Le Charlisme où comment la réaction est toujours du bon côté du manche !

Daniel Schneidermann : “Les charlistes sont devenus des supplétifs de l’extrême droite, même s’ils ne s’en rendent pas compte”
Dans “Le Charlisme”, qui vient de paraître, le créateur d’“Arrêt sur images” estime qu’une partie de la rédaction de “Charlie Hebdo” a basculé dans une dérive réactionnaire qui s’éloigne de l’esprit fondateur du journal satirique.
Par Richard Sénéjoux, Télérama
Publié le 16 janvier 2025 à 16h30
Retraité depuis 2021, Daniel Schneidermann n’en demeure pas moins actif – chronique chaque lundi dans Libération, émissions intermittentes sur Arrêt sur images, le site qu’il a fondé en 2007 après s’être fait virer de France 5… Avec un œil toujours aussi vif et acéré sur le système médiatique. Alors que l’on a commémoré la semaine dernière les 10 ans de l’attentat contre Charlie Hebdo, qui a décimé sa rédaction, le journaliste analyse dans un ouvrage (1) la façon dont une poignée de personnalités politiques et médiatiques se seraient emparées de ce terrible drame pour mener un combat aux relents réactionnaires, qui n’a plus grand-chose à voir avec le Charlie des débuts, celui de Cavanna et Choron (1970-1982). Une forme de dévoiement auquel il a trouvé un nom : le « charlisme ».
Entretien.
Pourquoi ce livre ?
Avec mon éditrice, on essayait d’analyser pourquoi j’avais autant divergé de certaines personnes de ma génération – journalistes, politiques, intellos… – qui étaient à fond à gauche dans les années 1970 et lisaient comme moi le Charlie Hebdo première époque, celui de Choron et de Cavanna. Un journal alors gentiment anar, antimilitariste, anticlérical, et déjà ouvert sur l’écologie… tandis que le Charlie d’aujourd’hui affiche plutôt des positions réactionnaires incompréhensibles. Quand j’ai énuméré les noms de ceux qui ont contribué à cette transmutation, comme Philippe Val ou Caroline Fourest, le mot est sorti d’un coup : les « charlistes »…
Quand vous rendez-vous compte que ce « nouveau » Charlie Hebdo n’a plus grand-chose à voir avec celui des débuts ?
Quand Philippe Val, ancien chansonnier tendance libertaire, relance Charlie Hebdo en 1992, ça ne m’attire pas spécialement l’œil, d’autant qu’avec la présence de Cavanna, Cabu et Wolinski à la rédaction, demeure une sorte de persistance rétinienne de cette époque. Ma première alerte, ce sont les caricatures de Mahomet en 2006 qui, rappelons-le, étaient issues du Jyllands-Posten, un journal danois conservateur. À l’époque, je présente encore Arrêt sur images sur France 5, et la grande question qui traverse alors les médias, c’est de savoir si on les montre ou pas – nous, on le fera dans l’émission. Mais je suis mal à l’aise face à l’exhibition qui en est faite et à une certaine forme d’exploitation de la sensibilité des musulmans…
Ça continue quand le réalisateur Daniel Leconte, un ami de Philippe Val, réalise le documentaire C’est dur d’être aimé par des cons, sur le procès des caricatures qui se tient quelques mois plus tard, ce qui permettra à toute l’équipe de monter les marches du Festival de Cannes en 2008. Charlie Hebdo sur la Croisette, sérieux ? Mais la vraie bascule, c’est le licenciement de Siné fin 2008 pour « antisémitisme » [le dessinateur gagnera son procès pour rupture abusive de contrat, ndlr] puis la nomination, l’année suivante, de Philippe Val à France Inter, à l’initiative de Nicolas Sarkozy. À partir de ce moment-là, je considère qu’ils sont passés de l’autre côté. Après avoir reçu Siné sur le plateau d’Arrêt sur images, Philippe Val m’a dit : « Considérez-moi désormais comme un ennemi personnel. »
Qu’est-ce qui change alors par rapport au « premier » Charlie ?
La cible de l’humour du Charlie de la première époque, c’est le pouvoir, les dominants. Reiser, c’est plus compliqué, puisque, en apparence, il tape sur les prolos, notamment avec son personnage de Gros dégueulasse, mais c’est pour mieux dénoncer la société de consommation, qui s’affirme dans ces années-là. Le « charlisme », ce sont des attaques contre une population dominée, en l’occurrence les musulmans de France. La trahison, elle est là.
Je pense que la plupart de ces gens sont de bonne foi et convaincus de n’être ni racistes ni islamophobes.
