Si l’on a beaucoup insisté sur la distance du mouvement des « gilets jaunes » vis-à-vis des syndicats, il semble que ce soit tout le système de négociation de l’entreprise qui s’est trouvé débordé par des salariés qui ne voient pas forcément le petit patron comme un adversaire. Rémunération, conditions de travail et sens du travail, les gilets jaunes ont porté ces questions en dehors des murs de l’entreprise, rappelant l’État à son rôle d’arbitre.
Cet article est en accès libre.Découvrez notre offre spéciale !
Le mouvement des « gilets jaunes » a commencé par un malentendu. Le traitement médiatique des blocages du 17 novembre et des actions qui ont suivi a été plutôt positif, et contraste avec les commentaires réprobateurs développés tout au long du mois de décembre. Ce regard positif s’explique par l’incompréhension des journalistes des chaînes d’information en continu : la mobilisation du 17 novembre a été d’abord appréhendée comme une révolte antitaxes menée par les catégories « populaires » des milieux ruraux et périurbains. Ainsi, lorsque les chaînes d’information en continu ouvrent leurs micros aux gilets jaunes, elles pensent donner la parole à la victime légitime d’une fiscalité étouffante : le travailleur méritant de province.
Tout semble alors indiquer les prémices d’une révolte conservatrice, orientation que le mouvement a pris soin de déjouer (lire à ce sujet le premier article du collectif Quantité critique). Intervention après intervention, les gilets jaunes ont clairement affirmé que leur lutte n’était pas contre l’impôt, mais bien pour la justice fiscale, comme le relevait très tôt Alexis Spire.
De façon très rapide, dès la fin novembre, les revendications portées sur les ronds-points se sont déployées vers la question salariale. Augmentation des rémunérations, réévaluation des retraites, l’enjeu du salaire et des prestations sociales est devenu un point clé de la plateforme de revendications. Au-delà de la suppression de la taxe sur les carburants, la réponse d’Emmanuel Macron le 10 décembre signale la centralité de ces revendications, lorsqu’il présente une hausse de la prime d’activité comme une hausse du Smic. Sur les ronds-points, la manœuvre ne prend pas : les revendications salariales continuent et s’étendent, côtoyant désormais la revendication démocratique du référendum d’initiative citoyenne (RIC).
La séquence de ces derniers mois interpelle. À l’action syndicale, la grève et la manifestation, le mouvement des gilets jaunes a préféré des formes nouvelles d’action collective qui se déroulent hors les murs de l’entreprise et après le temps traditionnellement dévolu au travail. Les mobilisations ont lieu principalement les samedis, lors de journées généralement non travaillées. L’activité sur les ronds-points atteint souvent son point d’orgue aux heures tardives, une fois la journée de travail terminée.
Comment expliquer qu’une revendication salariale ait pu court-circuiter le schéma classique de la négociation collective ? Comment analyser ce grand contournement ? Si les commentateurs ont insisté sur la distance des gilets jaunes vis-à-vis des syndicats, il semble évident que c’est tout le système de négociation de l’entreprise qui s’est trouvé débordé. Il est alors nécessaire de repartir de l’expérience salariale des gilets jaunes. Leur rapport au travail, à leur employeur ou aux syndicats permet d’appréhender leurs perspectives d’action avec un regard renouvelé. L’espace de la lutte se déplace, notamment parce que leur situation en entreprise possède le plus souvent des caractéristiques qui rendent inefficace ou inenvisageable la formulation de ces revendications dans le face-à-face localisé avec l’employeur.
Le mouvement des gilets jaunes n’est évidemment pas réductible à un mouvement de salariés. Il est également composé de retraités, d’indépendants et de petits entrepreneurs, et de personnes en situation de handicap. Des lycéens et des étudiants ont pu, surtout à la fin de l’année dernière, se joindre au mouvement. Cependant, et bien que la proportion varie suivant les enquêtes, toutes celles réalisées jusqu’à ce jour convergent vers l’idée que les personnes salariées sont très majoritaires dans le mouvement.
