Réquisitions, par Frédéric Lordon

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(photo : Jonathan Duong / LÀ-BAS SI J’Y SUIS)

On ne compte plus les raisons pour lesquelles ce procès doit se tenir. Si ça n’est pas la plus importante, mentionnons tout de même celle de donner à Franz-Olivier Giesbert, Christophe Barbier ou BHL la satisfaction orale de pouvoir dire « Fouquier-Tinville » ou « Vichinski ». Avec « procès stalinien » et « Khmer rouge », ce sont des objets simples que les petits peuvent mettre à la bouche, sans quoi ils sont tout énervés, se tortillent sur leur chaise, jettent la nourriture à terre et poussent violemment dans leurs couches.

À part les nécessités de la puériculture, il y a aussi que nous avons sans doute raison de profiter d’une des dernières occasions de nous livrer à des procès parodiques. Quand un pouvoir en est à un stade d’intolérance aux offenses symboliques qui lui fait poursuivre des activistes ayant décroché des portraits officiels en mairie, nul ne peut exclure que notre petite affaire se termine en procès réel du procès parodique — je ne sais pas ce que le président Mermet en pense, mais le procureur se sent plus près de la convocation judiciaire que de la Légion d’honneur.

Mais bien sûr, il y a surtout le prévenu lui-même, cas d’une beauté sans précédent dans les annales de la justice parodique, et qui ferait presque de la justice parodique une anticipation de ce que devrait être une justice réelle — car il est bien certain qu’à un moment ou à un autre, il faudra juger ces gens-là, et les juger pour de bon.

Pour l’heure, requérir en si peu de temps contre vous, M. Macron, est une gageure — c’est que l’épaisseur de votre dossier est considérable. Je laisserai donc à la défense la mauvaise foi d’exploiter tout ce qu’il aura été impossible de documenter ici. Mais je ne lui laisserai pas le loisir d’ignorer les enjeux véritables de ce procès, ni celui d’argumenter dans les coordonnées ordinaires du savoir d’expert néolibéral. Le temps n’est plus à la discussion d’économistes. Il se passe autre chose, qui engage la planète et une forme de civilisation.

« La sollicitude pour la pizza, c’est l’époque en raccourci »

Il arrive parfois qu’une anecdote livre à elle seule la totalité d’une situation — en fait, tous les jours, il nous en arrive qui disent la vérité de l’époque. Voici la dernière en date : un imbécile commande une pizza sur Uber Eats ; sur le chemin, le livreur est renversé ; l’imbécile se plaint de ne pas avoir reçu sa pizza et d’avoir payé pour rien ; Uber Eats répond qu’il va prendre des nouvelles de la pizza — j’exagère à peine. Au moment où, certes dans un tout autre genre, se tient le procès France Télécom, vous aurez du mal à faire passer ceci pour une péripétie regrettable mais sans signification, car, petits ou grands, ce sont les éléments cohérents d’un même tableau d’ensemble : la sollicitude pour la pizza, c’est l’époque en raccourci.

Messieurs les avocats, je dis que votre client est la figure de ce désastre, et que nous allons le juger comme tel. Emmanuel Macron est le visage de notre temps et, je suis désolé de vous le dire, notre temps a une sale gueule. M. Macron, vous personnifiez ce que l’époque a de plus haïssable. Elle est moralement vile. Comme elle, vous ne révérez que les valeurs de l’argent et de la compétition, qui distingue les riens et les premiers de cordée. La solidarité et la gratuité, c’est-à-dire tout ce qui fait des relations humaines dignes de ce nom, vous sont parfaitement inconnues. Vous travaillez même à les éradiquer pour livrer la totalité de la vie sociale à la marchandisation. Moralement vile, l’époque est aussi totalement irresponsable sur la question climatique. Il est vrai que le problème ne peut plus être posé qu’en les termes de la sortie du capitalisme, et qu’on pourra difficilement compter sur vous à cet égard. Il ne vous reste donc qu’à travestir en mots ce que vous poursuivez en actes.

La défiguration par la langue, et je dirais même la défiguration de la langue, c’est là un domaine où incontestablement vous excellez — un autre signe d’époque. D’une certaine manière, vous êtes un paradoxe ambulant. C’est qu’à votre propos on n’en finit plus de se poser la question suivante : comment tant de mensonges auront-ils pu être un tel opérateur de vérité ? Car tous vos mensonges en effet trahissent la vérité d’une configuration historique : la vérité d’un système unifié de l’oligarchie, depuis son fondé de pouvoir — vous — jusqu’à sa presse domestique. Entre défiguration des mots et aveux projectifs inconscients, votre mandat aura été comme une gigantesque performance dans le langage. Ainsi, au lendemain du 16 mars, acte il est vrai assez agité, croyant parler des « gilets jaunes », vous ne cessez de parler de vous sans même vous en rendre compte : « on ne peut pas s’arrêter à la tyrannie d’une irréductible minorité [2] ». Mais qui ne voit que c’est au minuscule carré d’oligarques regroupés autour de vous que ce propos s’applique idéalement en fait ? Et c’est vrai : vous formez une minorité irréductible et tyrannique.

