Productivité agricole : deux siècles de lois qui ont tout changé

Sur Arte ai vu, comme vous j’imagine, « Le temps des paysans ».
Ici, entre retour à la terre de niches de marchés, l’élite de la FNSEA et des JA
& les ventes en rayons réfrigérés ou non sous les enseignes de la « grande »
distribution il est difficile de percevoir comment & de quoi les estomac se
rempliront demain.
Mais il y a fort à parier qu’à travers la raréfaction des ressources primordiales
au maintien de la vie, ce soit par ce qui reste de paysannerie à travers le monde
que débute une hécatombe à l’ampleur jamais connue.
En Inde la population rurale frise les 750 millions d’individus. L’agriculture y emploie
encore 45% de la main d’œuvre nationale pour 15% du PIB. C’est ce sous-continent
qui semble frappé le plus haut, le plus vite, le plus fort par le dérèglement climatique.
85% des paysans vivent sur des parcelles de 2 ha. Ces 30 dernières années, ce sont
plus de 300.000 paysans qui se sont suicidés.

Productivité agricole : deux siècles de lois qui ont tout changé

Le droit a aussi poussé pour une agriculture toujours plus productive. Shutterstock

La colère des agriculteurs a plusieurs fois agité l’actualité politique depuis le début de l’année. Le gouvernement tente d’y répondre mais en effectuant des arbitrages qui font débat. Le projet de loi agricole présenté le 3 avril dernier en conseil des ministres s’attire ainsi les foudres de plusieurs Organisations non gouvernementales environnementales. Elles estiment que ce projet tend à insérer l’agriculture dans une dynamique essentiellement productiviste, et ce au détriment du respect de la biodiversité.

L’objectif de rendre l’agriculture toujours plus productive est vieux de près de deux cents ans, un mouvement que le droit a toujours accompagné et concrétisé.

Un nouvel enseignement : la rampe de lancement

Au XIXe siècle, l’agriculture connote la lenteur. Dans son célèbre ouvrage de 1984 La fin des paysans, le sociologue Henri Mendras écrit :

« Au siècle dernier, comparée aux progrès de l’industrie, l’agriculture pouvait donner l’impression d’une stabilité rassurante et d’un équilibre millénaire. »

Cet équilibre commence alors à être battu en brèche par le droit, le code civil de 1804, notamment s’érigeant contre cette stabilité propre à la ruralité. L’historien Michel Augé-Laribé montre dans ses travaux de 1950, à travers l’exemple du droit des successions, que beaucoup de paysans restaient attachés à des traditions que le droit civil entend tout bonnement supprimer. En effet, alors que le code civil instaure un partage égal des biens entre chaque enfant au décès de leur père, les paysans restent fidèles au droit d’aînesse, qui consiste à avantager le plus âgé des enfants dans l’héritage. Cette nouvelle pratique juridique est incomprise des paysans, car elle fait basculer leur quotidien dans une nouvelle dynamique qui brise la stabilité propre à la vie rurale.

Un changement doit intervenir au sein des mentalités paysannes. L’enseignement d’une nouvelle agriculture joue, à ce titre, un rôle primordial.

Il s’agit de pousser les paysans à dépasser leurs vieilles habitudes, et d’insérer leurs pratiques agricoles dans un système productif. L’équilibre et la stabilité ont laissé place à une course contre le temps. À ce propos, le sociologue Georges Friedmann écrit qu’à partir de 1880 :

« Le temps, comme facteur d’adaptation des individus à la société, disparaît. »

Par ailleurs, cette époque voit l’exploitation agricole familiale remplacée par l’entreprise agricole, fonctionnant sur le modèle de l’industrie et visant une productivité bien plus importante.Maintenant que les idées productivistes ont imprégné le monde rural, encore faut-il les rendre concrètes, légitimes. C’est à ce stade que le droit intervient.

Le droit : la concrétisation

Le XXe siècle est marqué par une succession de lois qui participent pleinement à l’industrialisation du secteur agricole. En 1901, le juriste Joseph Hitier constate :

« L’homme a diminué la distance qui sépare la production agricole de la production industrielle. »

Ainsi, la loi du 19 mars 1910 prévoit-elle l’attribution d’une somme d’argent considérable (8 000 francs), prêtée spécialement aux paysans pour une longue durée (15 ans) afin de les encourager à transformer leur petite exploitation agricole en une entreprise rurale productive. La loi prône explicitement une transformation du modèle agricole par les paysans eux-mêmes. Elle souhaite les rendre acteurs de cette modernisation.

Le conservatisme du régime de Vichy durant la Seconde Guerre mondiale ne s’érige pas en contre-courant de ce mouvement. Selon l’historien Richard Kuisel :

« Les auteurs du plan de Vichy ne défendaient pas le statu quo dans les campagnes : ils préconisaient un programme d’équipement rural qui élèverait la productivité agricole. »

Les lois qui sont entrées en vigueur à cette époque tendent effectivement à dynamiser la productivité de l’agriculture. Celle du 19 février 1942 encourage la remise en culture de terres agricoles laissées en friche depuis au moins deux ans. Il s’agit d’éviter à tout prix de laisser à l’abandon des terres susceptibles de présenter un véritable intérêt économique. Dans la même veine, la loi du 12 mars 1943 prévoit la possibilité d’intervenir sur des terres impropres à la culture en recourant à des méthodes techniques relevant de la science agricole (le dessèchement des marais, l’irrigation des terres arides, etc.).

Tous les progrès économiques et scientifiques intervenus dans le secteur agricole au XIXe siècle sont ainsi consacrés par le droit au siècle suivant. La productivité agricole est alors pleinement légitimée.

À l’issue de la Second Guerre mondiale, la modernisation de l’agriculture prend un nouveau tournant. Les machines envahissent progressivement l’espace rural. Le tracteur tend à remplacer le cheval. Quant au droit, il franchit un nouveau palier en inscrivant l’agriculture dans un modèle concurrentiel. En témoigne la loi d’orientation agricole du 5 août 1960, dont la portée productiviste ne fait aucun doute. L’article 1 de la loi associe le fait d’accroître la contribution de l’agriculture aux progrès de l’économie française et invite à considérer l’agriculture à l’image de toute autre activité économique. L’article 4 évoque, lui, la nécessité de déterminer des objectifs de production et les techniques permettant de les atteindre.

Cette agriculture fondée sur la productivité est encore renforcée par la politique d’Edgar Pisani, homme d’État à l’origine de la Politique agricole commune (PAC), ministre titulaire de ce portefeuille de 1961 à 1966. Celui-ci va jusqu’à affirmer en 1961 :

« Si demain le lait doit être rouge pour être vendu et les pommes carrées, il faudra que l’Institut national de la recherche agronomique se consacre à cette tâche. »

L’idée d’une agriculture ancrée dans la lenteur appartient dorénavant à l’histoire.

« L’avenir de l’agriculture n’est-il pas dans l’essor du machinisme ? », s’interroge Roland Maspétiol dans son célèbre ouvrage de 1946 L’ordre éternel des champs. L’affirmative semble incontestable : l’agriculture a effectivement emprunté le chemin de la productivité. Pour parvenir à cet objectif, l’essor des machines agricoles en a été le premier moyen. Seulement, cet objectif n’aurait pas été rempli sans l’intervention du droit, qui est susceptible de jouer le rôle d’une « arme » selon la formule de la sociologue du droit Liora Israël. La machine, armée du droit, semble bel et bien avoir conquis l’agriculture. En attendant le vote d’une loi qui prolongerait ce mouvement en 2024 ?

Thibault Lieurade

Chef de rubrique Economie + Entreprise
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