L’enquête des Décodeurs sur les groupes Facebook montre que la brutalité de la répression a choqué et soudé le mouvement dès ses débuts.
Cet article est le deuxième d’une série de quatre consacrés aux groupes Facebook des « gilets jaunes ». Lire l’article précédent : « Plongée au cœur du Facebook des “gilets jaunes” ».
C’est un thème qui ne s’est imposé que récemment dans le débat public, au point que le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, pouvait encore se dire « sidéré » par les accusations de violences policières, le 18 janvier. Mais il hante les « gilets jaunes » de longue date. Depuis le début des manifestations, les groupes Facebook des manifestants évoquent fréquemment la répression brutale, les violences injustifiées, les blessés graves. Ce thème est même devenu central.
Nous avons analysé les 200 publications les plus populaires de la « jaunosphère ». Parmi eux, trente-deux posts – partagés 1,17 million de fois – ont pour sujet ces violences.
Ce sont avant tout des vidéos de violences policières qui sont échangées. L’interprétation de telles scènes est toujours délicate, à défaut de connaître avec précision le contexte dans lequel elles se déroulent. Nos vérifications ont cependant dégagé un constat : la grande majorité des vidéos et images les plus partagées sont authentiques – elles ont bien été tournées lors de rassemblements des « gilets jaunes ».
Cela n’empêche pas quelques outrances : de vieilles vidéos sorties de leur contexte circulent aussi, comme un montage de violences policières datant de 2016 (depuis supprimé), tandis qu’une caricature très partagée met en scène un CRS frappant sa propre mère en gilet jaune. Un internaute affirme même que des pompiers ont été « gazés » volontairement, sans que la vidéo ne permette vraiment d’en juger.
Un sentiment rapide de disproportion
Dès le 17 novembre 2018, au soir de l’acte I du mouvement, une vidéo d’un « gilet jaune » frappé d’un coup de pied par un CRS lors d’une interpellation est reprise (sans source) et relayée plus de 110 000 fois. Captée par le journaliste du Huffington Post Pierre Tremblay, la scène demeure l’une des plus partagées. Elle sera suivie de très nombreuses autres, au point de devenir le sujet de conversation premier des groupes Facebook.
Dans les groupes de « gilets jaunes », on crie ainsi son inquiétude pour un manifestant qui s’effondre en arrière-plan d’un reportage. On fait des gros plans sur un « gilet jaune » frappé par surprise. On relaie abondamment, sans information sur le contexte, la photo d’un lycéen interpellé le visage en sang. Autant d’images qui discréditent les forces de l’ordre auprès de la jaunosphère.
Les casseurs et les violences contre les CRS ne sont en revanche jamais évoqués, ou alors discrédités par diverses théories à l’accent conspirationniste, accusant l’Etat de mise en scène (faux casseurs, fausses voitures incendiées, etc.). Dédouanant au passage les membres du cortège jaune de toute responsabilité.
Deux bulles d’information, deux sons de cloche : couvrant samedi après samedi les actes successifs du mouvement des « gilets jaunes », les chaînes d’actualité en continu comme BFM-TV font la part belle aux images de débordements, voire de « guérilla urbaine ». La casse y éclipse alors largement les témoignages de blessés et les images de violences policières, accentuant la fracture entre les groupes Facebook et les rédactions parisiennes.
Le choc des blessés graves
A partir du début de décembre 2018, le phénomène franchit un nouveau cap chez les « gilets jaunes ». L’indignation de principe laisse place à une émotion plus vive face à des images toujours plus dures, comme celles tirées d’un reportage vidéo du Monde sur un adolescent au plancher de l’orbite fracturé et au visage tuméfié après un passage à tabac (depuis retirée de notre site en raison d’une confusion entre deux cas de violence distincts).
Une nouvelle séquence débute, plus crue, plus choquante, celle de la mise en avant des victimes de « l’Etat policier », et tout particulièrement des lanceurs de balles de défense (LBD). Ces images, chaque fois très fortes, difficiles à recouper, sont lâchées sans contexte ni contradiction. Entre autres exemples : la colère et l’attroupement autour d’une femme évanouie, « une mamie de 70 ans » qui aurait reçu un tir de LBD, le témoignage révolté d’un commerçant rapportant avoir vu un homme « la chair à vif » ou encore l’appel à témoignages d’une femme opérée après « un coup de Flash-Ball en plein visage ».
De quoi nourrir une colère sourde, que l’accalmie des fêtes de fin d’année ne suffira pas à l’effacer, les nouveaux cas se multipliant dès le début de l’année 2019.
L’héroïsation du boxeur Christophe Dettinger
On comprend mieux, dans ces conditions, la réception faite par les « gilets jaunes » aux coups portés par le boxeur de Christophe Dettinger à des CRS, le 5 janvier sur un pont parisien. Alors que la classe politique fustige une agression des forces de l’ordre, la jaunosphère idéalise son intervention. « Tu as défendu des gens, mec », le félicite Maxime Nicolle, l’un des porte-parole du mouvement, qui l’appelle par solidarité son « ami ». Et bien qu’il se revendique pacifiste, il estime que « ne pas craquer, c’est difficile quand on voit la répression policière ».
Une internaute pointe, de son côté, ce qu’elle estime être une incohérence de traitement entre le lynchage médiatique d’un « “gilet jaune” [tapant] à main nue sur un CRS protégé et armé », et l’absence de réaction face la vision de « 10 CRS frappant à coups de pied un “gilet jaune” à terre… » Plusieurs messages de soutien apparaissent, dont l’un recontextualise son action en publiant une compilation – très dure – de violences policières.
Notre base de données, arrêtée au 22 janvier, juste avant l’acte XI, ne rend pas compte des réactions à la blessure à l’œil de Jérôme Rodrigues, une des figures du mouvement. Pas besoin de chercher bien loin cependant pour constater que les images de son calvaire, le visage en sang ou le poing serré au fond de son lit d’hôpital, ont secoué la communauté. En quelques heures, le nom de « Jérôme » s’est ajouté à la longue liste des « martyrs » de la cause.
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