Votre inénarrable porte-parole du moment, le célèbre Benjamin Griveaux, lui aussi mâchonne ses éléments de langage en lisant avec son doigt : « nous ne pouvons pas laisser une infime minorité violente abîmer notre pays et laisser détériorer l’image de la France à l’étranger » [3]. C’est tellement juste également. Votre infime minorité est violente, elle abîme le pays, littéralement, et c’est vrai aussi que votre répression, sans précédent depuis plus d’un demi-siècle, est maintenant regardée avec effarement par le Conseil de l’Europe, Amnesty International et les Nations unies.

Lors de votre récente conférence de presse, à propos de Benalla cette fois, vous déclarez : « est-ce que je regrette de l’avoir embauché à l’Élysée ? Non, parce que je pense que c’était extrêmement cohérent avec les valeurs que je porte et avec ce que je veux que nous fassions. » Là encore, c’est tout vous. En effet les valeurs que vous portez, ce sont celles des nervis lâchés dans la ville pour cogner du manifestant — on vous reconnaît parfaitement.

Comprenez, M. Macron, que, pour tout ce qu’il laisse transpirer d’aveux involontaires, ce règne du mensonge où vous vous êtes enfoncé laisse chaque jour votre légitimité un peu plus en lambeaux. Votre légitimité, ou plutôt son inexistence, dès le début, ça aura été votre problème. Il ne faut jamais perdre une occasion de rappeler quelles en ont été les données de départ : elles se mesurent à votre score d’adhésion réelle au premier tour de la présidentielle, soit 10,5 % des inscrits. 10,5 %, ce sont vos 23 % corrigés d’un taux d’abstention de 20 % et surtout d’un taux de vote utile estimé à 45 %. Avec 10,5 % de soutien réel, vous avez raflé l’élection, et régnez sur 100 % du corps social. Jamais vous n’avez prêté attention à cette extravagante situation permise par des institutions politiques qui montrent ici à quel point elles sont vicieuses.

Quant à la gigantesque prise d’otage du deuxième tour, elle vous faisait un devoir de prendre en considération tous les électeurs qui ne vous ont apporté leur suffrage, les malheureux, que pour faire entrer dans la postérité la désolante expression de « faire barrage ». Une morale politique élémentaire vous commandait, dans ces conditions, de renoncer à une large partie de votre programme, à l’évidence privé de tout endos majoritaire. Vous n’en avez rien fait. On comprend mieux le mauvais cas dans lequel vous vous trouvez : sommet d’un système institutionnel lui-même discrédité de la cave au grenier et incapable d’accommoder toute tension sociale un peu sérieuse, il ne vous reste que la solution du durcissement immédiat en cas de contestation. Ne voulant céder sur rien face à un corps social qui vous demande de renoncer à beaucoup, vous êtes incapable d’une réponse autre que la répression. Moins vous êtes légitime, plus vous n’avez que la solution de cogner ; et plus vous cognez, moins vous êtes légitime. On sait comment tout ça finira : mal. C’est bien pourquoi il est de la dernière nécessité de vous arrêter au plus vite.

Un nervi en costume de banquier

Ici, néanmoins, l’imbécillité formaliste persiste : l’élection a eu lieu, l’élection est régulière, le président est légitime, répètent obstinément les éditocrates qui vous servent de laquais. J’ose espérer que la défense ne s’abaissera pas à ce pathétique argument. En 1940, l’État français avait été institué dans les formes, les pleins pouvoirs votés régulièrement, qui plus est à une majorité tout à fait satisfaisante, par conséquent la discussion devait être close. Eh bien non : les formes de la légalité n’ont jamais suffi à clore une discussion politique. C’est ce que vous semblez redécouvrir aujourd’hui : de ce que l’élection a eu lieu, il ne suit nullement que vous êtes légitime ou, si jamais vous l’avez été, que vous le demeuriez indépendamment de vos actes — la légitimité n’est pas une qualité substantielle qui se transporte, inaltérable, dans le temps. Or vos actes parlent pour vous. Ce sont les actes d’un nervi en costume de banquier.

