Il comprend plusieurs articles permettant de revenir sur l’histoire internationaliste de la confédération paysanne (Fanny Métrat), la manière dont le monde paysan a été confronté aux « chemises vertes », un mouvement fascisant dans les années 1930 (Gaël Blanc) ou encore la manière dont « l’extrême droite gagne du terrain dans le monde agricole » (Sophie Chapelle).
Plusieurs articles sont consacrés à différentes régions en particulier : du Midi à l’Ouest, c’est la manière dont l’extrême droite s’affiche auprès des agriculteur·ices en colère ou met en œuvre des actions ponctuelles. Sophie Chapelle rappelle ensuite à quel point les propositions du RN s’inscrivent dans une logique productiviste à rebours du projet de l’agriculture paysanne. Finalement, les derniers articles du dossier reviennent sur les contours du projet de la confédération paysanne (Stéphane Galais), et son implication aux côtés des travailleuses et des travailleurs saisonniers migrants (Sophie Chapelle).
Tandis que la Coordination rurale est mise en avant par les médias comme une interlocutrice privilégiée, nous publions ce dossier pour rendre compte de ces accointances avec l’extrême droite, que des initiatives récentes ont encore révélé ; par exemple, dans le Tarn-et-Garonne, la Coordination rurale a fait venir Eric Zemmour pour une réunion publique le 15 novembre 2024 et a bénéficié d’une large couverture médiatique, notamment de Cnews ; ou encore, la vice-présidente de la Coordination rurale (Sophie Lenarts) a participé à l’université de l’Action Française à la fin du mois d’août.
Ce ne sont que quelques exemples récents, qui révèlent une imprégnation profonde et des relais de l’extrême droite dans des fractions de plus en plus visibles du syndicalisme agricole.
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Pour un syndicalisme paysan antiraciste
Le discours raciste se répand. Je sens le glissement même chez des gens que j’aime bien, que je trouvais plutôt ouverts. Quand nous vivons une crise existentielle, voir identitaire, il faut se souvenir d’où nous venons, qui nous sommes et ce qui nous a construit·es. Nous sommes un syndicat paysan internationaliste et de convergences. Nous défendons les droits des paysannes et paysans français – et on n’oublie pas l’Outremer – mais aussi un changement profond de la société et des rapports aux autres et au monde.
Il faut peut-être se rappeler que, dans les années 1970, Bernard Lambert et les Paysans Travailleurs appelaient à converger avec les ouvriers, mais aussi avec le « tiers-monde » – j’ai retrouvé des affiches, c’était une autre époque ! (Se souvenir qu’en 1974, 100 000 personnes à l’appel des comités Larzac moissonnent du blé pour financer un projet de retenue d’eau dans le Sahel. La solidarité internationale est au coeur de nos luttes !
La Coordination paysanne européenne apparaît en 1985. Certains anciens de la Conf’ font déjà partie de l’aventure. Face à la mondialisation, on ne peut pas lutter séparément chacun·e dans notre coin. La Conf’ naît en 1987 et en 1993, à Mons (Belgique), elle est présente pour poser les premières pierres de La Via Campesina. Depuis deux ans, le siège de ce mouvement fort de 200 millions de paysan·nes de 81 pays est accueilli à Bagnolet.
On sait depuis toujours que les ennemis de la paysannerie française sévissent aux quatre coins de la planète : l’Organisation mondiale du commerce, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, les accords de libre-échange ; et ceux qui accaparent, privatisent et industrialisent les ressources comme Monsanto, Bayer, Cargill, Sofiproteol ou Bolloré. Ils détruisent partout les paysanneries, avec les mêmes stratégies et n’ont que faire des frontières, eux.
Dès les années 2000, nous avons apporté notre soutien aux camarades paysan·nes de tous les continents qui faisaient face à la violation de leurs terres, de leurs droits, à la criminalisation de leurs combats. Comme elleux l’ont fait avec nous à maintes reprises, et dernièrement, après Sainte-Soline.
Nous participons régulièrement aux maraudes solidaires dans les montagnes enneigées vers Briançon pour dénoncer ce que vivent les personnes en exil. Souvent issues de communautés paysannes, elles font face à une répression terrible. En tant que syndicat, nous sommes fondamentalement antiracistes, pour un partage des ressources, pour faire vivre des campagnes vivantes et diversifiées, avec des humains de toutes origines nationales, sociales, culturelles, de confessions. Ne nous trompons pas d’ennemis. Nous sommes toutes et tous des étranger·es sur cette terre.
