De nombreuses maternités sont confrontées à une pénurie sans précédent de sages-femmes. Elles limitent les inscriptions, abandonnent le suivi de grossesse et sont parfois contraintes de refuser des femmes sur le point d’accoucher. En Seine-Saint-Denis, le décès d’un bébé a bouleversé les soignants.
31 juillet 2022
Que peut-on dire ou écrire de la très grave crise que traverse, cet été et sans doute bien plus durablement, la périnatalité en France, c’est-à-dire les soins donnés aux femmes enceintes et aux nouveau-nés ? « On veut alerter, et ne pas faire peur, dit Julie Chateauneuf, sage-femme coordonnatrice du réseau de périnatalité en Seine-Saint-Denis et dans le nord de la Seine-et-Marne. Pour les femmes enceintes, c’est déjà suffisamment inquiétant d’avoir des difficultés à trouver une place dans une maternité. »
En septembre 2020, un rapport sur les « 1 000 premiers jours de vie », du quatrième mois de grossesse aux deux ans de l’enfant, était rendu au président de la République. Pour repérer les dépressions périnatales, qui touchent entre 10 et 15 % des mères et des pères, ainsi que les violences conjugales, l’équipe menée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik préconisait la construction d’un parcours « personnalisé » : entretien prénatal, préparation à la naissance et à la parentalité, accompagnement du retour à domicile. Cet été 2022, c’est au contraire à une spectaculaire régression qu’assistent de nombreux professionnels de la périnatalité.
Début juillet, l’Agence régionale de santé d’Île-de-France a ouvert deux cellules de crise dédiées aux femmes enceintes : l’une pour leur trouver des places en maternité, l’autre pour faciliter les « délestages », c’est-à-dire le transfert de femmes sur le point d’accoucher de la maternité où elles sont inscrites, si elle est saturée, vers une autre maternité qui dispose encore de places.
« Le terme de délestage peut paraître choquant, s’excuse un directeur d’hôpital en Île-de-France, qui préfère témoigner de manière anonyme. C’est un langage technique, de gestion. On déleste quand la maternité est saturée, qu’il n’y a plus de place. On le fait pour des raisons de sécurité : mieux vaut un délestage bien organisé qu’un accouchement dans de mauvaises conditions. La sécurité est la préoccupation de tout le monde, l’implication des équipes est exceptionnelle. »
Un événement grave lors d’un délestage
Pourtant, dans le courant du printemps, un délestage s’est très mal passé. Une femme qui devait accoucher au centre hospitalier de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) a été envoyée vers l’hôpital Robert-Debré à Paris, qui a refusé de la prendre en charge. Une troisième maternité, celle de l’hôpital Jean-Verdier à Bondy (Seine-Saint-Denis), l’a finalement acceptée, peut-être trop tard. Le bébé est décédé en réanimation à l’hôpital Trousseau à Paris. Cet événement a provoqué une vive émotion et a été rapporté à Mediapart, anonymement, par plusieurs soignants des différents hôpitaux impliqués. « Est-ce que ce que l’on craignait depuis si longtemps est arrivé ? » s’interroge une sage-femme.
Dans le langage hospitalier, on parle d’un « événement indésirable grave ». Il est reconnu par l’Agence régionale de santé (ARS) d’Île-de-France, le centre hospitalier de Saint-Denis, et l’Assistance publique – hôpitaux de Paris (AP-HP), le grand groupe hospitalier francilien auquel appartiennent les hôpitaux Robert-Debré, Jean-Verdier et Trousseau. Plusieurs semaines plus tard, il n’a toujours pas été analysé lors d’une revue de morbidité et de mortalité (RMM), une analyse collective, rétrospective et systémique, conduite lorsque survient une complication ou un décès suspect. La réunion devait se tenir le 12 juillet, mais a été reportée « du fait de l’impossibilité de réunir dans ces délais l’ensemble des acteurs de la prise en charge, » explique l’AP-HP.
Au cours de cette réunion devrait être étudié un éventuel lien entre l’issue dramatique de l’accouchement et le retard de prise en charge. L’organisation du délestage sera au cœur de l’analyse. Le centre hospitalier de Saint-Denis a-t-il correctement organisé le délestage ? C’est normalement à l’administrateur de garde de trouver une maternité où orienter une femme sur le point d’accoucher. Pourquoi le Samu ou les pompiers ont-ils roulé vers Robert-Debré et pour quelles raisons cette maternité a-t-elle refusé l’admission ?
