Nouvel article sur Arguments pour la lutte sociale
қария, шық ! qarïya, şıq ! Le vieux, dégage !
par aplutsoc2
A l’heure où sont écrites ces lignes, on sait que le président Tokaïev essaie d’employer la force, mais que des groupes de soldats, peut-être massivement à l’ouest du pays, ont changé de camp. La question d’une intervention russe circule comme un spectre (des ultra-nationalistes russes et autres « combattants du Donbass » la réclament et accusent l’Ukraine d’avoir fomenté les manifs !). On sait aussi que les manifestations sont massives et la grève, générale. Et que les slogans ont largement dépassé les revendications refusant la hausse subite (doublement d’un coup) des prix des carburants et du gaz, et se centrent sur « le vieillard, dégage ». Le vieillard, c’est Nazarbaïev, qui a formellement transmis le pouvoir à Tokaïev en 2018.
Les militants ouvriers en France ne sont pas très familiers du Kazakhstan. C’est pourquoi il est utile de donner quelques repères. Ceci n’est en rien un cours d’histoire, mais un aide-mémoire sur : pourquoi le Kazakhstan, c’est important, et quelle est l’histoire qui a façonné le soulèvement naissant actuel. Nous pouvons le faire en cinq moments clefs.
Premier moment clef : en juin 1916 les Tadjiks et d’autres peuples de ce qui s’appelle alors le Turkestan, correspondant aux États situés au Sud de l’actuel Kazakhstan (Turkménie, Ouzbékistan, Tadjikistan) se soulèvent contre le recrutement forcé de soldats pour la grande boucherie. En zone kazakh, les nomades affrontent les colons russes cosaques. La répression est féroce, mais l’insurrection six mois plus tard se font dans la révolution de 1917, dont le soulèvement de l’Asie centrale coloniale était le signe précurseur.
Second moment clef, qui dans cette série est celui qui ne correspond pas à un soulèvement populaire mais à un écrasement : en janvier 1928, parallèlement au voyage de Staline en Sibérie qui lance la rupture avec la paysannerie et prépare la prétendue collectivisation, la direction du PC kazakh opère un tournant « ultra-gauche », en fait colonialiste : l’intelligentsia nationale est écrasée et le nomadisme doit être éradiqué. Résultat : la première de la série des grandes famines staliniennes, le Jasandy Acharchylyk, ou Aqtaban Subryndy. En 1932 sur moins de 4 millions d’habitants à l’époque, 1,3 millions sont morts et 2 millions partis jusqu’en Chine, dont 600 000 reviendront, de nombreux « koulaks » russes et ukrainiens déportés venant boucher les trous.
Troisième moment : le 16 décembre 1986, Gorbatchev-le-réformateur veut casser la mafia du coton et des minéraux d’Asie centrale et limoge la direction du PC local … du coup entièrement russifiée. Une insurrection éclate à Almaty (Alma-Ata, ou avait été déporté Trotsky fin 1927) : c’est le Jeltoksan, réveil national. Dans l’immédiat, la répression gorbatchévienne fait environ 1000 morts, dont beaucoup de personnes arrêtées et déshabillées dans le blizzard par la milice, mortes congelées. Mais la crise de l’appareil en place aboutira à la concentration des pouvoirs par un bureaucrate local qui s’installe au sommet en 1989 : Nursultan Nazarbaïev, depuis despote présidentiel en fait toujours au pouvoir aujourd’hui.
Quatrième moment : fin 2011, explosion ouvrière dans ce qui est devenu, à partir des trusts d’État de l’époque brejnévienne, un Eldorado pour les capitaux chinois, russes, japonais, allemands …, source de 40% de la combustion mondiale d’uranium, grève générale dans l’industrie pétrolière et mouvement vers des syndicats indépendants. Nazarbaïev coupe la poussée par un massacre à Zhanaosen, dans l’ouest – officiellement 14 morts, bien plus en fait.
Cinquième moment : maintenant. Un doublement soudain des prix des carburants, liés à la spéculation la plus effrénée, produit un soulèvement parti, justement, de Zhanaosen. Il s’étend rapidement à tout le pays et exige le départ de Nazarbaiev. C’est une menace pour les impérialismes les plus proches, russe et chinois (et beaucoup de liens associent Kazakh et Ouzbeks) et un signal pour les peuples des États ex-soviétiques situés plus au Sud, et y compris pour ceux d’Iran et d’Afghanistan.
Comme l’explique un responsable du BKPD, les syndicats indépendants bélarusses, « chez nous la mèche a été allumée par le Covid, chez eux elle l’est par le prix des carburants, mais c’est la même explosion, et les forces en place n’y pourront rien ». Nul doute que pour les peuples russe, ukrainien, bélarusse, comme pour les peuples turcophones et iranophones d’Asie centrale Xinjiang compris, la chute du régime kazakh serait le début d’un chant nouveau. D’ores et déjà l’opération de pression impérialiste russe contre l’Ukraine est affaiblie par ce soulèvement.
Le risque d’une répression massive et sanglante est là. La seule parade, c’est le ralliement de soldats aux manifestants, qui a commencé, et leur armement. C’est là une position responsable, la plus économique en pertes humaines. Car, même s’ils résistaient, les Nazarbaïev et les Tokaïev comme les Bachard et les Moubarak sont condamnés par la volonté du plus grand nombre. Place au peuple, à la jeunesse, à la liberté et aux syndicats indépendants !
aplutsoc2 | 5 janvier 2022
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