Fanny Métrat, éleveuse en Ardèche
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Le monde paysan secoué dans les années 1930 par les « Chemises vertes »
Dans l’entre-deux-guerres, les « Chemises vertes », mouvement fascisant fondé par Henri Dorgères, prospèrent en ciblant l’État, le monde urbain et la gauche.
Crise économique, crise sociale, crise politique, guerres… On ne compte plus les parallèles et comparaisons avec les années 1930 pour essayer de comprendre notre époque. L’impact de ces crises sur le monde agricole et paysan est peu mis en lumière. L’historien Robert O. Paxton dans son ouvrage Le temps des chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural 1929-1939, le décrypte.
Au début des années 1930, le monde agricole français traverse « une triple crise ». Une crise économique d’abord, avec une baisse continue des prix depuis la fin des années 1920. Une crise du « mode de vie » ensuite : la population française devient plus urbaine que rurale, et une augmentation sensible des suicides en milieu rural est observée. Une crise de la représentation enfin : le parlement ne compte pas de paysans, et les organisations agricoles, divisées politiquement, sont dominées par des notables.
C’est dans ce contexte qu’émerge un tribun, Henri Dorgères. D’abord journaliste dans la presse agricole, il se mue en agitateur en faisant campagne contre la loi Loucheur qui entendait créer un système d’assurances sociales obligatoires. Il tient des dizaines de réunions publiques sur le sujet. Orateur capable de soulever les foules, il rassemble des dizaines de milliers de personnes au sein des « Chemises vertes » et ne cesse de lutter contre ses cibles favorites : l’État et les fonctionnaires, la gauche et les « rouges ».
À partir de 1936, les prix agricoles commencent à remonter. Dorgères enfourche un nouveau cheval de bataille : défaire les grèves d’ouvriers agricoles qui se déclarent avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire. Il mobilise alors des « volontaires de la moisson » pour se substituer aux grévistes, moissons qui consistent surtout à assurer la récolte des betteraves. On peut résumer les principes du dorgerisme comme une volonté de promouvoir une corporation paysanne s’auto-administrant, sans ingérences de l’État et sans divergences d’intérêts ; la valorisation d’une culture paysanne sans équivalent dans les autres pays et s’opposant au monde urbain ; et une volonté de lutter contre la gauche perçue comme un danger venu de la ville. L’auteur ne tranche pas sur la nature fasciste du dorgerisme même s’il relève de nombreux points de convergences.
La position de ce mouvement quasi exclusivement centré sur le monde agricole se révèle être un frein pour une prise du pouvoir dans une France diverse au plan économique. Le mouvement s’étiole donc à partir de la fin des années 1930.
On peut voir les traces de Dorgères dans l’utilisation de « l’unité paysanne » et de la violence par la FNSEA. On peut aussi considérer la Coordination rurale comme une héritière indirecte du dorgerisme par son registre contestataire et son opposition à l’État, aux fonctionnaires, aux droits des salarié·es et à l’écologie perçue comme l’émanation d’un monde urbain hostile[1]. À travers le portrait dressé par Paxton, une réponse au dorgerisme se dessine : internationalisme et convergence de luttes avec les paysan·nes du monde, connexion avec la société et ses luttes sociales et désormais écologiques.
Gaël Blanc, apiculteur en Lozère
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L’extrême droite gagne du terrain dans le monde agricole
Les agriculteur·ices figurent aujourd’hui parmi les catégories socioprofessionnelles les plus enclines à voter pour l’extrême droite, après avoir longtemps été l’une des plus hermétiques à ce discours.
Depuis les débuts de la cinquième République, la population agricole a toujours voté majoritairement à droite, avec un fort ralliement au gaullisme puis au chiraquisme. « Ils sont 80 % à se classer au centre ou à droite alors que la proportion n’est que de 61 % dans l’ensemble de la population », note la chercheuse Nonna Mayer en 1995[2]. L’audience du Front national en milieu agricole est alors faible : 3 % des agriculteurs s’en déclarent proches. « Cette résistance des agriculteurs (…) tient à la fois à leur relation privilégiée avec le mouvement gaulliste, à leur cohésion sociale, à la force du syndicalisme paysan, à l’influence modératrice de l’Église catholique », estime Nonna Mayer. « Les mouvements d’Action catholique ont profondément imprégné les deux générations d’agriculteurs de l’après-guerre jusqu’aux années 1990 », appuie le sociologue Bertrand Hervieu[3]. « Ces mouvements étaient marqués par le catholicisme social qui ne s’accommode pas avec une orientation vers l’extrême droite. » Ainsi, jusqu’à la fin des années 1990, les agriculteur·ices figurent parmi les catégories les plus hermétiques au discours du FN.
