
Algérie, 19 mars, ni commémoration, ni lamentation (Introduction à la puissance d’une mentalité) (Algérie, 19 mars, ni commémoration, ni lamentation (Introduction à la puissance d’une mentalité))
L’édition de cette semaine était déjà très chargée mais journée de commémoration des victimes de la guerre d’Algérie oblige, nous publions cet excellent article : Introduction à la puissance d’une mentalité : Algérie, 19 mars, ni commémoration, ni lamentation . D’ailleurs, si comme nous vous pensez que lundimatin est le meilleur journal du monde, on a relancé un petit appel à dons avec des affiches et tout le tralala, c’est par ici .
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Algérie, 19 mars, ni commémoration, ni lamentation
Descendant
es de moudjahidines et de moudjahidates en territoire français, nous portons une mentalité qui ne s’inscrit que dans les plis de nos existences. Une mémoire qui ne raconte pas, mais qui sent. Elle est dans la manière dont nos corps se faufilent, dont nos regards percent les manœuvres en cours. Un savoir informulé. Une conscience vive des structures qui nous pèsent. Et ici, en fouillant dans les interstices de nos villes, nous avons compris qu’elle ne nous est pas propre : elle est celle des vaincu es.Cette mentalité, nous voulons la dire un 19 mars plutôt qu’un 5 juillet. Parce qu’elle ne se range pas du côté de celleux qui nous ont trahi
es. Celleux qui ont transformé la force de nos ancêtres en un cœur puissant, mais vidé d’acte. Elle ne s’incline ni devant la nostalgie des bureaucrates du FLN, qui promettaient l’autogestion avant de la piétiner, ni devant les généraux repus qui ont tout avalé – jusqu’à se hisser en caste, jusqu’à pactiser avec l’ennemi. L’histoire officielle nous parle d’une indépendance. La réalité, elle, parle d’un peuple sous tutelle, maintenu dans le simulacre. De la « Mecque des révolutionnaires » à la décennie noire, une guerre civile légale pour tenir en laisse celleux qui auraient pu tout renverser.Face à ça, notre mentalité ne se veut ni commémoration ni lamentation. Elle est une ferveur intacte. Depuis ici, depuis les territoires de l’empire, elle affirme ce qu’elle a permis : une grande séquence de conspiration populaire contre le colonialisme. Le 19 mars est le jour parfait pour se la rappeler, ou plutôt pour la restituer. Car ce jour porte l’ambiance de la défaite : celle des nostalgiques d’un Empire qu’ils croyaient éternel, celle des patriotes éploré
es devant l’agonie de leurs illusions. Leur rêve de Poitiers s’est fracassé à Alger.Parce qu’elle n’est pas instituée, cette mentalité est contradictoire. Nous doutons que nos grand-parents partagent le dégoût de ce qu’est devenue la nation pour laquelle iels se sont battu
es. Mais il n’y a pas de mentalité sans capacité de sensibilité. Nous avons alors retrouvé cette mentalité là où les tenant es de la mémoire révolutionnaire y voient mille et cent complots. Algérie, octobre 1988. Un peuple dépossédé, maintenu dans un système gangrené par la corruption et l’arrogance du pouvoir, bascule. Il ne se laisse plus faire. L’insurrection éclate. La junte militaire réagit avec cynisme : en plus d’affronter la révolte (ce qui n’est pas efficace), elle la dévie. Iels choisissent de légitimer un parti islamiste et sa milice. La créature leur échappe. Elle prend goût à la bureaucratie, à la bourgeoisie que permet ce rôle d’opposant e. Après avoir pacifié un peuple, elle veut à son tour régner. Mais l’armée algérienne ne le permettra pas. Elle invalide les élections. S’ensuivent dix ans de guerre civile légale au nom de la lutte contre l’islamisme. Une guerre qui s’achève par une grande amnistie, au moment précis où le peuple ne pense plus à se révolter. L’ennemi d’hier devenait soudainement réintégrable… Un avant-goût des politiques racialistes en Europe qui divisent et montent les peuples les un es contre les autres afin de renforcer la centralité de leur pouvoir, de leur gouvernementalité ?Parce qu’elle n’est pas instituée, cette mentalité est a-historique. Elle ne porte ni mythe ni héritage sacré. Elle traverse l’histoire sans s’y attacher, réapparaissant à chaque fois qu’il faut recréer des situations conspiratrices et émancipatrices. Les mouvements sont faits pour mourir, les séquences historiques aussi. Mais la mentalité, elle, a cette singularité : elle dépasse l’indignation et la lamentation pour mener à la vengeance et à la restitution. Les plaies se pansent seulement jusqu’à ce que leur réparation devienne une question de vengeance et non plus de lutte contre l’oubli.
Il ne s’agit pas d’assumer le passé en se racontant qu’il fallait faire des choix difficiles, tout en rêvant secrètement d’imposer un jour, par les mêmes méthodes, son goût de la pureté et de la tyrannie. Il s’agit de réparer l’histoire en lui redonnant une consistance, en la poussant plus loin. Ni reniement pathétique qui tente d’effacer les choix qui l’ont pourrie, ceux dictés par la bureaucratie. Ni discours pacificateur portant un contre-pied démocratique fade et aseptisé. La puissance de cette mentalité réside dans l’acte de ré-expérimenter les points de rupture, de raviver les destinées qui lui ont été confisquées. Elle ne se contente pas d’attendre : elle ressurgit là où elle a été trahie.
Ce n’est pas un hasard si, depuis au moins quarante ans, les enfants et petit
es-enfant es de celleux qui ont mené la révolution nationale algérienne se retrouvent dans chaque point de rupture traversant la société. Des révoltes des quartiers populaires des années 80 à celles de 2023, des luttes sociales où l’agitation de mars 2006 a conduit à l’abandon du CPE, jusqu’aux moments de soulèvement non encadrés, surgissant ici et là : un blocus spontané, une manifestation pour la Palestine qui échappe à la sacralisation du droit international…Cependant, les Gilets jaunes de 2018 ont marqué un tournant, révélant les limites de cette segmentation autour de la question algérienne. Cet automne-là, les centres-villes étaient jonchés et incendiés par ce qui, d’ordinaire, restait envitriné. Et aux abords des grandes aires urbaines, deux semaines durant, les grands axes restèrent figés, bloqués. Peu de choses circulaient, si ce n’est une mentalité : celle qui, aux quatre coins de la France, brisait le récit imposé avec acharnement par un empire. Une soif de vengeance qu’on avait tenté de segmenter, de délégitimer, de criminaliser. Quelque chose s’était produit : une puissance commune s’est forgée, réparant des décennies d’incompréhension et ouvrant la voie à de nouvelles situations.
Nous devinons alors que cette mentalité ne tient pas à une histoire, une communauté ou une culture, mais à une position dans l’histoire : celle des vaincu
es. Elle renaît dans chaque tentative d’assaut contre l’ordre, se forge dans l’échec et l’amertume. Ni idéologie figée ni simple mémoire, elle traverse les époques et réapparaît là où la révolte refuse la résignation. Internationaliste, elle ne reconnaît ni frontières ni drapeaux, seulement une fraternité née de la dépossession et du refus. Situationniste, elle est hostile à toute forme d’institutionnalisation, elle ne vise pas la prise du pouvoir mais la création de brèches où tout peut basculer. Elle sait donc que la lutte ne se sépare pas de la vie, que l’insurrection est aussi une réinvention de ses formes. Sans mythe ni nostalgie, cette mentalité persiste : un feu couvant sous la cendre, prêt à raviver l’histoire là où elle a été interrompue.
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