Retraites : Bayrou se tire un « non » dans le pied

En répondant par la négative à une question sur la possibilité de revenir à l’âge légal de départ de 62 ans, le premier ministre a tendu d’un coup les discussions entre partenaires sociaux. Il prend le risque de voir capoter tout le processus. La CFDT est mise au pied du mur.

https://www.mediapart.fr/

Dan Israel

En d’autres temps, c’est ce qu’on aurait appelé un (gros) couac. En un seul petit « non », lâché dimanche 16 mars sur France Inter, François Bayrou s’est singulièrement compliqué la tâche dans la gestion du dossier des retraites. Et il n’y avait qu’à voir les contorsions de son gouvernement et la consternation des syndicats ou de la gauche dans les heures qui ont suivi sa déclaration pour s’en convaincre.

Interrogé sur la possibilité de voir l’âge légal de départ à la retraite revenir à 62 ans, alors que la réforme poussée par Emmanuel Macron en 2023 le fait avancer progressivement vers 64 ans, le premier ministre a répondu par la négative, clôturant le débat. « Je ne crois pas que la question paramétrique, comme on dit, c’est-à-dire la question de dire “voilà l’âge pour tout le monde”, […] soit la seule piste », a-t-il dit.

Une déclaration qui a tout de la balle dans le pied, alors que le « conclave » sur le sujet – renommé officiellement « délégation paritaire permanente » – entre syndicats et patronat, qu’il avait appelé de ses vœux, bat son plein.

Francois Bayrou à l’Assemblée nationale, le 12 mars 2025. © Photo Éric Tschaen / REA

Pour s’éviter la censure du Parti socialiste (PS), le chef du gouvernement avait rouvert le 16 janvier le « chantier » de la réforme, et confié aux partenaires sociaux la tâche de parvenir à un nouvel accord. Officiellement, tous les sujets étaient sur la table. Les concertations ont démarré le 27 février et se tiennent tous les jeudis, normalement jusqu’à début juin. François Bayrou s’était engagé à soumettre un éventuel accord, même partiel, à l’appréciation du Parlement.

Mais si le gouvernement ferme la porte à toute évolution sur l’âge jusqu’auquel les salarié·es doivent attendre avant de pouvoir toucher leur pension, ces discussions ont-elles encore un sens ? Dès dimanche soir, le ministre de l’économie, Éric Lombard, a dû jouer les pompiers, assurant que les négociations étaient importantes et que rien n’était encore plié.

« La position du gouvernement, elle a été exprimée par le premier ministre. Ma position, je le redis et je sais que c’est partagé par le premier ministre : c’est aux partenaires sociaux de décider »a-t-il déclaré sur BFMTV, ne craignant pas de se contredire en l’espace d’une seule phrase.

« La position du gouvernement, c’est que le conclave doit se prononcer et cet engagement du conclave aura une force considérable », a-t-il tenté, tout en rappelant que « les 62 ans ont un coût élevé » et que revenir à cet âge légal demanderait « que les autres critères soient modifiés de façon très forte ».

Lundi 17 mars sur Europe 1, la ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin, s’est elle aussi essayée à l’exercice : « Ce que le premier ministre dit, c’est que les partenaires sociaux ont toutes les cartes, mais que revenir à 62 ans, ne permet pas de revenir à l’équilibre », et ne serait dès lors « pas réaliste ». Tout en jurant faire « une confiance infinie aux partenaires sociaux, à la démocratie sociale ».

« Trahison »

Sans surprise, ces prises de position ont irrité la CGT et la CFDT, prises à revers alors qu’elles se prêtent au jeu de la discussion collective – Force ouvrière a claqué la porte dès le premier jour.

La CGT avait d’ores et déjà prévu de se prononcer d’ici à mercredi sur son maintien ou non dans le processus. Lundi sur France Info, son négociateur en chef, Denis Gravouil, a dénoncé « une trahison des engagements du premier ministre, qui s’était engagé devant le Parlement, devant [eux], à pouvoir discuter librement »Dans L’Humanité, le responsable syndical s’est fait plus tranchant : « Ceci est finalement cohérent avec les réelles positions de François Bayrou qui, en bon macroniste, est depuis toujours favorable à cette réforme, derrière sa très opportuniste façade d’ouverture au dialogue. »

Mais c’est sans aucun doute la CFDT qui est vraiment mise au pied du mur. Le syndicat, premier en termes de représentativité des salarié·es, est celui qui est le plus susceptible d’approuver un compromis sur ce dossier brûlant.

Alors que les représentant·es des salarié·es sont officiellement toujours sur la ligne d’exiger le retour au 62 ans, et que le président du Medef, Patrick Martin, a mis un veto sur ce point dès fin janvier, l’organisation dite « réformiste » avait laissé entendre qu’elle pourrait faire évoluer sa position.

La CFDT juge les propos de François Bayrou incompréhensibles.

Yvan Ricordeau, numéro deux du syndicat

En effet, la réforme de 2023 prévoit que l’âge légal de départ atteindra 63 ans pour celles et ceux qui prendront leur retraite à partir de septembre 2025. S’arrêter là, sans aller jusqu’aux 64 ans, est vu comme un point d’atterrissage potentiel pour le syndicat mené par Marylise Léon, s’il parvient à obtenir des avancées sur une meilleure prise en compte de la pénibilité, ainsi que des mesures correctrices pour les femmes.