L’élection présidentielle de 2002 marque un tournant. Jean-Marie Le Pen effectue une percée dans le monde agricole – 22 % des suffrages des agriculteurs au 1er tour (5 points de plus que la moyenne nationale), puis 17 % au second tour. Cette percée est suivie par une décennie de résultats électoraux plutôt inégaux en fonction des élections, mais moyennement bien plus élevés que durant la période précédente. « Il s’agit là d’un virage qui ne marque pas un ralliement massif au vote lepéniste, mais témoigne d’une pénétration durable des thèmes portés par l’extrême droite au sein des mondes agricoles », estime Bertrand Hervieu[4]. Lors des élections législatives qui suivent, les agriculteur·ices sont 5 % à voter en faveur des candidats frontistes. À l’élection présidentielle de 2007, Jean-Marie Le Pen obtient 10 % des suffrages du milieu agricole.
Mais le FN connaît une nouvelle poussée dans le monde agricole en 2012, avec 21 % des suffrages des agriculteur·ices à l’élection présidentielle. Cinq ans plus tard, Marine Le Pen est créditée de 35 % des intentions du vote agricole au premier tour de l’élection présidentielle, devant Emmanuel Macron et François Fillon (20 % chacun). Lors de l’élection présidentielle de 2022, la candidate est créditée de 11 % des suffrages agricoles. Difficile de parler de reflux de l’extrême droite : si on cumule avec les intentions de vote des agriculteur·ices pour Éric Zemmour de Reconquête, on arrive à 23 %. Pour les élections européennes à venir en juin prochain, tous les sondages s’accordent sur l’arrivée en tête du Rassemblement national, sans préciser les intentions de vote au sein de la profession agricole.
Sophie Chapelle
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Ces personnalités de la Coordination rurale liées à l’extrême droite
Des figures de la Coordination rurale (CR) ne cachent plus leurs accointances avec l’extrême droite, bien que nombre de leurs adhérent·es ne se reconnaissent pas dans ce choix.
« Au niveau agricole, si tout le monde avait le même discours qu’eux (le Rassemblement national, RN), je pense qu’on pourrait aller dans le bon sens. » Cette déclaration de la présidente du syndicat, Véronique Le Floc’h, le 20 janvier 2024[5], a agacé nombre de ses adhérent·es. Ce qui a contraint le syndicat à nuancer ces propos le 26 février dans un communiqué : « On n’est pas consultés pour faire le programme du RN, mais s’ils s’inspirent de nos idées, tant mieux. » Le syndicat l’assure, il est « apolitique » et interdit à un responsable d’être encarté dans un parti. Mais l’hypothèse d’une sensibilité au lepénisme a pris de la vigueur avec une de ses figures, Serge Bousquet-Cassagne, longtemps porte-parole du syndicat avant de diriger la Chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne depuis 2001[6]. Celui-ci a brigué sans succès une place sur la liste du RN aux élections européennes de juin dernier[7].
D’autres membres de la CR ont rejoint le parti. Philippe Loiseau, ancien député européen et ex-conseiller de Marine Le Pen pour les dossiers agricoles, avait adhéré à la Coordination rurale dès sa création en 1991. Christophe Barthès, ancien vice-président du syndicat dans l’Aude, fait aussi partie de la vague de député·es RN élu·es en juin 2022.
Un représentant est même au fondement d’un parti d’extrême droite : Richard Roudier a été élu président de la Coordination rurale du Gard dans les années 2010, avant de passer la main en 2013. L’année de son élection en 2010, cet agriculteur fonde la Ligue du Midi, qui porte la liste du Bloc identitaire lors des élections régionales en Languedoc-Roussillon. La Ligue du Midi « est un groupuscule violent aux idées xénophobes », résumait la présidente de la Ligue des droits de l’homme de Montpellier en 2018[8]. Certains de ses militants se sont par exemple filmés en train de vider le rayon halal d’un supermarché pour le remplir de « produits 100 % cochon ». Leur devise ? « Maîtres chez nous ». Le site internet du parti affiche, encore aujourd’hui, la Coordination rurale comme l’une de ses « sources principales ».
Sophie Chapelle
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Dans le Midi, l’extrême droite ramasse « les fruits de la colère »
Dans le sud de la France, l’extrême droite s’affiche auprès d’agriculteur·ices en colère, à l’aune de la néolibéralisation des coopératives et de l’absence de réponse politique durant des décennies.
