François Ruffin et les Insoumis : une rupture en entier, pas à moitié

En critiquant la stratégie de Jean-Luc Mélenchon avec parfois les mots du camp conservateur, le député de la Somme s’est mis radicalement à dos ses anciens camarades de La France insoumise. Illustration à la Fête de l’Humanité, où il s’est fait huer. Des sympathisants de gauche regrettent l’effet dévastateur de ces divisions.

Mathieu Dejean et Fabien Escalona

Brétigny-sur-Orge (Essonne).– François Ruffin avait jusque-là échappé à la confrontation directe avec La France insoumise (LFI). Mais samedi soir, sur la scène de l’Agora de la Fête de l’Humanité, l’abcès a été crevé. Raphaël Arnault, député LFI du Vaucluse, où il a battu le Rassemblement national (RN), a porté le fer le premier lors d’un débat avec le député-reporter, le communiste Nicolas Sansu et l’écologiste Marie Pochon sur l’union des classes populaires : « François, tu as blessé nombre de camarades, tu es dans la faute politique, diviser les classes populaires entre elles n’est pas la bonne façon de voir la période politique. »

Un peu plus tôt, la foule avait largement hué le député de la Somme lorsqu’il a été annoncé. La rupture de François Ruffin avec LFI et Jean-Luc Mélenchon était déjà consommée, mais la violence avec laquelle il l’a justifiée ces derniers jours a frappé les esprits. Dans son livre qui vient de paraître, Itinéraire. Ma France en entier, pas à moitié (Les liens qui libèrent) et dans plusieurs entretiens médiatiques accompagnant sa sortie, François Ruffin a martelé ses désaccords comme aucun·e autre député·e purgé·e ne l’avait fait jusqu’ici, au risque d’employer des angles d’attaque conservateurs qui ont provoqué les réactions outragées des cadres insoumis.

François Ruffin à la Fête de l’Humanité, le 14 septembre 2024. © Photo Laurent Hazgui / Mediapart

« La Fête de l’Huma, c’est comme une fête de famille, et on s’engueule en famille, ça fait partie du jeu », a tenté d’esquiver François Ruffin sur la scène de l’Agora, reconnaissant une « maladresse ». Mais il a tenu sa ligne : « J’ai un désaccord moral et électoral profond et dans la durée avec Jean-Luc Mélenchon et avec La France insoumise », a-t-il dit.

Et de citer une phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon lors d’une manifestation le 7 septembre : « Il faut mobiliser la jeunesse et les quartiers [populaires]. Là se trouve la masse des gens qui ont intérêt à une politique de gauche. Tout le reste, laissez tomber ! » « Je mets les choses sur la table : qui ici est d’accord avec cette ligne-là ? », enchaîne Ruffin, devant peu de mains levées et une foule toujours mutine. Il conclura en appelant à un grand congrès de la gauche pour poser les désaccords, et les dépasser.

Une charge qui ne passe pas

Le matin, loin des caméras et devant une assemblée plus modeste au stand de la fédération du Parti communiste français (PCF) du Cher, François Ruffin développait encore son opposition à la ligne de la direction de LFI : « Le constat, je le fais depuis ma ligne du front de la Somme : dans les Hauts-de-France, je suis le dernier député de gauche sans centre-ville dans sa circonscription. Dans le Midi Rouge, un autre coin ouvrier, c’est pareil. Soit ce sont des territoires qui, par essence, n’ont jamais accepté la démocratie et la République, soit on considère qu’il y a une bataille à mener ! » 

Encore un tacle à Jean-Luc Mélenchon qui aurait déclaré au lendemain des législatives de 2022, selon des propos rapportés par François Ruffin dans son livre : « Les régions qui ont voté Rassemblement national sont des terres qui n’ont jamais adhéré à la démocratie et à la République. »

Même quand il ne parle pas explicitement de lui, Jean-Luc Mélenchon est donc là, accusé d’avoir fait le « choix de l’abandon » d’une partie de la France. Le reproche de fond porte sur le gâchis qu’aurait représentée la séquence 2022-2024. Là où Manuel Bompard, coordinateur national de LFI, y a observé des « dynamiques militantes [et] électorales » encourageantes, François Ruffin y a vu la triste retombée d’un élan qui avait enfin placé les gauches sous l’hégémonie de leur aile la plus transformatrice.

