À Amiens, François Ruffin lutte pour sa survie politique

Le député reporter est mis en difficulté par la vague Rassemblement national qui déferle sur ses terres ouvrières et par le rejet de Jean-Luc Mélenchon. Il prend donc résolument ses distances avec La France insoumise, en espérant endiguer la réplique du second tour.

Mathieu Dejean

Amiens (Somme).– Il y a comme une odeur de soufre sur le front de la Somme. Mercredi 3 juillet, sur le parking de l’usine Metex, dans la zone industrielle d’Amiens Nord, les militant·es qui tractent pour François Ruffin se couvrent le nez. Samir Benyahya, délégué CFDT de l’usine et membre du comité de soutien du député sortant, est le seul à en rire en avisant le camion-citerne rempli de protéines qui vient d’arriver : « Ça sent le travail ! Si vous cherchez le responsable, il est là ! », dit-il en donnant l’accolade à François Ruffin.

Pendant un an, le député sortant a enchaîné les réunions avec les syndicats pour sauver la dernière usine d’Europe à produire de la lysine. Il leur a ouvert les portes des ministères, a posé des questions écrites au gouvernement, avec la victoire au bout du tunnel : un repreneur a été trouvé il y a un mois. Les trois cents emplois sont saufs. Un épilogue comme François Ruffin les aime, après une bataille âpre mais essentielle : « Pour nous, perdre des ouvriers, ce n’est pas pas perdre des électeurs, c’est perdre notre âme », dit-il.

François Ruffin, député sortant de la Somme et candidat à sa réélection, fait du porte-à-porte à Camon en 2024. © Photo Charles Bury / Sipa

Ces jours-ci, le réalisateur de Merci patron ! est engagé dans une bagarre plus difficile que jamais, celle pour sa réélection, le 7 juillet, à l’Assemblée nationale. Au premier tour des législatives, il est arrivé derrière la candidate du Rassemblement national (RN), Nathalie Ribeiro-Billet (40,6 % des suffrages exprimés), avec plus de 6 points de retard (34 %). Le parti d’extrême droite avait raflé 44 % des voix aux européennes, laissant la gauche 18 points derrière lui. Alors le député reporter a repris son bâton de pèlerin après avoir lancé le mot d’ordre « Front populaire » le 9 juin.

La rupture avec Jean-Luc Mélenchon

Des centaines de militant·es l’ont rejoint et quadrillent la circonscription. Boîtage dans les villages, porte-à-porte dans les quartiers, déambulations festives, sorties d’usines, d’écoles, de supermarchés… « Que les gens ne croient pas que j’ai abandonné le terrain », dit-il, déterminé. En tractage devant l’usine Valeo, qui fabrique des embrayages et dont les ouvriers ont subi un PSE (plan de sauvegarde de l’emploi), il joue les « bêtes de Somme ». Mais la brièveté de la campagne le met au défi. En 2017, il avait pris six mois pour faire basculer la circonscription avec toute la gauche sauf le Parti socialiste (PS).

La candidate de la majorité présidentielle, arrivée troisième (22,68 %), Albane Branlant, s’est désistée en sa faveur le 30 juin par ces mots clairs : « Je fais une différence entre des adversaires politiques et les ennemis de la République. » La campagne de François Ruffin est donc repartie au quart de tour. Objectif : rallier l’électorat modéré. Mais il y a des trous d’air. Un cadre en costume dans sa Tesla le rassure : « On n’est pas d’accord sur tout, mais je sais quoi faire dimanche. » D’autres qui avaient voté pour lui en 2022 sont désabusés : « Je vous estime, mais Jean-Luc Mélenchon, ce n’est plus possible. Trop extrême. »

C’est son lot quotidien. Non content d’avoir le vent de face, François Ruffin doit ramer à contre-courant du fondateur de La France insoumise (LFI), qui suscite ici un fort rejet. Il est en franc désaccord avec lui, l’a dit à plusieurs reprises, mais le message n’a pas percé partout. Qui sait qu’il a refusé, cette fois-ci, l’investiture de LFI (et ne se présente qu’au nom de son mouvement Picardie debout) ? L’absence de logo sur ses tracts ne suffit pas à le mettre à distance. « Je joue en défense, on ne va pas se la raconter », dit le footeux, qui note un besoin de « clarification » à gauche.

Toute la gauche des campagnes peut être balayée. La stratégie politique de la gauche depuis deux ans nous a conduits dans le mur.