26 janvier 2024. Des agriculteurs déversent leurs déchets devant la préfecture de Montpellier. Un jeune homme harangue la foule. « Plus d’argent pour les paysans ! » Lui n’est pas paysan, mais membre du groupuscule Jeunes d’Oc, composé d’anciens de Génération identitaire[9]. Toute l’extrême droite du coin s’est déplacée – Ligue du Midi, Action française-Montpellier… – appelant leurs militants à s’emparer du mouvement paysan. Frédéric Bort, viticulteur, ancien directeur de cabinet du socialiste Georges Frêche, est aussi présent : il a rallié le RN en 2021 et est désormais conseiller régional.
Le « Midi rouge »[10] a bruni ces dernières années. C’est dans ce même département, l’Hérault, que la première coopérative viticole, Les Vignerons libres, a vu le jour en 1901. 128 viticulteurs se regroupent alors, avec pour devise : « Tous pour chacun, chacun pour tous. » D’autres coopératives se créent et permettent aux productrices et producteurs de s’émanciper de l’omnipotence des négociants. L’Aude, département voisin, devient le berceau des révoltes vigneronnes de 1907 puis des années 1970, associé à une gauche résistante et triomphante.
« Pendant des décennies, les vignerons sont parvenus à ramener toute la population pour défendre la viticulture contre les négociants, souligne Yann Vetois de la Confédération paysanne de l’Aude. Puis le CAV (comité d’action viticole) s’est effrité. Au tournant des années quatre-vingt, les coopératives se sont libéralisées. Leur concentration dans les mains de quelques grands groupes comme InVivo a marqué la fin des caves de villages. » InVivo règne désormais sur la filière : le groupe possède tous les maillons de la chaîne et fixe les prix d’achat.
Si le revenu moyen est plus élevé en viticulture que dans le reste de l’agriculture, c’est aussi dans cette filière que la dispersion du revenu est la plus forte, avec des écarts majeurs[11]. « Les vignerons autour de chez moi constatent qu’ils sont de plus en plus mal-payés, alors que tout augmente. Il faut recevoir la colère des gens. Nous avons beau être un syndicat de défense des travailleurs, pour le moment cette colère nous échappe », regrette Yann Vetois. L’absence d’alternance politique dans le département – cent ans de gouvernance socialiste – conjuguée à l’inexistence de la droite classique, ont conduit à ce que sa circonscription, comme deux autres du département de l’Aude, tombent dans l’escarcelle du RN lors des législatives de 2022. « On avait une classe politique inamovible, avec beaucoup de pouvoir et toujours autant de chômage. On est passés directement du PS au RN. »
Selon Jean Huillet, ancien leader des Comités d’action viticole, l’esprit collectif et la solidarité se sont dissipés avec l’effritement de la profession : « J’ai été leader, j’ai fait des manifestations avec plus de 80 000 personnes, moi aussi je sais comment me faire applaudir. Quand quelqu’un se sent abandonné et méprisé, il suffit de lui dire qu’il a raison et qu’il est le plus beau… Mais en réalité, l’extrême droite n’a aucune solution. Le RN est en embuscade et ramasse les fruits de la colère juste des viticulteurs. »
Sophie Chapelle
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Préservation des races locales et récupération de l’extrême droite
Dans l’Ouest, une exploitation porcine est accusée de récupérer, à des fins politiques, une race porcine préservée, sous couvert d’agriculture paysanne.
C’est la dénomination d’une race de porcs locale, à croissance lente, particulièrement adaptée à l’élevage plein air (ou semi plein air), et essentiellement présente en Bretagne et Pays de la Loire. Mais c’est aussi le nom d’une entreprise d’élevage porcin, qui se revendique de l’agriculture paysanne. L’entreprise familiale met en avant l’élevage extensif, le plein air, des aliments produits localement, le renouveau d’une race locale ou le bien-être animal. Les éleveurs sont, en toute logique, naisseurs, engraisseurs et charcutiers.
En 2023, le Réseau angevin antifasciste révèle, documents à l’appui, que cette entreprise est « tenue par des militants nationalistes de l’Alvarium ». Ce groupuscule catho-nationaliste a été dissous par le gouvernement à la suite d’un décret publié en novembre 2021. Le ministère de l’Intérieur leur reproche des faits de violence en réunion et d’incitation à la haine comme le déploiement de banderoles supportant des slogans typiques de l’extrême droite tels que « la France aux Français » ou « logement, appliquons la préférence nationale ».