Vous parlez d’un Charlie « islamo-obsédé »…
Même avant 2015, quand on recense leurs unes, les dessins en pages intérieures, les interventions médiatiques de Val, puis de Riss, on voit bien que c’est devenu une véritable obsession, notamment dans les dessins de Riss. La présidente de l’Unef dessinée voilée avec un visage de singe, qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas islamophobe ? Ou celle sur les otages de Boko Haram enceintes, avec écrit « Touchez pas à nos allocs ! » ? Je donne d’autres exemples dans mon livre… Je pense que la plupart de ces gens sont de bonne foi et convaincus de n’être ni racistes ni islamophobes. Mais leur refus de réfléchir quand on les interpelle sur la question est réellement problématique. Regardez le parcours de Philippe Val : il travaille désormais à Europe 1, qui est devenue une radio d’extrême droite depuis sa reprise par Vincent Bolloré. Une belle illustration de la dérive du « charlisme ».
Vous avez écouté toutes les chroniques de Sophia Aram depuis deux ans sur France Inter, une des figures centrales du « charlisme » selon vous…
Le thème de l’islam y est omniprésent, elle ne peut pas dire qu’elle charge autant les cathos ou les juifs, comme se défendent souvent les charlistes. Qu’ils soient obsédés d’islam et de laïcité, c’est leur problème. Mais pourquoi sont-ils si inaccessibles au social, aux inégalités, aux impôts des riches, aux délocalisations, à l’écologie ? Sophia Aram ne tape jamais sur le pouvoir : pas une chronique sur Emmanuel Macron en deux ans ! Rien sur la réforme des retraites, ni les 49.3 d’Élisabeth Borne. C’est de l’humour de gouvernement. Mais qui le dit ou l’écrit ? Personne ! L’impunité du charlisme se nourrit de la mauvaise conscience, de la lâcheté ou de l’approbation des médias.
Comment les attentats de 2015 ont-ils transformé « l’esprit Charlie » en « charlisme » ?
Charlie, qui a payé le prix du sang, est devenu incontestable, inattaquable, fort de son courage, et de la mauvaise conscience de tous ceux qui n’avaient pas pris leurs alertes au sérieux avant 2015. Sophia Aram est indéboulonnable de France Inter, contrairement à d’autres – au hasard Guillaume Meurice. À l’argumentation raciste et xénophobe du RN, elle amène le renfort appréciable d’une mouvance qui se réclame de la gauche, de l’humour et du sacrifice de Charlie Hebdo. Les charlistes sont devenus des supplétifs à l’extrême droite, même s’ils ne s’en rendent pas compte.
Quelle différence faites-vous entre le charlisme et le Printemps républicain, ce mouvement créé en 2016 et issu de la gauche qui prône une « laïcité de combat » ?
Le problème du Printemps républicain, c’est que sa défense étroite et intransigeante de la laïcité se fait au prix d’une bascule dans l’identitaire. Son discours consiste à dire « nous sommes de gauche, mais c’est la gauche qui a changé ». Le charlisme, c’est encore plus pernicieux : « Nous sommes de gauche, et en plus, on veut faire rire », même si son rôle consiste aujourd’hui à défendre le droit à faire rire, plutôt qu’à le faire vraiment.
Pour vous, le charlisme, c’est le Printemps républicain qui se met un nez rouge ?
C’est exactement ça. Cette arnaque trompe énormément de gens de bonne foi. La persistance rétinienne continue, même après la mort de Cavanna, de Cabu et de Wolinski.
Vous avez trouvé un journal plus « charliste » que Charlie : Franc-Tireur…
Ce journal, dirigé par Caroline Fourest et détenu par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, est devenu l’organe central du charlisme. Un journal, c’est pratique pour régler ses comptes, ils l’ont fait avec moi, Aymeric Caron et tant d’autres. Avec moult approximations, raccourcis, amalgames… Franc-Tireur offre aussi un ticket d’entrée à Caroline Fourest pour aller à C à vous, Quotidien ou à LCI, où elle dispose d’une chronique hebdomadaire chez David Pujadas. Comment après autant de mensonges et approximations – Arrêt sur images et Mediapart les ont régulièrement documentés, entre autres pour son dernier livre (Le Vertige MeToo, éd. Grasset) –, peut-elle être reçue ainsi partout, notamment sur le service public ?
Vous réglez vous-même vos comptes parce que vous avez fait l’objet d’un « portrait qui fâche » dans les colonnes de Franc-Tireur, non ?
Honnêtement, qu’est-ce que j’en ai à faire d’un portrait, qui fâche ou qui tache, dans Franc-Tireur ? Si vous saviez ce que je me prends dans la figure depuis que je fais Arrêt sur images, et de tous les bords ! Et depuis le 7 Octobre, c’est devenu terrifiant : on me traite même de « mauvais Juif » sur les réseaux, je serais le signe d’une « décadence », d’un « naufrage », d’un « désastre », juste parce que je suis sensible au sort des Palestiniens à Gaza, à l’image de Rony Brauman et de quelques autres. Mais j’estime que tout ce qui est anonyme n’existe pas. Ça réduit énormément la voilure des attaques.
(1) Le Charlisme raconté à ceux qui ont jadis aimé Charlie (éd. du Seuil).
Philippe Val et Caroline Fourest lors d’une conférence de presse de « Charlie Hebdo », avant le procès des caricatures de Mahomet. Photo Thomas Samson/GAMMA
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