« La question est ouverte », avait indiqué Marylise Léon le 28 janvier devant l’Association des journalistes de l’information sociale (Ajis), précisant : « Comme dans toute discussion, on se positionnera au regard d’un équilibre. » La direction du syndicat était réunie en commission exécutive lundi, et se préparait à une rencontre avec François Bayrou mardi – déjà prévue avant cet épisode cacophonique. Il va lui falloir trouver une manière de se sortir du piège dans lequel l’a placé le premier ministre.

« La CFDT juge les propos de François Bayrou incompréhensibles », a déclaré à l’AFP son numéro deux, Yvan Ricordeau. Alors que le 13 mars, il sortait de la troisième réunion du « conclave » en jugeant qu’elle s’était « bien passée », il estime désormais que le premier ministre a pris le risque « de torpiller les discussions ».

Dés pipés

Reste à comprendre pourquoi le chef du gouvernement a pris le risque d’ajouter de la tension sur un dossier identifié comme hautement inflammable par le moindre citoyen. Certes, sa prise de position n’est pas une surprise. Il ne s’est jamais caché d’être sourcilleux sur les comptes publics.

C’est même parce qu’il défend la théorie de milliards « cachés » de dépenses de retraite qu’il avait dépêché la Cour des comptes pour établir un état des lieux financier du système de retraite. Le rapport de l’institution l’avait sèchement contredit sur sa marotte du déficit masqué, mais il lui permet aujourd’hui de dramatiser l’enjeu, connu depuis plusieurs années : le déficit devrait atteindre 15 milliards d’euros annuels en 2035 (soit environ 0,4 % du PIB, l’ensemble de la richesse produite sur une année en France), puis « autour de 30 milliards » en 2045.

La ministre du travail, Astrid Panosyan-Bouvet, avait pour sa part déjà défendu explicitement le principe « de travailler plus longtemps » – mais aussi le principe cher à la CFDT d’« augmenter le taux d’emploi de nos séniors », manière implicite de demander aux entreprises de faire travailler davantage les plus de 55 ans.

Et de toute manière, les dés étaient pipés dès le départ : « Si personne ne se met d’accord, nous l’avons dit, on en restera au système antérieur, défini en 2023 », avait déclaré François Bayrou au Figaro juste avant la première réunion entre syndicats et patronat. L’avantage a donc toujours été accordé au camp favorable à la réforme de 2023 : pour qu’elle soit maintenue, il lui suffisait de s’opposer à tout compromis, et c’est bien ce que le patronat s’engageait à faire.

Rien de tout cela n’était un mystère. Et François Bayrou, par une réponse dont le ton semblait davantage tenir du commentaire d’observateur extérieur que d’une déclaration politique émanant du principal protagoniste du dossier, n’a fait que dissiper un secret de Polichinelle.

À la brutalité sociale de la réforme, la brutalité démocratique de son adoption, François Bayrou compte-t-il ajouter la brutalité de la trahison de la parole donnée… et écrite ?

Boris Vallaud, chef des député·es socialistes

Il n’empêche. Le premier ministre a sans doute déclenché de belles suées dans ses équipes et parmi ses allié·es. Car que se passera-t-il si la CFDT se voit contrainte de rompre les discussions ? Ou qu’elle exprime franchement son hostilité envers tout le processus ? Il ne restera alors personne avec qui mettre en scène le dialogue social que le Béarnais assure chérir et favoriser en toute occasion.

Tout le processus pourrait alors se retourner contre lui, et les dominos pourraient s’effondrer : si la CFDT se dérobe, le Parti socialiste serait contraint d’acter son échec et l’inanité des concessions qu’il avait obtenues en janvier. Le retour à la case départ serait alors inévitable, et le PS devrait à nouveau décider s’il vote la censure du gouvernement, en mêlant ses voix à celles de La France insoumise (LFI) et du Rassemblement national (RN) à la prochaine occasion.

Des parlementaires de gauche se positionnent déjà pour préparer cette éventualité. « À la brutalité sociale de la réforme, la brutalité démocratique de son adoption, François Bayrou compte-t-il ajouter la brutalité de la trahison de la parole donnée… et écrite ? », a interrogé le chef des député·es socialistes Boris Vallaud sur le réseau social X.

François Bayrou « se trompe complètement et tue un espoir de revenir à de la discussion », a renchéri la maire de Paris, Anne Hidalgo, sur RTL. Quant à François Ruffin, ex-député LFI siégeant dans le groupe écologiste, il a assuré que la déclaration du premier ministre relevait « à l’évidence » d’un motif de censure du gouvernement.

Le premier ministre s’est par ailleurs déjà fermé une autre porte de sortie : après avoir agité la possibilité d’un référendum fin février, il s’est fait recadrer dans la foulée par Emmanuel Macron, qui lui a rappelé que cet outil était à la main du président. Le premier ministre n’en a plus reparlé. Et risque désormais de voir son sort suspendu à l’issue d’une négociation dont il vient de compliquer singulièrement le déroulement.

Ce champ est nécessaire.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*