Malgré la dissolution, le Réseau angevin antifasciste documente la manière dont cette entreprise continue d’utiliser ses connexions avec le milieu national-catholique pour faire la promotion de ses produits. « Nous dénonçons fermement la récupération par l’extrême droite de plusieurs dizaines d’années de travail de militants passionnés pour réhabiliter ces races », souligne la Confédération Ille-et-Vilaine. « Nous refusons de voir les valeurs et pratiques de l’agriculture paysanne associées à une idéologie fasciste que nous abhorrons. L’agriculture, en tant qu’activité essentielle à la vie de nos communautés, ne doit en aucun cas être utilisée comme un instrument de propagande politique. »
Si la préservation des races locales fait partie des combats historiques de la Confédération paysanne, « c’est dans toutes leurs diversités que les races locales font la puissance des équilibres écologiques », insiste la Confédération Ille-et-Vilaine. « Nous sommes un mouvement syndical agricole engagé en faveur d’une agriculture respectueuse de l’environnement et des valeurs multiculturelles. Nous invitons les consommateur·ices à se montrer vigilant·es et à soutenir des éleveurs et éleveuses respectueux non seulement des animaux, mais aussi de leurs semblables et des valeurs de diversité culturelle. » Interrogée sur ces liens avec l’extrême droite, l’exploitation déclare dans un grand média de la région : « Notre passé ou ce qu’on peut faire en privé ne regarde personne. »
Sophie Chapelle
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L’extrême droite, ennemie des paysan·nes
Le programme du Rassemblement national (RN) est parsemé de contradictions. De nombreuses propositions s’inscrivent dans une idéologie productiviste, contraires au projet de l’agriculture paysanne.
Un jour, un avis. On pourrait résumer ainsi la position du RN sur les prix planchers. « Au niveau français, c’est une trappe à pauvreté parce que précisément, on ira se fournir sur le marché européen » a estimé Jordan Bardella, le président du parti, le 26 février, alors qu’il défendait cette même mesure la veille. Il aurait suffi d’une discussion avec le président des Jeunes Agriculteurs pour qu’il fasse volte-face[12]. Deux jours plus tard, Marine Le Pen a affirmé, à l’inverse de son bras droit, avoir toujours défendu l’idée d’« un prix garanti par l’État, qui intervient comme arbitre ». Le 5 avril, le parti s’est finalement abstenu à l’Assemblée nationale lors de l’examen d’une proposition de loi des Écologistes prévoyant d’instaurer des prix planchers.
À l’Assemblée, le groupe dirigé par Marine Le Pen s’est montré discret depuis 2017 concernant les problématiques agricoles. Depuis juin 2022, les 88 député·es RN n’ont jamais consacré la moindre initiative parlementaire à ce sujet. Pourtant, à la faveur des mobilisations agricoles de 2024, un nouveau visuel du RN réclame de « garantir la préservation des terres agricoles face à l’urbanisation excessive »[13]. Ce même groupe RN a pourtant voté à l’Assemblée, durant l’été 2023, en faveur de l’assouplissement de la loi zéro artificialisation nette (ZAN) qui vise justement à ralentir l’artificialisation des sols.
Ces volte-face, on les trouve aussi sur les pesticides. « Voyez les pesticides, herbicides et autres phytosanitaires, dont le résultat économique est sans aucun doute négatif, une fois pris en compte tous les effets secondaires », déclarait Marine Le Pen en 2017. Elle se livre également à un plaidoyer en faveur des normes et des contrôles, affirmant que les parts de marché de l’agriculture française dans le monde viennent de « l’excellence sanitaire agricole et environnementale de nos produits ».
Mais à l’aune de la crise agricole, le RN change de ligne et mène bataille contre les normes environnementales et sanitaires, dans une logique de compétitivité. Alors que Marine Le Pen promettait dans son programme en 2022 « un plan de soutien pour l’agriculture biologique », le RN au Parlement européen a voté contre le Pacte vert qui prévoyait 25 % de surface cultivée en bio. Certes, le RN dit vouloir « contraindre les cantines à utiliser 80 % de produits agricoles français », mais aucune précision n’est apportée sur la qualité de ces produits ni sur leur mode de production. Son combat désormais vise une présumée « écologie punitive » – le RN apporte un soutien clair aux mégabassines – bien avant la lutte pour les revenus.
Sur la Politique agricole commune (Pac), le parti d’extrême droite a longtemps porté un discours de « rupture » en faveur d’une « politique agricole française ». Mais une bascule s’opère en 2021 : le RN vote le règlement général de la nouvelle Pac. Il se prononce aussi contre un amendement, en octobre 2020, visant à plafonner les aides de la Pac à 60 000 euros par an. Faut-il s’en étonner quand son programme porte de nombreuses mesures fiscalement injustes (suppression de droits à la succession et de l’impôt sur le revenu pour tous les moins de trente ans, etc.).
