymogènes, son téléphone hors d’état de marche en raison des canons à eau, il perd les amis qui étaient venus avec lui depuis leur rond-point du Jura. Soudain, il sent un gros choc dans son cou. La projectile a fait un « gros trou, ma carotide est apparente, se souvient-il, le médecin m’a dit qu’à quelques millimètres près je serai mort« .
Une « descente aux enfers » financière et sociale
Les mois qui suivent sont une véritable « descente aux enfers ». « J’ai tout perdu, ma famille, ma copine, mon emploi d’éducateur avec des autistes… Je vais aux Restos du cœur » Sa personnalité change complètement : « Je m’emportais pour un rien, je devenais anti-social ». Alain Hoffmann a aussi été frappé d’une forme de « paranoïa » : « Je mets mon matelas contre les vitres le soir », décrit-il. » J’ai peur que la police vienne, je me sens surveillé. »
Depuis ce même 1er décembre 2018 à l’Arc de Triomphe, Franck Osawa est lui aussi en « état de vigilance permanente ». Il fait des cauchemars similaires à ceux d’Alain Hoffmann : « Ce sont des scènes de guerre, je suis blessé, je me traine et je ne peux plus courir », précise cet habitant de Seine-et-Marne de 48 ans. Lorsqu’il revient de la manifestation, « le nez explosé à 90% » par une balle de LBD et une vue altérée à l’œil droit, il ne peut pas reprendre son travail dans l’aéronautique.
À partir de là, « c’est l’hécatombe : je ne pouvais plus payer mon loyer, alors je suis resté vingt mois sans domicile fixe, dont deux mois dans ma voiture. Aujourd’hui, je suis en foyer et au RSA ». « Ça a changé ma personnalité », concède Franck Osawa. « Je me suis renfermé. Je ne sors presque plus, j’ai perdu le sens des relations, je ne vois plus grand monde. Je n’ai plus l’envie et j’ai perdu confiance en moi. Je ne pourrais plus reprendre ma vie d’avant, ça n’existe plus. »
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