La plupart des données publiées ont présenté les niveaux de revenus et les difficultés financières sans séparer les salariés des autres groupes mobilisés. Par exemple, les chercheurs de Sciences-Po Grenoble montrent que 68 % de leur échantillon de gilets jaunes disposent d’un revenu par foyer inférieur au revenu médian, tandis que 17 % se situent parmi les 10 % de Français les plus pauvres (moins de 1 136 euros par mois pour le foyer). Les chercheurs du centre Émile-Durkheim constatent quant à eux que 45 % de leur échantillon est non imposable et que le revenu moyen de leurs enquêtés est inférieur de 30 % à la moyenne nationale. Dans les données recueillies par le collectif de chercheurs Quantité critique, les difficultés financières déclarées sont partagées tant par les salariés que par les autres groupes : 89 % des gilets jaunes y déclarent avoir du mal à finir le mois. Ce chiffre ne change quasiment pas (90 %) lorsque l’on regarde uniquement des salariés de l’échantillon.
La difficulté à vivre de son salaire n’est toutefois pas le seul élément caractéristique. Elle s’articule à un fort sentiment de dévalorisation au travail : 71 % ne se sentent pas reconnus pour leurs efforts au travail (dont 34,6 % disent n’être « pas du tout reconnus »). Si la plupart des gilets jaunes occupent un emploi, il s’accordent donc pour dire que leur travail n’est pas assez valorisé, économiquement et symboliquement.
En précisant encore leur rapport à l’entreprise, on observe que les enquêtés semblent plutôt travailler dans de petites structures. Lors d’une enquête qualitative menée dans l’Oise, on observe premièrement une légère surreprésentation des actifs travaillant dans les très petites, petites ou moyennes entreprises (TPE-PME). Alors que la moyenne nationale n’est que de 49 %, ils sont 57 % à travailler dans ce type de structure, dont 25 % dans des TPE. S’il s’agit d’être prudent quant à ces résultats localisés, la participation de ce salariat est relativement exceptionnelle comparativement à la composition classique des mobilisations interprofessionnelles, centrées au contraire sur les grandes entreprises. L’une des originalités du mouvement des gilets jaunes tient effectivement dans sa capacité à mobiliser des personnes peu coutumières de l’action collective (47 % de l’échantillon étudié par Sciences-Po Grenoble se compose de primomanifestants).
Dans ces petites entreprises, les rapports avec le patron sont les plus positifs. Nombreux sont les gilets jaunes à déclarer entretenir une relation « cordiale » ou « amicale » avec leur patron quand ils travaillent dans les TPE, ce qui n’est le cas que pour une part marginale de ceux travaillant dans de grandes ou très grandes entreprises. Cette dimension est cruciale pour appréhender la particularité de leur rapport au travail. Leur insertion dans des structures de taille réduite favorise des rapports de proximité entre les salariés et la direction, le patron étant souvent intégré au collectif de travail. L’employeur est alors rarement considéré comme un adversaire. L’action syndicale qui vise à instaurer un rapport de force au sein même de l’entreprise semble donc bien peu pertinente aux yeux de ces salariés.
Le rapport complexe des gilets jaunes aux syndicats
Si l’on additionne les salariés des petites structures aux précaires et aux chômeurs, les travailleurs qui ne possèdent pas de table de négociation formelle avec leur employeur sont vraisemblablement majoritaires dans le mouvement. Pour les CDD et les intérimaires, la négociation prend souvent la forme d’un marchandage hasardeux au gré des opportunités d’emploi ou de leur absence. Pour les autres, la contrainte réelle ou supposée pesant sur les PME est suffisamment intégrée par les salariés pour qu’elle rende impossibles les revendications à l’échelle microéconomique.
En d’autres termes, ces salariés déclarent avoir le sentiment d’être « dans le même bateau » que leur employeur. L’organisation syndicale est rarement considérée comme un acteur en capacité de peser en faveur de l’amélioration des conditions de rémunération. Toutefois, même si 64 % des gilets jaunes ne veulent pas des syndicats dans le mouvement (d’après les chiffres du centre Émile-Durkheim), le rapport des gilets jaunes à ces derniers n’est pas homogène. Ce chiffre masque des divergences essentielles.