Certes, les député·es RN votent contre les accords de libre-échange. Mais le groupe parlementaire européen « Identité et démocratie » – où iels représentent 18 député·es sur 59 élu·es – vote majoritairement en leur faveur. Les eurodéputé·es RN s’alignent même sur les consignes de vote du Copa-Cogeca, l’organisation de lobbying agricole à Bruxelles, dont fait partie la Fnsea, quand il s’agit de se prononcer sur les nouveaux OGM. En février dernier, une majorité d’élu·es du RN ont voté en faveur du texte.
Sophie Chapelle
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Lutter contre l’implantation de l’extrême droite dans le monde rural
La Confédération paysanne de l’Ariège a décidé de rejoindre l’association intersyndicale VISA (vigilance et initiatives syndicales antifascistes).
Lorsque je suis arrivée en Ariège, en 2007, je m’amusais de voir que les élections locales de mon village voyaient s’affronter une liste PS contre une liste PC. Aucune trace du Front national, du moins sur l’étiquette. Une vraie bouffée d’air frais pour moi qui venais de l’Hérault. Et pourtant. Les idées véhiculées par le RN ont infusé largement et au-delà du parti.
2018 : lors d’une rencontre d’associations environnementalistes, les Jeunes agriculteurs, la FDSEA, des chasseurs et autres acteurs autoproclamés défenseurs de la ruralité, ont encerclé violemment la manifestation avec de gros tracteurs. Intimidations, violences, discours identitaires : des pratiques d’extrême droite, certes condamnées par le tribunal, mais qui recevront le soutien de nombreux élus locaux, pourtant encartés à gauche.
Ils désignent les écolos, les néoruraux, bref ces étranger·es, responsables de tous leurs maux et de leur crainte de déclassement. Par ce biais, ils incarnent les théories les plus noires de l’extrême droite, lui préparant un lit douillet pour les prochaines élections.
L’échiquier politique se floute. Si la gauche socialiste se fait le relais de tels propos alors…
Alors, la Conf’ de l’Ariège a décidé de rejoindre l’association intersyndicale VISA (vigilance et initiatives syndicales antifascistes) composée en Ariège de la FSU (syndicat de la fonction publique), la CNT (anarcho-syndicaliste) et Solidaires. Nationalement elle regroupe environ deux cents structures. Elle se veut un outil d’information et de réflexion pour les forces syndicales afin de lutter contre l’implantation et l’audience de l’extrême droite dans le monde du travail. Elle propose des cycles de formation pour les militant·es, relaie les actions de soutien aux personnes sans-papiers et développe une vigilance locale pour dénoncer toute discrimination (sexiste, sexuelle, raciste…).
Cet automne le collectif organise une formation « ruralité et extrême droite » afin de mettre en lumière les spécificités du monde du travail en milieu rural et les mécanismes d’influence de l’extrême droite. L’objectif est de lutter contre une définition mortifère de nos campagnes, pour une agriculture vivante. Pour tisser du lien, en intelligence collective et dans le respect, pour proposer de nouveaux modèles face aux enjeux sociaux, économiques, climatiques et environnementaux.
Adeline Régis
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« Le modèle agricole ne peut pas reposer sur la traite d’êtres humains »
Voilà vingt ans que la Confédération paysanne a créé la commission « Travailleuses et travailleurs saisonniers migrants » pour documenter et lutter contre l’exploitation de la main-d’oeuvre agricole.
Le travail de la commission s’est traduit par de la veille et réaction aux situations d’atteinte aux droits et à la dignité des personnes, l’élaboration et la diffusion d’un précis juridique, la participation à des réseaux de solidarité nationaux, européens et méditerranéens. Un rapprochement s’est opéré récemment avec l’association A4. « Cette association travaille sur trois niveaux, explique Benoît, maraîcher près d’Angers. D’une part, trouver des boulots à des personnes exilées qui ont envie de bosser dans l’agriculture chez des employeurs respectueux. Les former ensuite à l’agriculture, et les aider enfin à l’installation. » A4 Anjou fait ainsi le lien localement avec un réseau de vignerons, et aide les travailleur·euses saisonniers exilé·es à trouver des logements.
L’association A4 dispose aussi d’un lieu de formation à Lannion (Côtes-d’Armor) dans lequel s’investit Jules Hermelin de la Confédération paysanne. « Le modèle agricole ne peut pas reposer sur la traite d’êtres humains », souligne-t-il[14]. « Quand on est implanté dans un territoire depuis longtemps, on connaît des gens qui peuvent salarier, proposer des parcours de formation. Nous avons par exemple suivi un jeune Guinéen de vingt et un ans qui a voulu faire une formation, et il a pu être régularisé par la suite. » Une approche bien éloignée de celle de la FNSEA qui a décidé de fournir des « saisonniers hors Union européenne » aux agriculteurs en faisant des « prix de gros »[15], sans préciser le fonctionnement de sa « cellule recrutement ».
