L’Humanité, 25 avril 2019
Voilà encore une tuile qu’Emmanuel Macron n’avait pas vu venir. Lorsque le gouvernement a fait fuiter dans la presse son intention de privatiser totalement Aéroports de Paris (c’est-à-dire Roissy et Orly), il y a près de deux ans, il n’imaginait pas s’embarquer dans une telle galère. Les premières rumeurs ont été lancées dans la torpeur de juillet 2017. Selon des « sources proches du dossier », le ministère de l’Économie planche alors depuis un mois sur plusieurs scénarios de cession d’ADP, dont le contenu n’est pas encore tranché mais qui laissent déjà entrevoir l’essentiel : Bercy espère tirer 10 milliards d’euros de la vente des aéroports, qu’il pourrait céder à la multinationale Vinci (BFM Business du 26 juillet 2017). À l’époque, le pouvoir pense pouvoir circonscrire les critiques et boucler le projet assez rapidement. Raté ! La privatisation est désormais mise en péril par une fronde politique de grande ampleur qui pourrait bien se transformer en débat national.
Il faut dire que la donne a changé. Vinci, candidat « naturel » au rachat, s’est retrouvé sous le feu des critiques lorsqu’il est apparu que la vente d’ADP pourrait constituer un lot de consolation offert par l’Élysée contre l’abandon, en janvier 2018, de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Surtout, la crise des gilets jaunes est passée par là, affaiblissant le pouvoir et replaçant la question des privatisations au centre des débats. Comprenant qu’elle avait un coup à jouer, une partie de l’opposition est parvenue à se coaliser contre le gouvernement : pour la première fois, le seuil des 185 parlementaires nécessaire pour déclencher un référendum d’initiative partagée (RIP) a été atteint. Rien ne dit que la procédure ira jusqu’au bout (lire article page 28), mais l’initiative embarrasse déjà le pouvoir en place… Face à la fronde, les porte-flingues d’Emmanuel Macron n’ont pu qu’en souligner le caractère hétéroclite et politicien.
Il serait bien sûr absurde de nier les arrière-pensées tactiques de certains parlementaires. Mais le signaler ne change rien au fond : le gouvernement n’est pas capable de justifier l’intérêt de la privatisation. Le caractère stratégique des deux aéroports parisiens ne souffre aucun débat. ADP est à la fois la principale porte d’entrée dans le pays (plus de 100 millions de passagers par an), un mastodonte économique essentiel à l’économie locale (4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires) et un acteur clé de l’aménagement du territoire, de par son utilité dans le transport intérieur français.
Mal à l’aise sur ce terrain, le gouvernement tente de justifier la privatisation par son aspect économique : les 10 milliards d’euros récupérés abonderaient un fonds pour « l’innovation de rupture » qui rapporterait environ 250 millions d’euros de dividendes par an, à investir dans l’économie. L’argument est balayé par l’économiste Bruno Amable : « Cette justification financière fait face à au moins deux objections. La première est qu’il est curieux que l’État ait besoin de vendre des actifs pour se procurer des fonds. Dans les conditions actuelles, il n’aurait aucune difficulté à emprunter 250 millions à un coût très faible. (…) La deuxième objection est qu’ADP rapporte déjà une bonne partie de la somme recherchée en dividendes à l’État (170 millions en 2017, un peu plus encore en 2018). Privatiser implique de renoncer à ce flux de revenu. Pourquoi donc l’État insiste-t-il pour se séparer d’une telle vache à lait ? » (« Libération » du 4 mars 2019).
En attendant, la « vache à lait » suscite bien des convoitises. ADP engrange chaque année environ 500 millions d’euros de bénéfices, provenant pour l’essentiel des redevances aéroportuaires versées par les compagnies et des recettes de l’activité commerce (boutiques). Qui décrocherait la timbale en cas de privatisation ? La candidature Vinci a du plomb dans l’aile, pour d’évidentes raisons politiques. Mais les autres candidats se bousculent au portillon, parmi lesquels plusieurs fonds d’investissement étrangers, dont l’australien IFM et l’américain KKR. De quoi inquiéter jusqu’aux moins militants des observateurs, à l’instar d’Alain Falque, consultant aérien et ancien président d’ADP : « Les fonds d’investissement ne sont intéressés que par les dividendes ! Je ne suis pas forcément hostile à une privatisation par principe. Mais si vous vendez les aéroports de Paris à un fonds, vous risquez de voir se répéter le scénario de Toulouse. »
Alain Falque fait référence au désastre de la privatisation de l’aéroport toulousain. En 2015, l’État vendait 49,99 % des parts de l’aéroport à un consortium chinois pour 300 millions d’euros. À l’époque, les opposants alertaient sur l’opacité de la procédure et sur le profil douteux de l’acheteur, soupçonné de corruption. Quatre ans plus tard, le bilan laisse songeur. Les promesses d’investissement n’ont jamais été tenues (il était notamment question de participer au financement d’une ligne de métro locale et d’une ligne directe avec la Chine) et l’actionnaire a puisé dans les réserves financières de l’aéroport, faisant remonter 15 millions d’euros de dividendes pour la seule année 2016 (« L’Express » du 1 er mars 2019). Contestée au tribunal par trois syndicats – CGT, FSU, Solidaires –, la procédure de cession vient d’être annulée par la cour administrative d’appel de Paris.
De quoi donner du grain à moudre aux opposants à la privatisation d’ADP, qui vont devoir s’activer pour convaincre plus de 4,5 millions d’électeurs du bien-fondé de leur cause (voir témoignages ci-contre). Les premiers sondages sont encourageants. D’après une étude de l’Ifop (« Paris Match » du 18 avril), 73 % des sondés accepteraient de participer à un référendum sur le projet de privatisation, parmi lesquels 70 % voteraient contre et seulement 22 % pour. Le rejet est majoritaire chez les électeurs de gauche (78 %) et de droite (70 %) et même, plus surprenant, chez ceux qui se disent proches de LaREM (61 %). Le scandale des dernières privatisations reste sûrement gravé dans les mémoires, à commencer par celle des autoroutes, maintes fois dénoncée. Au-delà d’ADP, c’est bien du désengagement de l’État en matière d’infrastructures et d’aménagement du territoire qu’il est question.
Poster un Commentaire