Premièrement, il convient de rappeler que les gilets jaunes ont un rapport très éloigné aux syndicats. Dans l’enquête du collectif Quantité critique, 81 % des gilets jaunes interrogés n’ont jamais été membres d’un quelconque parti ou syndicat. Dans l’Oise, où une forte proportion de gilets jaunes travaille dans une TPE/PME, un sur deux affirme que les syndicats ne sont pas présents dans son entreprise. Cet éloignement explique en grande partie leur rapport méfiant, voire hostile. Au niveau national, le baromètre du dialogue social du Cevipof souligne que le désamour pour les syndicats est au plus fort dans les PME. 56 % des salariés de ces entreprises pensent que les syndicats sont trop politisés (trois points de plus que la moyenne nationale), et 50 % préfèrent la négociation directe avec leur hiérarchie immédiate à l’action syndicale. C’est par ailleurs dans les TPE que le taux de participation aux élections professionnelles est le plus bas (7,3 %).
La deuxième expérience relative aux syndicats est celle de la déception. Dans les entreprises plus importantes, ils peuvent être présents mais l’expérience ratée de la négociation salariale, ou bien les fermetures de sites, entraînent un sentiment d’inefficacité. À Beauvais, où l’entreprise Nestlé s’apprête à fermer son unité de production, une partie des salariés préfèrent parfois agir sur le rond-point au côté des gilets jaunes plutôt que sur le piquet de grève.
Même dans les entreprises en expansion, la désillusion face à la réalité syndicale se fait ressentir, comme le fait remarquer un ex-militant CGT de Massey Ferguson : « Avant, au syndicat on était nombreux, et même les salariés non adhérents les écoutaient. Je suis allé récemment à un rassemblement syndical, il y avait moins de monde que sur le rond-point aujourd’hui. » Cette déception s’exprime donc pleinement lors des entretiens avec les gilets jaunes. Chez ceux qui refusent la présence des syndicats dans le mouvement, les mêmes mots reviennent souvent : « Si le mouvement existe, c’est que les syndicats ne font pas leur travail », ou encore : « Ils nous ont laissés tomber. »
Ces rapports négatifs aux syndicats doivent cependant être nuancés. Dans l’échantillon national analysé par Luc Rouban, chercheur au Cevipof, les soutiens les plus résolus au mouvement ont un avis positif à hauteur de 30 %, quand ce chiffre tombe à 15 % chez les opposants. La critique des syndicats est donc moins forte dans les segments de la société qui approuvent le mouvement que dans d’autres. À l’intérieur du mouvement, une minorité importante des enquêtés est favorable à une convergence, ce qui constitue le troisième rapport des gilets jaunes aux syndicats. Une partie des personnes mobilisées les plus proches des organisations ambitionne de créer une communauté d’action avec les syndicats. Du côté des gilets jaunes que nous avons rencontrés, un discours récurrent consistait à faire une distinction entre « les directions » et « les syndicalistes », en assimilant les premières à des institutions politiques (parfois accusées de corruption ou d’opportunisme) et les seconds à des alliés de terrain précieux en raison de leur expérience militante.
Au cours de la passation des questionnaires de notre collectif, de nombreux gilets jaunes déclaraient à propos des militants syndicaux qu’ils avaient « leur place dans le mouvement mais pas les directions ». Il y a là un espoir de convergence, associé à l’opinion globalement positive des gilets jaunes pour le syndicalisme de terrain, reliée à leur désir d’agréger toutes les forces dans la lutte. Ainsi, on a assisté à plusieurs reprises à des manifestations communes entre syndicats et gilets jaunes, notamment à Compiègne. Même à Beauvais, où les relations ont pu se révéler plus compliquées, les gilets jaunes se sont joints à la manifestation intersyndicale du 5 février. Le 1er mai 2019, dans plusieurs villes de France, militants syndicaux et gilets jaunes ont défilé ensemble.