Je ne vais pas refaire la liste interminable des violences policières et judiciaires inouïes qui se seront commises sous votre règne. Tout le monde les a, ou devrait les avoir en tête, et j’avise la défense de ne pas feindre d’en ignorer. Vous êtes allé tellement loin, M. Macron, que vous avez réussi à rouvrir le débat du fascisme en France. Étonnante performance — une de plus : sous votre présidence, il y a désormais matière à se demander si la France n’en est pas à glisser doucement dans un proto-fascisme. Comme on sait, c’est un débat des plus délicats, qui demande d’éviter les deux écueils symétriques de voir du fascisme partout ou de le voir trop tard, la seule chose certaine étant que ceux qui trouvent la question même sans objet n’ont à l’évidence rien vu des images d’une police totalement en rupture de république, pour ne pas dire devenue complètement folle. Et je ne parle pas ici seulement des blessures de guerre, des mains arrachées ou des yeux crevés, mais de cette prolifération de violences gratuites et arbitraires, au moins aussi inquiétantes, car elles disent l’affranchissement d’un État dans l’État, ceci avec votre bénédiction, en fait même, nous le savons, avec vos encouragements — on ne nomme pas innocemment à la préfecture de police un préfet que même ses collègues décrivent comme un « fou furieux [4] ».

Eh bien non : les formes de la légalité n’ont jamais suffi à clore une discussion politique.

Ceux qui tiennent le débat sur le fascisme présent pour sans objet n’ont donc vu aucune de ces images, et ils n’ont pas entendu non plus vos stupéfiants propos, livrés lors de votre interview en comité restreint à l’Élysée fin janvier — il est vrai qu’on leur a donné fort peu d’échos, quelle surprise. Il se trouve que Jean-Dominique Merchet, journaliste à L’Opinion, pas exactement une feuille bolchevique, n’a pas pu s’empêcher de casser le morceau — en réalité il est le seul à les avoir rapportés. À l’évidence, quand il en a eu connaissance, il en est resté comme deux ronds de flan — le fait est qu’il y a de quoi :

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Jean-Dominique Merchet à propos d’Emmanuel Macron dans « C dans l’air » (2 février 2019) par Le Monde diplomatique

Tout juste, Jean-Do : « c’est des choses qu’on n’entend pas traditionnellement »« ça vient d’un autre univers politique » — mais lequel donc ? Le demi-débile qui ce jour-là anime l’émission C dans l’air risque la puissante hypothèse du monarque jupitérien. Alors non, Dugenou, l’« âme des peuples » et les « forces organiques », c’est la bouillasse d’un fasciste des années 1930. Voilà donc, M. Macron, ce qu’on vous trouve en fond de soupière. Le malheur aura voulu que votre psychisme d’enfant de 8 ans tombe un jour sur un livre d’histoire, probablement sous la forme d’un album à colorier, comme en témoigne que vous ayez donné de si hautes responsabilités à Stéphane Bern et que vous ayez fait de Lorànt Deutsch votre « Monsieur Histoire ». De toutes ces infortunées rencontres — celle de l’album et des crayons de couleur, celle des deux pitres — il aura résulté dans votre esprit la formation d’idées aussi stupides qu’inquiétantes, où se mélangent dans un parfait bric-à-brac les rois de France et les pires figures de l’autorité. Je prierai donc la défense de nous dire ce qu’elle pense de l’âme des peuples, des forces organiques, et de la manière particulière dont son client comprend « liberté » dans le mot « libéralisme ».

Le ministère public pour sa part, s’adressant une dernière fois au prévenu, peut lui dire ceci : nous vous tenons pour un individu dangereux. Vous détruisez les libertés, vous détruisez les droits fondamentaux, vous détruisez le tissu social, vous détruisez la planète, vous détruisez la langue, vous détruisez les corps. Ça commence à faire beaucoup — trop, pensons-nous. Nous considérons que ce qui détruit la société, la société a le droit de le détruire. Le parquet réclame donc votre destruction.

Et comme, pour ce qui nous concerne, nous sommes attachés à ne pas passer les mêmes seuils de désymbolisation que vous, nous ne réclamons que votre destruction politique et symbolique. Si le tribunal suit nos réquisitions, vous serez donc destitué. Vous serez condamné ensuite à voir vos portraits partout décrochés donnés à brouter aux chèvres — si elles en veulent —, puis à passer entre deux haies de « gilets jaunes » qui vous feront des doigts d’honneur — et, eux, n’en seront pas poursuivis.

Enfin, et moyennant la signature d’une convention bilatérale ad hoc, vous serez condamné par bannissement à passer le restant de vos jours au Luxembourg. C’est un paradis fiscal, on y aime la finance sans réserve et, presque entièrement voué à l’argent, c’est un endroit d’une laideur existentielle à mourir. Bref, c’est votre lieu naturel. Le parquet requiert donc que vous y soyez reconduit dans les plus brefs délais.

Frédéric Lordon

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