Avec le RN, les choses vont s’améliorer sans qu’ils n’aient rien à changer »

« Avec le RN, les gens s’entendent dire que les choses vont s’améliorer sans qu’ils n’aient rien à changer »

Le philosophe Michel Feher publie « Producteurs et parasites ». Il y décrit la façon dont l’extrême droite propose une version morale et racialisée de la lutte des classes, selon une vision du monde qualifiée de « producériste ». Il éclaire ainsi les difficultés stratégiques de la gauche.

 Offrir l’article

  

Quel est l’imaginaire des 10,5 millions de personnes qui ont mis un bulletin du Rassemblement national (RN) dans l’urne au premier tour des élections législatives anticipées ? Pour dépasser les clichés réduisant cet électorat à des victimes de la mondialisation aveuglées par leur colère, le philosophe Michel Feher se penche, dans Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement national (La Découverte), sur ce qui fait l’attractivité propre du discours du parti lepéniste.

Si la question du racisme a été affrontée par Félicien Faury dans un précédent ouvrage beaucoup commenté, Michel Feher l’intègre dans la description plus large d’un logiciel « producériste ».

Sous ce terme encore barbare en France, le chercheur désigne une dichotomie entre de bons producteurs méritants, qu’ils soient du côté salarial ou patronal, et des parasites qui viennent s’arroger indûment le fruit de leur travail. La gauche, défend-il dans cet entretien, s’illusionnerait à en offrir une version progressiste. Plus dérangeant : elle devrait ouvrir les yeux sur son caractère structurellement minoritaire.

Mediapart : Votre livre s’inscrit dans une suite de travaux qui insistent sur l’attractivité propre de l’offre politique du RN. Pensez-vous que la gauche et une partie de la recherche aient été naïves en la matière ?

Michel Feher : J’y vois moins de la naïveté qu’une forme de culpabilité. Les fabricants de sens commun se délectent depuis longtemps de l’idée qu’il y a un peuple qui vote pour l’extrême droite. Il y a eu deux moments à cet égard.

Dans un premier temps, à l’époque où on essayait encore de vendre la mondialisation heureuse, des analyses ont été produites sur le « gaucho-lepénisme », avec l’idée que les retardataires avaient changé de débouché politique, mais étaient restés les mêmes. La gauche répliquait alors qu’il ne s’agissait pas vraiment de son peuple à elle, mais de gens modestes qui votaient déjà à droite auparavant.

Illustration 1
Lors du meeting du Rassemblement national avec Marine Le Pen et Jordan Bardella à Paris, le 2 juin 2024. © Photo Victoria Valdivia / Hans Lucas via AFP

Dans un deuxième temps, lorsque la mondialisation est devenue moins vendable, les fabricants de sens commun ont affirmé qu’il fallait développer de l’empathie vis-à-vis des « oubliés » de cette mondialisation, victimes des délocalisations, mais aussi de l’immigration de masse, des minorités qui ne s’intègrent pas et du mépris des intellectuels qualifiés de communautaristes ou de wokistes. Cette fois, la gauche a réagi en concédant qu’il s’agissait bien d’un peuple populaire, mais qu’il se trompait de colère et qu’il devrait la diriger vers les classes dominantes plutôt que vers les immigrés ou les assistés.

Ceux qui étaient oubliés dans l’affaire, c’étaient les gens qui votaient pour le RN ! Parce que quand même, il faut des gens pour mettre ce bulletin dans l’urne. La pudeur de la gauche a longtemps consisté à ne pas en parler, en imputant toujours la faute à d’autres : la droite qui légitime ses thèses, les médias orientés, etc. Or il me semble qu’on vote moins pour des intérêts que pour aussi une vision du monde dans laquelle on se reconnaît, et surtout pour une vision de la place qu’on a soi-même dans ce monde.

Il y a déjà eu de remarquables enquêtes sociologiques sur la « demande » du RN, confirmant que son électorat adhère aux grands thèmes du programme. Moi qui ne suis pas sociologue, j’ai effectué un travail du côté de l’offre, en me demandant d’où venait l’imaginaire du RN, comment il fonctionnait et pourquoi il pose des dilemmes difficilement surmontables, à la droite comme à la gauche.

[Le producérisme] suppose l’existence de parasites d’en haut et de parasites d’en bas.

Une des clés de l’attractivité du RN pour vous, c’est le « producérisme » au cœur de son imaginaire. En France, le mot est totalement inconnu. Comment le définissez-vous ?

C’est une autre forme de lutte des classes, qui n’est pas fondée sur l’opposition structurelle du capital et du travail comme chez Marx. Elle est conçue d’un point de vue essentiellement moral et oppose deux catégories.