Ce que le néolibéralisme fait à la négociation collective
Ces trois rapports donnent à voir la complexité et l’ambivalence de la relation des gilets jaunes aux syndicats. Les gilets jaunes interrogés oscillent entre le désir de bénéficier de l’expérience militante syndicale et la peur d’être « récupérés » par eux. Quand certains affirment que « on n’a pas le choix, ils sont nécessaires », d’autres disent que les syndicats « se font acheter » ou qu’ils « vont [les] récupérer ». Si la critique des syndicats est parfois rude, il serait cependant caricatural de l’assimiler à celle portée à l’encontre du gouvernement. Ainsi, il n’existe pas de rejet général des institutions dans laquelle la critique des syndicats se mêlerait à celle du gouvernement de façon indifférenciée. Le rapport des gilets jaunes aux syndicats est ambivalent, tiraillé entre la demande et la défiance, et il s’apparente davantage à un espoir déçu qu’à un rejet en bloc.
LIRE AUSSI
Afin de comprendre la méfiance des gilets jaunes à l’égard des centrales syndicales, il est nécessaire d’envisager cette mobilisation comme un produit des mutations économiques et des réformes législatives néolibérales des dernières décennies. Plutôt que d’attribuer ce « grand contournement » de la négociation collective classique au seul échec des organisations salariales, il est primordial de l’appréhender comme le fruit de changements structurels de l’économie. Les entreprises sont de plus en plus amenées à externaliser leurs coûts de production en ayant recours à des sous-traitants. Dans le monde du travail, cette nouvelle doctrine de production entraîne une précarisation des salariés via des contrats à durée déterminée (CDD) et de l’intérim, mais aussi une fragilisation de la capacité de négociation des salariés en CDI.Cet affaiblissement des capacités d’organisation du salariat s’est accompagné d’une volonté politique de remise en cause des instances collectives. Les politiques néolibérales ont visé à affaiblir les « structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur », selon l’analyse de Pierre Bourdieu. Les réformes des gouvernements successifs ont cherché à court-circuiter les accords de branche afin que la négociation salariale ait désormais lieu au niveau de l’entreprise.
La loi Travail du 8 août 2016 et les ordonnances Macron du 22 septembre 2017 constituent l’aboutissement de cette logique. À travers l’inversion de la hiérarchie des normes, la négociation s’est décentralisée pour se jouer principalement au niveau de l’entreprise, précisément là où le rapport au patronat et l’organisation collective rendent plus difficile tout effort d’amélioration des conditions salariales. Il n’est donc pas étonnant que le mouvement des gilets jaunes ait décidé de porter ses revendications en dehors du lieu de travail et au-delà de la seule question salariale.
Faute de pouvoir négocier directement avec l’employeur, c’est l’État qui a, depuis le début du mouvement, été désigné comme l’arbitre potentiel du conflit (et ce malgré la défiance vis-à-vis du gouvernement). À ce titre, le discours d’Emmanuel Macron du 10 décembre, au cours duquel il appelait les entreprises à faire un « geste » pour leurs salariés, sur la base du volontariat, est symptomatique du refus de répondre aux attentes des gilets jaunes. Contre la lecture macroniste, le mouvement cherche de façon confuse un nouvel arbitrage de classe permettant de sortir de la dévalorisation du travail organisée par la décentralisation de la négociation.
Le refus du gouvernement de faire de l’enjeu salarial une question politique a alimenté la volonté des gilets jaunes de se positionner sur des enjeux démocratiques représentés par le RIC. Le cadrage du « grand débat », refusant de traiter la question salariale, n’a fait que renforcer l’importance prise par ces revendications.
Ce texte a été écrit par cinq membres du collectif Quantité critique : Zakaria Bendali, Gauthier Delozière, Maxime Gaborit, Gala Kabbaj et Yann Le Lann.
Quantité critique est un collectif de maîtres de conférences, de doctorants et d’étudiants en sociologie qui enquêtent sur les mouvements sociaux en France depuis septembre 2018. Sur le mouvement des gilets jaunes, ils ont conduit une enquête par questionnaires dans plusieurs groupes Facebook nationaux liés au mouvement. Celle-ci a permis de recueillir 526 questionnaires portant sur la politisation et le rapport au travail des répondants. De plus, le collectif conduit actuellement un travail de terrain sur plusieurs ronds-points occupés de l’Oise, à Senlis, Compiègne et Beauvais. Celui-ci se compose d’une enquête par questionnaires en face-à-face dont les données sont en cours de traitement, ainsi que d’une enquête qualitative comptant une cinquantaine d’entretiens avec des personnes mobilisées.
Poster un Commentaire