Il mentionne à ce titre les 9,9 % obtenus par LFI aux européennes, plus de vingt points derrière le Rassemblement national (RN), et la dégradation très nette de l’image du parti et de son triple candidat à la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon, dans l’opinion. « Où il vit ? », s’exclame-t-il à son propos dans le magazine Regards, en affirmant que son triomphalisme serait mal placé au regard des « faiblesses » accumulées par la gauche : des faiblesses « géographiques, presque partout hors des métropoles, […] sociale, dans le salariat modeste, [et] démographique, chez les personnes âgées ».

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Au stand de Picardie debout, pendant le débat entre François Ruffin et Charlotte Girard. © Photo Laurent Hazgui / Mediapart

À ses yeux, deux facteurs ont contribué à ce ratage. Une priorité excessive donnée aux quartiers populaires, qui aurait détourné la gauche de trop d’espaces sociaux et territoriaux ; et un style politique outrancier, « plus-radical-que-moi-tu-meurs », inadapté à une période où la population serait majoritairement en quête de stabilité et de protection. Lui-même dit se reconnaître dans la défense et l’exaltation du travail en vue de la transformation écologique, là où ce thème aurait été laissé en friche par LFI.

Guère surprenante, cette explication de texte a provoqué l’émoi pour deux types de raisons. D’une part, dans son livre, François Ruffin a accompagné ces considérations stratégiques d’anecdotes vachardes, et de jugements sévères à propos de ses anciens camarades et du plus illustre d’entre eux.

Tout en faisant mine de ne pas vouloir aller sur ce terrain, il glisse que Jean-Luc Mélenchon se montre « soucieux de colifichets », et s’est révélé pétri de mépris de classe après sa campagne législative malheureuse à Hénin-Beaumont en 2012. Il se moque par ailleurs de la loyauté des jeunes apparatchiks qui entourent Mélenchon et ont bénéficié de circonscriptions en or : « Leur principale bataille, c’est dans les bureaux du mouvement, c’est de faire la cour à Jean-Luc, porte-flingue, porte-serviette, porteur d’eau pour être investi au bon endroit. »

D’autre part, le député de la Somme exprime certaines critiques selon un cadrage typique des attaques du camp conservateur contre LFI. Il accuse ainsi le camp mélenchoniste d’avoir ranimé la stratégie suggérée par une note de Terra Nova, vieille de treize ans, listant les segments sociaux qui pouvaient se substituer à une classe ouvrière perdue pour la cause. Si de nombreux intellectuels de gauche l’avaient critiquée à l’époque, la droite identitaire en a depuis fait le symbole d’une gauche multiculturelle, vouée aux minorités plutôt qu’au « petit peuple » ouvrier.

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François Ruffin sur le stand du Cher à la Fête de l’Humanité, le 14 septembre 2024. © Photo Laurent Hazgui / Mediapart

Évoquant la honte d’avoir mené une « campagne au faciès » en 2022, il affirme que d’autres députés élus en province avaient « eux aussi [mis Mélenchon] bien en avant dans les cités, bien en retrait dans les zones pavillonnaires ». De quoi verser de l’eau au moulin des procès en « communautarisme » de LFI, soupçonnée de régler son discours pour capter un supposé « vote musulman ». Cyril Hanouna s’en est repu dans son émission.

Retour de bâton

Dans le même ordre d’idées, Ruffin a aussi fait un parallèle malvenu en critiquant le « deux poids et deux mesures » de la parole insoumise, lorsqu’il s’est agi de réagir, en novembre 2023, au meurtre du jeune Thomas à Crépol et à l’agression de Mourad, un jardinier de Villecresnes. Si les zemmouristes avaient tenté de présenter le premier comme un « francocide » au mépris des faits, la seconde avait pour le coup un motif raciste avéré.