D’un côté, vous trouvez les producteurs, qui peuvent être des salariés, des indépendants ou des patrons, mais qui se caractérisent par leur vertu, c’est-à-dire par le fait que ce sont des gens qui bossent dur et qui n’aspirent pas à autre chose que vivre du fruit de leur labeur. De l’autre, vous trouvez des parasites qui pompent indûment les fruits de ce travail. Ils sont représentés comme des fainéants, des oisifs, des gens qui ne produisent rien ou en tout cas rien d’utile.

L’autre dimension importante du producérisme, c’est qu’il suppose l’existence de parasites d’en haut et de parasites d’en bas. Les premiers ne produisent pas, mais ils vivent de la circulation des capitaux. Lorsqu’il s’agit du capital économique, ce sont des usuriers et des spéculateurs. Lorsqu’il s’agit du capital culturel, il s’agit de fabricants de théories spécieuses, accusés de faire main basse sur les médias et l’enseignement. Les parasites d’en bas, eux, sont dans la redistribution des revenus et des droits. Il s’agit des assistés, qui vivent de la charité publique ou privée.

La dernière caractéristique cruciale du producérisme, c’est l’idée, plus ou moins explicite, qu’au fond les producteurs sont « les gars de chez nous ». Leur vertu, leur volonté de ne vivre que du produit de leur labeur, viendrait de la culture native nationale. Alors que les parasites seraient toujours, sinon étrangers de fait, du moins toujours étrangers à la culture du pays. Ceux qui sont dans la spéculation financière ou intellectuelle évoluent dans le monde cosmopolite des intellectuels ou bien dans le monde occulte de la finance internationale ; quant aux assistés, ce sont souvent des immigrés, des étrangers ou des gens étiquetés d’origine allogène.

Le producérisme a eu plusieurs avatars, dont vous faites la généalogie dans la première partie de votre ouvrage. Quelle est donc l’originalité de la vision producériste propre au RN ?

En fait, elle n’est pas si originale que ça. Reprenons l’histoire du producérisme. Il commence quasiment à l’extrême gauche, puisqu’il est d’abord dirigé contre les privilèges de la société d’ordres, dans l’Angleterre et la France révolutionnaires au XVIIe puis au XVIIIe siècle. Les parasites par excellence sont les aristocrates. Remarquons d’emblée qu’il n’y a pas tout le monde dans le bon peuple, puisque les dépendants, les femmes et les vagabonds en sont exclus. Cette structure va rester à gauche aussi longtemps que le grief principal contre l’ordre établi, ce sont les rentes et pas le profit.

Illustration 2
Michel Feher en 2013. © Photo Baltel / Sipa

Puis Marx et le marxisme arrivent, qui transforment la gauche associée au mouvement ouvrier. Chez ce philosophe allemand, qui s’est durement affronté à Proudhon sur le sujet, la nostalgie d’une société de producteurs indépendants n’a plus de place. Face à la primauté du profit dans la société capitaliste, le cap est de socialiser les moyens de production pour parvenir au socialisme puis au communisme. Ceux qui restent fidèles à la vision producériste vont dès lors suivre un autre chemin, une troisième voie entre les libéraux et les communistes, qui cible le rentier aussi bien que l’État fiscal.

Marine Le Pen a compris les faiblesses qui affectaient le producérisme du Front national fondé par son père.

À partir de ce moment, le producérisme devient une pensée typique de l’extrême droite. La doctrine se fixe déjà à la fin du XIXe siècle, chez les partisans du général Boulanger en France, ou encore dans les partis antisémites qui fleurissent en Allemagne.

À chaque fois, on retrouve l’idée d’une défense des bons producteurs nationaux, qui peuvent être des patrons ou des ouvriers, mais qui ont en commun de bosser et de vouloir bénéficier du fruit de leur travail. Il s’agit de renforcer leur cohésion, par-delà le clivage de classe, en les dressant tous deux contre les supposés parasites d’en haut, essentiellement les juifs à cette époque, et les supposés parasites d’en bas, essentiellement les travailleurs immigrés.

La structure d’un producérisme assimilé par l’extrême droite n’est donc pas originale en ce qui concerne le RN, mais vous montrez tout de même que le contenu de cette structure a évolué et que ce n’est pas sans lien avec les succès électoraux du RN. En quel sens ?

Marine Le Pen a compris les faiblesses qui affectaient le producérisme du Front national, fondé par son père. Elle lui a fait subir deux mutations significatives.

Premièrement, elle a imposé l’abandon de l’antisémitisme – en tout cas de façon officielle, même si des clins d’œil sont toujours faits, par exemple autour de la figure de George Soros. Les juifs ont été remplacés par deux cibles : une espèce de finance « sans visage » mais avec des noms (BlackRock, la technocratie européenne, McKinsey…) et surtout l’internationale islamiste.