En attendant, les hôpitaux se renvoient la balle. D’un côté, le mastodonte AP-HP aux 38 hôpitaux se plaint « du grand nombre de demandes de délestage, notamment d’hôpitaux de Seine-Saint-Denis », rapporte un membre du conseil de surveillance. De l’autre, les acteurs de la périnatalité en Seine-Saint-Denis pointent « le manque de solidarité des hôpitaux de l’AP-HP, qui refusent systématiquement nos patientes, à tel point qu’on ne les appelle presque plus. Heureusement qu’on peut compter sur la solidarité de notre territoire, notamment des cliniques privées… »
À Robert-Debré, une sage-femme confirme que son hôpital, sauf exception, refuse les délestages d’autres maternités : « On priorise les femmes enceintes inscrites chez nous. »
L’hôpital de Saint-Denis reconnaît être en délestage très fréquemment, environ deux fois par semaine : il continue à accueillir les femmes qui se présentent directement, mais demande au Samu et aux pompiers de conduire les femmes enceintes en travail vers d’autres maternités.
L’Agence régionale de santé indique qu’entre le 4 et le 20 juillet, la cellule de crise a suivi « 21 femmes enceintes orientées vers une autre maternité et deux femmes accouchées transférées avec leur nouveau-né », faute de lit d’hospitalisation. La situation est la plus tendue en Seine-Saint-Denis, le département qui affiche le plus haut taux de natalité en France métropolitaine. Au mois de juillet, l’hôpital de Saint-Denis a délesté six femmes sur le point d’accoucher, indique la direction en réponse à nos questions. Elle précise cependant : « Notre maternité réalise 4 000 accouchements par an, une toute petite minorité de parturientes sont orientées vers d’autres établissements. »
Cette maternité de niveau 3, dotée d’une réanimation pédiatrique, prend en charge les accouchements les plus complexes. Elle a aussi la particularité d’accueillir de nombreuses femmes enceintes précaires : 10 % des parturientes sont orientées par le 115, parce qu’elles n’ont pas de domicile fixe. Et faute de solutions de logement à la sortie de la maternité, elles peuvent y rester hospitalisées jusqu’à 30 jours avec leur bébé, et donc saturer les lits. Certaines femmes prises en charge n’ont même jamais eu aucun suivi.
À cette situation sociale extrêmement tendue en Seine-Saint-Denis s’ajoute un déficit sans précédent de sages-femmes : « Une sur trois manque dans les hôpitaux de notre territoire, explique Julie Chateauneuf, sage-femme coordonnatrice du réseau de périnatalité en Seine-Saint-Denis et dans le nord de la Seine-et-Marne. Nous sommes dans une gestion de crise, dans une situation dégradée. Mais les équipes sont extrêmement mobilisées, on leur tire notre chapeau. »
À Saint-Denis comme ailleurs, les sages-femmes ont vu se dégrader la situation ces dernières années et ont tenté d’alerter. À l’automne dernier, elles étaient en grève. Alors, 21 postes de sages-femmes étaient vacants et 8 lits fermés. Cet été, ce sont 30 postes qui sont vacants et 17 lits qui sont fermés. La maternité est contrainte de limiter les inscriptions de femmes enceintes, pour diminuer le nombre de ses accouchements : de 5 000 par an il y a quelques années, elle n’en réalise plus que 4 000 environ.
Des centaines de femmes enceintes sans inscription en Île-de-France
La situation devient donc difficile pour les femmes enceintes qui s’inscrivent tardivement dans une maternité. Maria (1), sage-femme pour l’association Solipam, qui suit les parcours des femmes en grande précarité en Île-de-France, décrit une « pure catastrophe ». « En ce moment, on n’arrive plus à inscrire les femmes qui accouchent entre le 15 août et le 15 octobre. Même des femmes socialement stables, qui s’inscrivent au cinquième ou sixième mois de grossesse, vont avoir des soucis. On craint vraiment que des femmes accouchent dans des camions de pompiers. »
Chloé Fillon, sage-femme libérale au Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) et membre de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) sages-femmes en Île-de-France, confirme : « Plusieurs centaines, peut-être un millier de femmes en Seine-Saint-Denis ne sont pas inscrites dans une maternité. »
Dans ce département, de nombreuses maternités abandonnent aussi le suivi des grossesses en renvoyant les femmes enceintes vers les gynécologues ou les sages-femmes libérales « dans l’urgence », regrette Chloé Fillon. « On comprend bien que les maternités font ce qu’elles peuvent. Mais on se retrouve parfois avec des grossesses pathologiques, sans dossier médical, sans connaître les bilans, le contexte social. »
Des maternités abandonnent le suivi de la grossesse
« Les maternités se recentrent sur les urgences, les salles de naissance, confirme Julie Chateauneuf, du réseau de périnatalité de la Seine-Saint-Denis. Il n’y a souvent plus de préparations à l’accouchement ou de consultations de suivi de grossesse. Notre travail est de trouver des sages-femmes libérales, des centres de santé et des services de protection maternelle et infantile (PMI), qui suivent les grossesses des femmes puis les nouveau-nés. Seulement, ils ne sont pas en mesure d’absorber toutes ces femmes… », met-elle en garde.
