grand entretien
Prime aux candidats de droite, fracture générationnelle, inégalités sociales… Deux spécialistes du vote analysent pour franceinfo les causes et effets de l’abstention, qui menace un scrutin habituellement plus mobilisateur que les autres élections.
Combien d’électeurs se déplaceront dans les isoloirs les 10 et 24 avril prochains ? Après les taux records d’abstention aux élections municipales de 2020 puis aux départementales et aux régionales de 2021, les observateurs craignent que la présidentielle soit, à son tour, boudée par les Français. Un tel phénomène serait nouveau pour le scrutin le plus plébiscité depuis le début de la cinquième République.
Pour évaluer l’ampleur de ce risque et ses enjeux politiques, franceinfo a interrogé les chercheurs en sociologie électorale Vincent Tiberj et Tristan Haute, codirecteurs du livre Extinction de vote ? (éditions PUF). Ces deux spécialistes confirment la menace d’une participation plus faible à la présidentielle 2022. Ils rappellent que l’abstention touche surtout l’électorat populaire. Et surtout qu’elle risque de faire des gagnants et des perdants. Le Rassemblement national ainsi qu’une partie de la gauche sont les forces qui ont le plus à craindre d’une faible participation.
Franceinfo : Nous dirigeons-nous vers une abstention record à la prochaine élection présidentielle ?
Vincent Tiberj : L’abstention est un phénomène compliqué. Elle peut avoir tendance à augmenter ou à baisser, cela dépend de l’enjeu. Il y a de plus en plus une dimension conjoncturelle dans le vote. Or, l’élection présidentielle de 2022 semble moins mobilisatrice que celle de 2017, qui avait pourtant déjà connu une abstention plus forte qu’en 2012.
« En décembre dernier, Ipsos a mesuré un taux d’intérêt pour la campagne à seulement 67%. A titre de comparaison, cet indicateur était à 81%, à la même période en 2016. »
Vincent Tiberj
à franceinfo
Tristan Haute : Ce type de baisse n’est jamais bon signe mais il faut aussi se méfier de ces indicateurs. L’abstention est un phénomène très difficile à mesurer pour les instituts de sondage. Les personnes qui acceptent de répondre à des enquêtes socio-politiques sont plus intéressées que la moyenne par les campagnes électorales. Elles ont donc une propension plus faible à s’abstenir.
La surprise peut-elle être comparable à celle des dernières élections régionales ?
VT : Le souci, c’est aussi que beaucoup d’électeurs ont tendance à cacher leur abstention lorsqu’ils sont interrogés. C’est d’ailleurs ainsi que les sondeurs expliquent qu’ils se sont complètement trompés aux dernières régionales. Il y avait alors eu des records d’abstention qui n’avaient pas du tout été anticipés et nous craignons le même effet en avril prochain. Pourtant, la présidentielle a jusqu’à présent toujours été une élection qui a plutôt fait le plein de participation.
La présidentielle attire-t-elle plus d’électeurs dans les isoloirs que les autres scrutins ?
VT : Oui, lorsqu’on regarde l’évolution de l’abstention aux différentes élections présidentielles, la ligne qui se dessine est plus ou moins plate. Les autres élections, au contraire, suivent des tendances beaucoup plus à la hausse, entrecoupées de montées et de descentes en fonction des enjeux.
A l’exception de la présidentielle de 2002, qui a connu une participation beaucoup plus faible…
VT : Il faut rester raisonnable. En 2002, la présidentielle est tout de même restée beaucoup plus mobilisatrice que les élections législatives qui l’ont précédée et qui l’ont suivie, par exemple. En réalité, en 2002, il y a aussi eu un petit effet vacances, notamment à Paris. Comme quoi, la participation peut parfois tenir à peu de chose. Mais, mine de rien, lorsque l’on regarde les dates des deux tours de la présidentielle de 2022, il pourrait à nouveau y avoir une incidence.
Quel est le profil type de l’abstentionniste ?
TH : Les enquêtes sur la participation électorale réalisées par l’Insee, qui confrontent les listes d’émargement et les données du recensement, font ressortir certaines caractéristiques. L’abstentionniste type est moins diplômé que l’ensemble de la population et appartient plutôt aux catégories populaires, donc les ouvriers et les employés non qualifiés. Il va plutôt être dans une situation de précarité avec un travail répétitif, à la chaîne. Surtout, il va être plus jeune. Par ailleurs, on retrouve aussi des facteurs familiaux, notamment le fait d’être dans une famille monoparentale ou de vivre dans un relatif isolement social. Toutes ces situations contribuent à une abstention beaucoup plus forte.
Comment expliquez-vous que les taux de participation soient plus faibles au sein de l’électorat populaire ?
TH : Il y a un sentiment d’illégitimité politique dans cette partie plus populaire et moins diplômée de la population. C’est un électorat qui ne va pas forcément se sentir compétent pour participer à la vie politique. Il y a aussi le sentiment que le vote a un impact très limité pour leur propre situation sociale. Enfin, tout cela se combine avec l’idée qu’il faut du temps pour voter. Le temps de se déplacer dans les bureaux de vote le jour J mais aussi le temps de s’intéresser aux campagnes électorales. Or ce temps, ces électeurs ne vont pas forcément le prendre.