Au passage, il y a une vraie parenté dans la manière dont le « judéo-bolchevisme » d’antan et l’« islamo-gauchisme » d’aujourd’hui ont été construits : l’idée de coreligionnaires solidaires, corrodant l’unité du pays avec un objectif de soumission des populations autochtones, alliés à des forces internationales et à des « idiots utiles » dans le monde intellectuel.

Deuxièmement, Marine Le Pen a compris que le gros de l’électorat FN est un peu sceptique sur les réformes néolibérales. Dans les années 1980, Jean-Marie Le Pen avait su profiter de la conversion néolibérale un peu bâclée de la droite gaulliste. Celle-ci pointait, comme cela s’était fait au Royaume-Uni et aux États-Unis, les chômeurs volontaires, le corporatisme syndical, les fonctionnaires tire-au-flanc et les intellectuels à leurs côtés, mais se gardait encore d’y ajouter une dimension racialisée plus explicite, dont Le Pen s’arrogeait donc l’exclusivité.

Illustration 3
© Photo Sébastien Calvet / Mediapart

Petit à petit, le programme du FN/RN a basculé. Il ne s’est plus agi de pester contre le socialisme et le totalitarisme rampant, mais au contraire contre l’ultralibéralisme débridé dont les dégâts sont apparus de manière éclatante à partir de la crise de 2008. Le grand avantage pour le RN, c’est que ce basculement a été accompli sans frais. Le diagnostic a beau avoir été changé, les remèdes sont restés identiques. C’est une épuration des parasites qui était censée permettre de lutter contre le socialisme dans les années 1980 et 1990, comme de lutter contre l’ultralibéralisme par la suite.

Pour mieux faire comprendre l’aspect « désirable » de l’imaginaire du RN, vous soulignez qu’il occupe une position centrale dans le champ politique et social. Expliquez-nous.

Oui, je pense que sa capacité à se présenter comme un « parti du milieu » permet de comprendre son attractivité. Contrairement à ce qu’affirment des grilles de lectures fondées sur la catégorie de « populisme », le RN ne voit pas le peuple comme la base d’une pyramide dont les élites seraient défaillantes.

Il le voit comme le milieu majoritaire d’une courbe de Gauss, menacé d’un côté par ceux qui font fuir les capitaux et de l’autre par les passagers clandestins de l’État social, volontiers racialisés. Sociologiquement, ce n’est pas un parti de classes moyennes, plutôt un parti transclasse de gens qui se pensent comme le « bon peuple » : ni des usurpateurs ni des feignants.

Ce positionnement se décline aussi sur l’axe droite/gauche. Comme d’autres, j’emploie le terme d’extrême droite pour qualifier le RN. Mais son cercle dirigeant et bon nombre de ses soutiens ne se voient sincèrement pas comme ça, ils considèrent qu’ils occupent un juste milieu entre le cynisme individualiste des libéraux et le collectivisme confiscatoire de la gauche. En termes de politique économique, en particulier, le parti prétend échapper au tout-marché comme au tout-État en appelant à « rendre l’argent aux Français ».

Lors des législatives anticipées, on a tout de même perçu la volonté du RN de rassurer les classes sociales dominantes, notamment les milieux d’affaires. N’y a-t-il pas une asymétrie dans le traitement des « parasites » supposés d’en haut et d’en bas ?

Ça dépend des moments. Le rapprochement du pouvoir incite à complaire davantage aux milieux patronaux. Cela correspond en outre à la vision du RN de l’ennemi principal, qui est effectivement le parasite d’en bas.

Il reste que le producérisme du RN fonctionne bien sur deux volets, ce qui lui procure un avantage adaptatif non négligeable. Tant que Macron est la cible principale, il peut jouer la dénonciation de l’influence des cabinets de conseil et de la finance internationale. Lorsque la cible est plutôt la gauche, le RN joue alors davantage la corde de l’islamo-gauchisme.

L’autre avantage de la version producériste du lepénisme, c’est qu’il apparaît moins incertain ou exigeant que les idéologies portées par la droite libérale et la gauche écosocialiste.

La première promet la fortune aux méritants d’une compétition sans entraves entre individus, mais appelle à « se prendre en main » et à ne pas tout attendre de la puissance publique, ce qui peut s’avérer anxiogène. La seconde promet les avantages de la solidarité, mais implique de partager davantage, ce qui fait craindre d’être du côté des « spoliés ». Avec le RN, les gens s’entendent dire que les choses vont s’améliorer sans qu’ils n’aient rien à changer !

Le producérisme est né à gauche, nous avez-vous dit. Mais même après l’adoption du marxisme par les partis issus du mouvement ouvrier, il y a eu des versions de gauche du producérisme. Vous le reconnaissez dans le New Deal rooseveltien et de manière implicite pendant le boom économique de l’après-guerre. Pourquoi ce producérisme « progressiste » n’est-il plus possible ou ne fonctionne-t-il plus ?