Le gouvernement vient par ailleurs d’inscrire l’agriculture dans les secteurs « en tension » afin de faciliter le recrutement de travailleur·euses extra-européens[16]. « La Conf’ dénonce une vision utilitariste de la migration dont la durée de séjour n’est reconnue et conditionnée qu’au seul besoin de main-d’oeuvre facilement exploitable et docile », réagit Romain Balandier de la commission saisonniers migrants. « Il n’y a aucune remise en cause du modèle agricole, exportateur et industrialisé, exerçant une pression sur les prix et les salaires, et qui renforce le risque de marchandisation et la précarisation de la main-d’oeuvre, via l’intermédiation. » Pour des raisons bien différentes, cette inscription a été rejetée en bloc par le RN dénonçant, lui, un « appel d’air » migratoire. Le député RN Grégoire de Fournas a pourtant été épinglé fin 2022 pour l’emploi sur son vignoble de travailleurs saisonniers portugais en les logeant sous des tentes[17].
Sophie Chapelle
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« Fédérer autour de notre projet politique, humaniste et solidaire qu’est l’agriculture paysanne »
Face à la montée de l’extrême droite, Stéphane Galais, secrétaire national de la Confédération paysanne, voit dans les élections professionnelles l’occasion d’aiguiser stratégies, plaidoyers et arguments « pour faire front commun ».
On ne cessera jamais de le répéter : la Confédération paysanne, porteuse dans son histoire et son ADN d’un projet politique humaniste et solidaire, est viscéralement opposée aux mouvements fascisant et raciste, incarnés en France, entre autres, par le Rassemblement National.
Les paysan·nes qui témoignent dans ce dossier rappellent ce rejet. Ils et elles soulignent aussi les craintes que l’on a tous et toutes dans nos réseaux de voir se répandre comme un poison dans nos campagnes les votes à l’extrême droite. Incompréhensible pour nous paysan·nes qui évaluons nos pratiques, nos choix et décisions politiques au regard de notre solidarité internationale.
Au-delà des craintes, en tant que syndicat, nous devons faire face à cette réalité et comprendre les ressorts et causes qui expliquent cette montée de l’extrême droite. D’abord rappeler sa dangereuse progression dans les régions et en particulier celles touchées par la désindustrialisation. Progression du vote pour le Rassemblement National, et aussi au sein des catégories socioprofessionnelles. En 2002, les cadres et professions libérales votaient à hauteur de 9 % pour le RN ; ils étaient 26 % en 2022. Progression aussi chez les jeunes générations, 47 % pour les 18- 24 ans en 2022 contre 7 % en 2002[18].
Bien sûr, le racisme systémique est une cause profonde et est présent dans nos campagnes comme partout ailleurs. Il est attisé par la peur de l’autre, de la différence. Il s’exprime par exemple dans la division du travail racisé, et en particulier aujourd’hui dans le traitement différencié que subissent les travailleuses et travailleurs saisonniers[19].
Mais au-delà, l’extrême droite se nourrit des crises et des faillites de notre société qui sont générées par l’adhésion à la mondialisation, à l’individualisme, au consumérisme et la faiblesse de nos dirigeants, aliénés au néolibéralisme et/ou incapables de fédérer grâce à un projet politique social. Comment ne pas reconnaître aussi la responsabilité historique d’une gauche aux valeurs déliquescentes, qui a confondu libéral et liberté, progrès et technique, universalisme et dérégulation ? Et qui se détache de plus en plus des classes populaires en cultivant un regard élitiste et culpabilisant sur les questions écologiques et sociétales.
Dans cette brèche, le sentiment de déclassement est stratégiquement instrumentalisé par le RN, il alimente les fractures sociales et territoriales. Se développent le repli sur soi, l’entre-soi, le localisme, exacerbés par l’incertitude d’un avenir meilleur. Exit une lutte des classes fédératrice, génératrice d’un front commun contre les prédateurs de valeur, contre ceux qui profitent du système ultralibéral et capitaliste.
Il ne reste pour bon nombre des électrices et électeurs du RN que deux niveaux d’analyse, local ou mondial. Les responsables seraient à l’autre bout du monde. Ils nous menaceraient par « vague d’immigration », ou à proximité, en profitant du système. Ils grignoteraient « le mérite », « la valeur travail », « la patrie ».