François Ruffin

Celle-ci est en cours. François Ruffin vient d’annoncer qu’il est « parti » de LFI et qu’il ne siégera pas dans son groupe s’il est élu. Dans un nouveau tract, il énumère ses différences avec le fondateur de LFI. « François Ruffin n’a rien à voir avec Jean-Luc Mélenchon », lit-on en grand. Il fustige notamment la stratégie du « bruit et de la fureur », facteur de blocage, selon lui, dans la France rurale et populaire victime de désindustrialisation.

Devant l’usine Valeo le 3 juillet, il plaide pour « apporter de la tendresse plutôt que de la brutalité ». À propos de la délocalisation progressive de l’activité de production du site, il théorise « l’instabilité des gens » « On ne comprend rien à un coin comme le nôtre sans parler de peur. La gauche doit d’abord protéger, rassurer, apporter de la stabilité – des revenus stables et un statut, pouvoir s’asseoir dans la vie. Or, depuis deux ans, on incarne exactement l’inverse. »

Les délégués syndicaux des usines d’Amiens Nord témoignent d’ateliers clivés sur la question du vote du 7 juillet. Même à Metex, où François Ruffin a mis beaucoup d’énergie, l’adhésion des salariés n’est pas acquise : « Des gens parlent de voter pour François, mais il y a aussi les silencieux, et quelques décomplexés qui assument le vote RN. Malheureusement, M. Mélenchon pose vraiment un problème, je l’entends beaucoup de la bouche des salariés, même si ce n’est pas ma conviction », témoigne Samir Benyahya.

La gauche des campagnes en première ligne de la vague RN

Bien sûr, Jean-Luc Mélenchon n’est pas la cause de tous les problèmes. Discret sur cette question, le délégué CFDT de Metex raconte avoir été victime d’injures racistes dans les villages de la circonscription pendant la campagne. Il blâme le poids des chaînes de télévision, leur obsession pour l’islam et la dédiabolisation de l’extrême droite : « Quand j’étais à la fac et que Jean-Marie Le Pen était arrivé au second tour en 2002, j’avais été agréablement surpris d’entendre des gens dire : “J’ai honte d’être français.” Je n’oublierai jamais cette phrase. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. » La victoire du RN aux européennes et la possibilité de transformer l’essai aux législatives a libéré une parole raciste qu’il a prise de plein fouet.

Les militant·es de François Ruffin le savent et tentent de retourner la haine parfois latente chez les gens, par le dialogue quand il est possible. Quartier Saint-Ladre, dans une zone de logements sociaux d’Amiens, le 3 juillet, Léon Deffontaines s’y attelle avec des militant·es communistes. L’ancienne tête de liste du PCF aux européennes, éliminé dès le premier tour dans une circonscription voisine très rurale (240 communes), est venu prêter main-forte au camarade Ruffin. Amiénois lui aussi, Léon Deffontaines connaît la réalité du terrain et rejoint François Ruffin sur le fond.

« C’est une ligne politique qu’on soutient, explique-t-il. La double crainte qu’on a, c’est que le RN ait la majorité absolue et que la gauche ne se concentre plus que sur les grandes métropoles. Ça renforcerait le clivage avec les campagnes, et le cloisonnement entre des gens qui ne se comprennent plus. Or, pour que la gauche l’emporte, il faut l’alliance des campagnes et des quartiers populaires, c’est pourquoi on a besoin d’élus en dehors des grandes métropoles. »

C’est en effet pour les élu·es de gauche en milieu rural que les élections législatives sont le plus dures. L’élimination du secrétaire national du PCF, Fabien Roussel, au premier tour dans son fief du Nord, en témoigne, comme celle de l’Insoumise Charlotte Leduc en Moselle. D’autres, qui sont proches de Ruffin ou s’étaient rapproché·es de lui sous la précédente législature, sont en difficulté : Florian Chauche, Élise Leboucher, Sébastien Jumel, Christophe Bex, Nicolas Sansu, Pierre Dharréville… « Toute la gauche des campagnes peut être balayée. La stratégie politique de la gauche depuis deux ans nous a conduits dans le mur », commente François Ruffin.

Ce jour-là, le réalisateur haut-savoyard Gilles Perret, avec qui il a coréalisé J’veux du soleil (2019), a pris des nouvelles de lui par téléphone, inquiet. Le cinéaste entretient depuis longtemps la mémoire de la Résistance sur le plateau des Glières. François Ruffin lui a assuré qu’il resterait, quoi qu’il arrive, sur le front de la Somme.

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*