Il y a une facilité dans la rhétorique producériste, qui en fait une tentation persistante pour la gauche. Il est plus commode de dire que les riches ne fichent rien et d’adopter un discours moralisateur à cet égard, que d’expliquer la notion d’exploitation dans le rapport salarial.

Ce discours est pratique et peu coûteux dans les époques où le producérisme racialisé est empêché, comme c’était le cas après la Seconde Guerre mondiale, pour des raisons évidentes. Mais à partir du moment où ce producérisme racialisé relève la tête, et qu’on lui emprunte sa rhétorique et son imaginaire, on ne fait que le légitimer sans récolter un seul électeur.

Les Trente Glorieuses ont été une exception dans l’histoire du capitalisme, comme l’a bien pointé Thomas Piketty dans son livre sur Le Capital au XXIsiècle. Eh bien je dis quelque chose de similaire : entre 1945 et 1980, il y a eu un tabou non durable sur le producérisme racialisé – même si le racisme colonial, lui, s’est bien porté. Maintenant que le tabou a été levé, cependant, il faut renoncer à tout flirt avec la rhétorique producériste.

La gauche devrait assumer d’être minoritaire, pour apprendre à gagner de façon subreptice, occasionnelle et temporaire.

Dans le même temps, vous soulignez que lorsque la gauche écosocialiste ne parle plus le langage producériste, le peuple qui adhère à sa vision du monde est minoritaire, en tout cas pas assez nombreux pour des victoires électorales nettes. Que doivent en comprendre les partis de gauche ? Qu’il faut fermer boutique ?

Non seulement j’affirme que le discours du RN marche, avec un socle important de gens qui y adhérent franchement, mais j’aggrave mon cas en considérant, en effet, que la gauche est minoritaire de façon structurelle. D’une part, le producérisme racialisé lui livre une concurrence redoutable. D’autre part, il y a aussi des raisons plus positives qui entrent en compte et que l’on pourrait résumer en disant qu’être de gauche, aujourd’hui, est plus exigeant qu’avant.

Je m’explique. Encore en 1981, être de gauche, c’était en gros être du côté des ouvriers et pas des patrons. Ça n’engageait pas à grand-chose en matière de féminisme, d’antiracisme ou d’écologie. Aujourd’hui, il faut « tenir tous les bouts ». C’est très bien, mais cela fait perdre des gens en route, en raison de la concurrence ou des contradictions inévitables entre les causes.

L’intersectionnalité est un bon concept descriptif de l’enchevêtrement des dominations et des luttes correspondantes, mais il n’est pas optimiste d’un point de vue stratégique. Si vous avez plusieurs ensembles de luttes, la superficie de leur intersection sera plus réduite que leur réunion. C’est ce qu’illustrent les diagrammes de Venn. Je n’en tire nulle nostalgie ni désespoir. La gauche devrait assumer d’être minoritaire, pour apprendre à gagner de façon subreptice, occasionnelle et temporaire, comme des nomades faisant des razzias et se repliant en bon ordre.

À gauche, on a su mettre en question l’idée d’un progrès implacable vers l’émancipation, mais on a gardé la conviction que comme il y a beaucoup plus de gens qui subissent des inégalités que de gens qui en profitent, la base de soutien de la gauche est potentiellement très grande. L’optimisme à toute force risque cependant de générer des désillusions récurrentes.

De son côté, le politiste Vincent Tiberj vient de sortir un livre documenté pour contester l’idée d’une droitisation implacable de la société. Où est la différence entre vous ?

Je ne travaille pas sur le même matériau des enquêtes-valeurs, je me garderais donc bien d’aller sur son terrain. Il reste que nos deux approches ne sont pas incompatibles. Je veux bien admettre qu’il y a de plus en plus d’ensembles sociaux dont les opinions sont davantage progressistes ou tolérantes que par le passé. Il y a une remise en cause tendancielle du sexisme structurel, de l’homophobie et de la transphobie, et même de la logique néolibérale comme vérité économique.

Cela n’implique pas, cependant, que toutes ces attitudes sont appelées à converger en un mouvement politique unifié ou même cohérent, c’est même le contraire. Selon ma grille de lecture, les informations que nous donne Vincent Tiberj sur la société confirment qu’il y a de la « matière » pour des victoires politiques par surprise. Elles ne permettent pas, en revanche, de penser qu’il suffit d’attendre que les évolutions sociodémographiques fassent leur œuvre. Ni qu’il faille en profiter pour une stratégie léniniste d’avant-garde radicale, en se disant que la société suivra. Dans les deux cas, la gauche irait au-devant de grandes déceptions.

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*