Ce processus de « ré-enracinement », de nationalisme, de trumpisme à la française, raisonne dans le milieu agricole et concorde avec une tendance historique à l’agrarisme. Ce courant idéologique ultra-corporatiste et porté à son apogée par Dorgères – cité dans ce dossier – semble faire résurgence avec la vague des « bonnets jaunes ». Au coeur de la colère agricole, on a vu chez nos adversaires syndicaux ces réflexes de corporation faire recette, permettant de cibler des boucs émissaires et d’agiter des leurres pour expliquer les maux subis par le monde agricole.
Une fois les constats partiellement posés, que faire ? Sans aucun doute continuer à porter et fédérer autour de notre projet politique, humaniste et solidaire qu’est l’agriculture paysanne ! Se mettre pour cela en ordre de marche à l’occasion des élections professionnelles. Avec nos débats, concertations collectives et discussions, aiguiser nos stratégies, plaidoyers et arguments. Enfin, converger avec toutes les forces qui portent nos valeurs, pour faire front commun contre cette vague bleu marine qui pourrait nous engloutir.
Stéphane Galais
Notes
[1] Pour aller plus loin : Un article publié en juin 2022 dans Campagnes solidaires (« La CR lève le voile », n° 384) rappelle le terreau des Chemises vertes dans lequel la Coordination rurale plonge ses racines. Ce courant idéologique reviendra dans les années 1970 avec la Fédération française de l’Agriculture (FFA), très conservatrice et libérale, opposée à toute forme de réglementation. La FFA a été absorbée par la CR en 1994.
[2] Nonna Mayer. Les choix politiques des agriculteurs. Les Cahiers du CEVIPOF, 1995, 12, pp.27 – 38
[3] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/de-la-droite-au-rassemblement-national-le-vote-tres-convoite-des-agriculteurs-en-colere-20240201
[4] Bertrand Hervieu et François Purseigle, Une force politique isolée : les mondes agricoles, note n° 121, Fondation Jean-Jaurès, 2 mars 2012, p. 11.
[5] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-journal-de-13h-du-week-end/journal-13h00-du-samedi-20-janvier-2024-9313120
[6] La Cour des comptes épingle sa gestion douteuse dans un récent rapport, https://ccomptes.fr/fr/publications/chambre-departementale-dagriculture-du-lot-et-garonne
[7] https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/03/01/entre-le-rn-et-la-coordination-rurale-une-proximite-ideologique-et-des-accointances-locales_6219533_823448.html
[8] https://www.liberation.fr/les-idees/2018/01/29/ligue-du-midi-un-clan-met-l-occitanie-a-cran_1626004/?redirected=1
[9] https://www.mediapart.fr/journal/politique/280124/du-midi-rouge-au-midi-brun-quand-l-extreme-droite-noyaute-la-colere-des-agriculteurs
[10] Le radicalisme et le socialisme, puis le communisme se sont durablement implantés dans ces territoires.
[11] Lire à ce sujet : « Bernard Delord, Faits et chiffres : La forte dispersion des revenus dans la viticulture française », Économie rurale, juillet-août 2011.
[12] https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/02/27/jordan-bardella-renonce-aux-prix-planchers-pour-les-agriculteurs-et-seme-le-trouble-au-sein-du-rn_6218793_823448.html
[13] https://x.com/RNational_off/status/1762057987588321576?mx=2
[15] La FNSEA s’apprête à facturer aux agriculteurs « 600 euros hors taxe » par saisonnier en cas de commande « d’un à trois saisonniers », mais fait un prix « à partir du quatrième saisonnier » : « 510 euros hors taxe le saisonnier» ; voir https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/290224/travailleurs-saisonniers-du-maghreb-la-fnsea-lance-son-propre-business
[16] Désormais, une personne en situation irrégulière devra justifier d’une présence de trois ans (au lieu de dix auparavant) sur le territoire français et de douze fiches de paie (au lieu de vingt-quatre). Une fois obtenu, le permis de travail est délivré pour un an renouvelable.
[17] https://www.huffingtonpost.fr/politique/article/gregoire-de-fournas-epingle-pour-avoir-employe-des-travailleurs-etrangers_210167.html
[18] Jérôme Fourquet, La France d’après. Tableau politique, Seuil, 2023.
[19] Lire l’étude de Ibrahima Diallo sur les discriminations chez les travailleur·euses saisonniers : https://shs.hal.science/halshs-03736186/document
Merci
https://reporterre.net/Paysan-tue-par-un-gendarme-en-2017-la-justice-bientot-faite