Dans un billet de blog cinglant, Manuel Bompard s’est emparé de ces approximations pour reprocher à François Ruffin d’alimenter « la lecture identitaire de la fachosphère » et d’arborer « un mode de pensée réactionnaire », n’ayant pas saisi l’universalisme concret de la « créolisation » vantée par Jean-Luc Mélenchon. Renvoyant le député de la Somme à une vision caricaturale des quartiers populaires, il lui rappelle qu’« on y trouve des ouvriers, des employés, des éboueurs, des ingénieurs, des aides-soignantes, des femmes de ménage ou des vigiles, [et qu’il n’y en a pas] que dans les grandes villes ».

Au-delà du patron du mouvement insoumis, de nombreuses figures y sont allées de leur condamnation. La députée Claire Lejeune, connue pour être une des plus unitaires, a identifié dans les propos de Ruffin, non plus « des erreurs isolées, mais une dérive politique et idéologique, qui l’emmène très loin de [leurs] combats et de [leurs] valeurs ». Le député Éric Coquerel a estimé que « ce n’est pas le “communautarisme” que [leur] reprochent les tenants de cette ligne, c’est l’antiracisme. […] Ceux qui à gauche ont emprunté cette voie ont dérivé vite et mal ».

Certains sont allés encore plus loin en franchissant le seuil de l’insulte, la conseillère régionale Julie Garnier voyant carrément dans Ruffin « un fantôme de [Jacques] Doriot », ancien communiste devenu collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale. Une référence qui avait déjà été utilisée contre le secrétaire national du PCF Fabien Roussel, par Mélenchon lui-même.

Fabien Roussel avait d’ailleurs beau jeu, vendredi à l’ouverture de la Fête de l’Humanité, de s’ériger en pacificateur des gauches – lui qui a pourtant régulièrement été un élément perturbateur de l’union : « Halte au feu ! Ce n’est pas à la hauteur. Faisons tout pour être rassemblés », lançait-il, sans bouder son plaisir d’avoir un nouvel allié dans la critique du mélenchonisme.

Pour sa part, François Ruffin reconnaît avoir trop longtemps « neutralisé » la spécificité et l’autonomie de la domination raciale, mais affirme « se corriger », et vouloir montrer « à Flixecourt et ailleurs » la nécessité d’y mettre fin.

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Devant le stand de Picardie debout, lors du débat entre François Ruffin et Charlotte Girard, le 14 septembre à la Fête de l‘Humanité. © Photo Laurent Hazgui / Mediapart

Mais le caractère très offensif de la critique portée par François Ruffin interroge, tant les forces en présence semblent disproportionnées. Le député de la Somme est dépourvu de tout appareil et financement significatif, à l’inverse de LFI qui peut compter sur la manne liée à ses soixante-douze député·es, sa force de frappe dans l’espace numérique, et l’important socle de fidèles et de sympathisant·es consolidé par Mélenchon lui-même.

Ce déséquilibre est apparu à la mi-journée au stand de Picardie debout, où François Ruffin débattait avec la constitutionnaliste Charlotte Girard. Un inhabituel cordon d’agents de sécurité de L’Humanité, brassards orange apparents, entourait la petite foule afin de s’assurer que « tout se passe bien ». La pression du conflit ouvert avec LFI, dont le stand situé un peu plus loin devait accueillir en fin de journée Jean-Luc Mélenchon, était palpable.

Dans l’assemblée qui débordait un peu sur l’allée, des sympathisant·es de gauche désabusé·es regrettaient les effets de cette séquence sur le Nouveau Front populaire (NFP), en se demandant bien comment la gauche s’en sortirait sans réunir les deux lignes qu’incarnent Mélenchon et Ruffin. « Il faut être vigilant. Même si le devoir moral de la gauche dont parle François est juste », confiait un militant de Picardie debout.

Le dialogue avec Charlotte Girard, artisane du programme « L’avenir en commun » lors de la présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en 2017, n’a pas porté sur cette actualité brûlante, mais sur la crise de la Ve République et les vices de sa Constitution. Charlotte Girard avait quitté LFI en 2019 en dénonçant l’absence de démocratie interne. Le symbole parlait de lui-même.

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