« Gilets jaunes » : les violences policières, le tabou du gouvernement

A yellow Vest ("gilet jaune") protester raises his hands and runs as he is chased by anti-riot police officers during an anti-government demonstration called by the 'Yellow Vest' (gilets jaunes) movement, in Saint-Herblain, near Nantes, on March 23, 2019. - Demonstrators hit French city streets again on March 23, for a 19th consecutive week of nationwide protest against the French President's policies and his top-down style of governing, high cost of living, government tax reforms and for more "social and economic justice." (Photo by Sebastien SALOM-GOMIS / AFP)

Aucun haut responsable ne veut en parler publiquement, malgré des dizaines de vidéos explicites documentant des dérapages parfois graves.

lemonde.fr – Par Nicolas Chapuis – le 13 mai 2019

C’est une bataille des images, mais aussi et surtout une guerre des mots. Face aux nombreuses photos et vidéos de scènes où des membres des forces de l’ordre molestent des manifestants, les autorités opposent un front de défense uni, dont la ligne pourrait se résumer ainsi : « Les violences policières n’existent pas. »
Dès le 8 mars, Emmanuel Macron avait montré la voie en répondant sèchement à un étudiant lors d’une étape du grand débat :
« Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit. »
Même interdit langagier pour le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, interrogé le 19 mars sur France Inter, qui rétorquait :
« Arrêtons de parler des violences policières ! »

Quant à Edouard Philippe, le premier ministre, il déclarait sur BFM-TV, en réponse à la Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, qui évoquait début mars un « usage excessif de la force » :
« Il faudra [lui] expliquer l’ensemble des faits et notamment l’extrême violence qui s’est déchaînée contre les forces de l’ordre. »
Pourquoi un tel tabou dans la parole publique, alors que, depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », des dizaines de vidéos explicites documentent des dérapages parfois graves des forces de l’ordre ?

Plus de deux cents enquêtes ont été ouvertes « pour des faits allant de l’insulte aux violences qui ont pu faire des blessés et parfois des blessés graves », selon les
mots mêmes de Christophe Castaner. Plusieurs sources interrogées pointent une multitude de raisons à ce déni, à commencer par la nécessité de ne pas brusquer la base policière dont les autorités ont craint qu’elle ne fasse défaut en décembre 2018.

Sentiment d’équivalence

Ce refus ferme de parler de « violences policières » trouve en effet un écho très favorable au sein des forces de l’ordre. « Je suis dans la police depuis le début des années 1980 et je n’ai encore jamais vu un ministre comme Castaner qui soutiennent autant ses hommes et ses femmes », dit Yves Lefebvre, secrétaire général d’Unité SGP Police-Force ouvrière, le premier syndicat au sein du ministère de l’intérieur.
Laurent Nuñez aussi a marqué des points, en tout cas chez les policiers. Invité à commenter sur BFM-TV les propos d’un colonel de gendarmerie qui parlait de « violences policières » pour qualifier le matraquage de manifestants dans un fast-food, le secrétaire d’Etat auprès du
ministre de l’intérieur avait appelé l’intéressé à faire preuve de « la plus grande prudence » et s’était limité à évoquer des « suspicions de violence ».
Une séquence perçue par la maison d’en face comme un recadrage bienvenu du gendarme. « C’était absolument scandaleux d’entendre ça. Est-ce qu’après Sivens nous
sommes allés expliquer sur les plateaux qu’ils n’auraient pas dû jeter la grenade comme ça ? Ce sont des mots inacceptables », s’emporte une source policière, en référence à la mort du manifestant Rémi Fraisse, touché par l’explosion d’une grenade offensive tirée par un gendarme mobile sur le site du barrage de Sivens (Tarn) en 2014.
Confrontés aux images de violences policières lors de nombreuses interviews, le ministre de l’intérieur et son secrétaire d’Etat ont pris le parti de systématiquement appeler à respecter le temps long de l’enquête avant de qualifier les faits. Une présomption d’innocence à sens unique, quand les forces de l’ordre appellent régulièrement la justice à condamner plus rapidement et plus sévèrement les casseurs.
Ce n’est souvent que sous le couvert de l’anonymat, et en usant de moult périphrases, que les policiers reconnaissent des « dérapages », des « fautes » ou des « gestes déplacés ».
Au risque que s’installe un sentiment d’impunité dans l’opinion, selon David Le Bars, patron du Syndicat des commissaires de la police nationale, organisation majoritaire : « La réalité, c’est qu’on a manqué de décisions administratives courageuses : il y a des images et des actions qui nous mettent en difficulté. Sans préjuger des suites judiciaires, il aurait pu y avoir des sanctions administratives plus fermes. »

« Volonté de l’Etat de faire mal aux corps »

Pour les autorités, ce combat sémantique revêt aussi une dimension symbolique. « Il y a une bataille des mots parce que ceux d’en face, en parlant de “violences policières”, veulent dire que notre emploi de la force est illégitime, alors qu’au contraire c’est nous qui avons le monopole de cette force légitime », explique une source policière.
Plusieurs policiers regrettent que ne s’installe parfois un sentiment d’équivalence entre manifestants et forces de l’ordre. « Avec la querelle politique et la crise des “gilets jaunes”, on a été les otages d’un match qui a parfois donné l’impression que c’était bande contre bande, explique David Le Bars. Il y a eu un alignement de la violence, et ce sentiment a parfois pu se diffuser chez des policiers également. »

Pour les autorités, ne pas laisser s’installer l’expression de « violences policières » est enfin une façon de se dédouaner, en refusant une lecture systémique, et en renvoyant la « faute » sur l’individu, policier ou gendarme. « “Violences policières” suggère un système, sciemment organisé, c’est évidemment faux : s’il y a faute ou manquement à la déontologie, la justice et les inspections interviennent et sanctionnent », twittait Eric Morvan, le grand patron de la police nationale, le 9 avril.
Une approche contestée par les défenseurs des « gilets jaunes », comme Raphaël Kempf, avocat de nombreux manifestants : « Il y a une volonté de l’Etat de faire mal aux corps. Quand le gouvernement fait le choix de continuer à utiliser des armes qui peuvent mutiler, alors qu’il connaît les conséquences, c’est l’adoption d’une stratégie de la tension, dans le but de dissuader les gens de manifester. » Avec certains de ses confrères, William Bourdon, Aïnoha Pascual,
Chloé Chalot et Arié Alimi, Me Kempf a saisi, le 14 avril, le Conseil d’Etat d’un référé suspension pour faire interdire la très contestée grenade lacrymogène GLI-F4, à l’origine de plusieurs mutilations, et toujours utilisée par les forces de l’ordre.

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Nicolas Chapuis

 

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