Tous les Français ne sont donc pas égaux face au vote ?
TH : Les inégalités sociales de participation sont particulièrement présentes dans les scrutins moins mobilisateurs, comme cela a été le cas aux dernières élections départementales et régionales. Mais elles sont, traditionnellement, tout de même moins importantes à l’élection présidentielle, du fait de la plus forte participation. Cependant, cela ne veut pas dire qu’elles disparaissent et elles peuvent ressurgir dans le cas d’une présidentielle moins mobilisatrice.
Vos travaux montrent également une différence de comportement de plus en plus forte entre les générations…
VT : Oui. Au-delà, des facteurs sociaux, nous constatons un fort impact générationnel. L’abstention progresse à mesure qu’arrivent des générations post-baby boom nées à partir des années 1960. Ce phénomène est encore plus fort avec les « millenials », c’est-à-dire les électeurs arrivés à l’âge adulte dans les années 2000. Le rapport au vote de ces générations est de plus en plus intermittent. Ces derniers ne s’abstiennent pas systématiquement. Leur vote dépend de l’élection, de qui est candidat et des enjeux. À l’opposé, les électeurs nés avant les années 1940 ainsi que les « baby-boomers », nés juste après la guerre, considèrent encore le vote comme un devoir. Ceux-là ont plutôt tendance à voter à toutes les élections.
Ces inégalités favorisent-elles certaines forces politiques ?
VT : Très clairement. C’est ce que nous avons constaté aux dernières régionales. Les électeurs âgés de plus de 65 ans ont pesé 1,5 fois leur poids démographique dans les urnes. Tandis que la moitié des moins de 35 ans, en âge de voter, ne se sont pas exprimés. Or les générations les plus anciennes sont plus portées vers la droite traditionnelle. Ces électeurs ont plutôt voté pour le parti Les Républicains aux régionales de juin dernier. Ce n’est pas quelque chose de nouveau. En 2017, François Fillon avait fait ses meilleurs résultats au sein de cette population plus âgée. Aujourd’hui, Valérie Pécresse, la candidate des Républicains, obtient également ses meilleurs scores d’intentions de vote dans cet électorat.
« De même pour Eric Zemmour, qui pourrait être l’un des grands bénéficiaires d’une démobilisation électorale massive en avril prochain. »
Vincent Tiberj
à franceinfo
A l’inverse, qui sont les perdants de l’abstention ?
VT : Les partis politiques qui font beaucoup de voix parmi les catégories populaires ont le plus à pâtir de l’abstention. Il en va ainsi du Rassemblement national, mais également des écologistes et d’une partie de la gauche.
Les responsables politiques sont-ils suffisamment conscients de ces enjeux ?
VT : Jusqu’à un certain point. On le voit bien pendant les soirées électorales. Il y a d’abord quelques minutes de discussion sur le niveau de l’abstention attendu, puis vient l’heure des duplex depuis les QG, et après c’est parti pour les analyses du type « les Français ont pensé que », « les Français ont sanctionné le gouvernement » et ainsi de suite. Nous sommes donc clairement face à un système politique qui déplore l’abstention d’un côté, mais qui, d’un autre côté, continue à fonctionner très bien avec des taux de participation relativement faibles. Il y a quand même eu un record de vote blanc au second tour de la présidentielle de 2017. En a-t-on parlé de ce record ? Quasiment pas.
La hausse de l’abstention est-elle inévitable pour les démocraties ?
VT : Non ce n’est pas une fatalité. L’élection présidentielle de 2020 aux Etats-Unis a enregistré une participation record. En Allemagne, il y a une relative stabilité. Et le vote continue de progresser dans d’autres pays, comme les Etats scandinaves par exemple.
TH : Depuis le début de la pandémie, il y a aussi cette idée que les records d’abstention sont la conséquence de la crise sanitaire. Pourtant, lorsque nous décentrons notre regard, il apparaît que d’autres pays ont également connu un recul de la participation ces deux dernières années, mais rarement aussi massif qu’en France.
Des mesures peuvent-elles être prises pour stopper la hausse de l’abstention ?
VT : En France nous avons une conception particulière de la démocratie. Elle est considérée comme « un truc d’élus », réservé aux grandes personnes, qui seraient les seules aptes à nous représenter. Or, on s’aperçoit en regardant ce qui se fait ailleurs, que les électeurs se déplacent lorsqu’on leur donne de la parole et de l’espace. Par exemple autour de referendums sur des questions comme l’avortement ou le salaire minimum, ou encore en autorisant le vote à partir de 16 ans pour permettre aux lycéens de se politiser.
TH : Nous ne réfléchissons pas suffisamment à nos modes de représentation. Souvent, les réponses à la hausse de l’abstention consistent surtout à rechercher des solutions techniques, comme la procuration ou le vote par internet. On peut se demander si ces alternatives ne sont pas survalorisées, car les remobilisations qu’elles peuvent entraîner sont souvent marginales. Et elles vont surtout bénéficier à des personnes déjà prédisposées à participer et donc contribuer à accroître les inégalités face au vote.
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