Si la Seine-Saint-Denis est particulièrement en difficulté, le problème est bien plus large, d’ampleur nationale, selon une enquête de l’Organisation nationale syndicale des sages-femmes (ONSSF) menée en juin auprès de ses membres. Le syndicat a obtenu des réponses de 165 maternités sur 461. Quelque 120 déclarent être « en tension, en raison des difficultés de recrutement de médecins gynécologues, pédiatres et anesthésistes, et de manière extrêmement aiguë les sages-femmes. Ce sont des petits hôpitaux, mais aussi des CHU, avec des maternités de type 3. Tout cela a ou aura des conséquences sur la santé des femmes enceintes et des bébés », explique sa présidente Camille Dumortier.
Des sorties de plus en plus précoces
La maternité du CHU de Rennes (Ille-et-Vilaine) explique elle aussi devoir organiser des délestages de « femmes dont les grossesses sont à bas risque » et qui peuvent être réorientées vers d’autres maternités, « en cas de stricte nécessité ». La maternité a également fermé neuf lits de suites de naissance, où sont hospitalisés les femmes et les nouveau-nés après l’accouchement.
Les femmes sont donc invitées à sortir plus tôt de la maternité, deux jours après l’accouchement, pour être suivies à leur domicile par une sage-femme libérale. « Cette organisation a reçu un bon accueil de la part des sages-femmes libérales et des professionnels du CHU qui souhaitent la prolonger à l’issue de la période estivale et ainsi renforcer leur coopération », assure la communication du CHU.
Isabelle Martel, présidente du Conseil départemental de l’ordre des sages-femmes d’Ille-et-Vilaine, est plus circonspecte : « La décision de faire sortir les femmes plus tôt nous a été annoncée mi-juin, sans concertation. Des femmes nous appellent en catastrophe parce qu’elles accouchent en juillet ou en août et qu’elles ont été prévenues qu’elles devront sortir plus tôt. Mais seules 28 % des femmes ont eu un contact, avant la naissance, avec une sage-femme libérale. Comment peut-on faire plus, alors qu’on ne parvient pas, nous non plus, à trouver de remplaçantes ? »
En avril, la maternité de Nevers (Nièvre) a dû fermer ses portes à la suite d’une cascade d’arrêts-maladies de sages-femmes, épuisées. C’est pourtant la seule maternité de la Nièvre depuis la fermeture, il y a 15 ans, de celle de Clamecy, puis de celle de Cosne-Cours-sur-Loire il y a deux ans.
Nevers a aussi subi il y a trois ans « une restructuration menée par l’Agence régionale de santé, qui a estimé qu’on avait trop de sages-femmes », raconte David Boucher, infirmier et syndicaliste CFDT à l’hôpital de Nevers. « Mais leurs calculs n’étaient pas bons. Nous sommes la seule maternité de la Nièvre, nos femmes habitent loin, en zone rurale, notre population s’appauvrit, on ne peut pas renvoyer les bébés chez eux au bout de deux jours alors qu’il n’y a pas assez de sages-femmes libérales pour faire des visites à domicile. »
Aujourd’hui, la maternité de Nevers fonctionne en partie avec « des intérimaires très cher payé·es et la réserve sanitaire, qui normalement intervient sur le lieu de catastrophes, et n’a pas vocation à rester dans la Nièvre. L’été est assuré, mais tout est à revoir au 1er septembre », estime le syndicaliste.
Ces dernières années, les sages-femmes ont multiplié les mobilisations, les interpellations des pouvoirs publics. Elles veulent que leurs compétences soient reconnues, être représentées auprès des directions hospitalières.
Elles ont obtenu en novembre dernier une augmentation de salaire à l’hôpital de 500 euros net environ, dont les 183 euros du Ségur de la santé, auxquels s’ajoutent une prime d’exercice médical de 240 euros ainsi qu’une revalorisation des carrières. Dans les hôpitaux en tension, les heures supplémentaires revalorisées et les primes pleuvent, augmentant leurs salaires jusqu’à plus de 1 000 euros par mois. Mais cela ne suffit pas à les retenir.
« Les sages-femmes quittent les hôpitaux, parfois la profession, parce qu’elles en ont ras le bol d’être invisibilisées, que leurs responsabilités médicales ne soient reconnues que devant les tribunaux. Les sages-femmes sont une profession médicale, à bac + 5. Elles posent des diagnostics, prescrivent, mais gagnent 2 000 euros net en début de carrière », rappelle Camille Dumortier, présidente du syndicat ONSSF.
« Il faut redorer le métier de sage-femme à l’hôpital, plaide aussi Julie Chateauneuf. Il y a un risque très identifié que les professionnels quittent définitivement l’hôpital. On a alerté plusieurs fois, les difficultés de notre métier n’ont jamais été prises en compte. Là, on est face à un mur. On aimerait bien faire marche arrière, voir revenir les sages-femmes à l’hôpital, qu’elles y soient bien. »
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