Faute de protection, des soignants souffrent, contaminent et succombent

 PAR  ET 

Des milliers de professionnels de santé et de pompiers sont aujourd’hui contaminés. Certains souffrent et meurent. D’autres continuent à travailler, et propagent ainsi le virus. L’AP-HP envisage pourtant de systématiser ce fonctionnement, selon une note interne obtenue par Mediapart.

Leur situation n’est jamais évoquée dans les statistiques diffusées chaque soir par le directeur général de la santé Jérôme Salomon. Pourtant, pas assez protégés, les soignants tombent malades, contaminent leurs propres patients, leurs proches, et meurent de l’épidémie. Le phénomène, d’une ampleur inédite, suscite l’inquiétude et l’exaspération de soignants, qui ne devraient pas être rassurés par une note interne de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) que Mediapart s’est procurée : le navire amiral des hôpitaux français prévoit de continuer à faire travailler, dans la perspective du déconfinement, les soignants testés positifs au Covid peu symptomatiques et non immunisés.

Initialement rédigée le 11 avril, la note a été mise à jour le 13 avril, après l’annonce par Emmanuel Macron de la date du 11 mai pour le déconfinement. Sur six pages, Martin Hirsch, son directeur adjoint François Crémieux, son directeur médical de crise, le professeur Bruno Riou, et son directeur de la stratégie de transformation de l’AP-HP, Frédéric Batteux, listent les risques auxquels l’AP-HP doit faire face, les solutions envisagées et la préparation du déconfinement.

« Les soignants étant exposés, il est indispensable de les considérer comme prioritaires pour les tests », indique le patron de l’AP-HP dans le document. Avant d’expliquer qu’une partie du personnel, même s’il est testé positif, devra en réalité continuer à travailler : « Induire une politique large d’éviction (des PCR + [testés positifs] pas ou peu symptomatiques ou des non immunisés) rendrait impossible la continuité du système des soins », justifie-t-il.

Un médecin aux urgences de Colmar, le 26 mars 2020. © Sébastien BOZON / AFPUn médecin aux urgences de Colmar, le 26 mars 2020. © Sébastien BOZON / AFP

La direction de l’AP-HP organise ainsi la mise en danger des soignants mais sait que « cela sera un point très délicat à discuter et à faire accepter avant de commencer le dépistage à large échelle dans ces populations ». D’autant que le personnel est déjà exposé aux risques de « l’épuisement, du burn-out et du stress post-traumatique », exacerbés par « les premiers décès qui surviennent parmi les soignants » et par « l’extrême frustration de devoir toujours rationner les équipements de protections et certains médicaments ».

« L’exposition au risque est réelle et se traduit maintenant par des décès », reconnaît Martin Hirsch, en estimant qu’« il faut vite pouvoir leur dire [aux soignants] que leur situation est bien prise en compte », pour « éviter toute démobilisation alors que la crise sanitaire va se prolonger ».

Interrogée sur cette nouvelle doctrine, l’AP-HP minimise en parlant d’une « réflexion générale », et indique que la « politique appliquée » est celle d’un dépistage massif pour la sécurité du personnel. Mais ce nouvel hiatus illustre, si c’était nécessaire, l’absolue confusion qui règne : personne ne teste de la même façon, personne n’applique les mêmes précautions, personne ne fait remonter les infos à l’identique, et, dans ce contexte, il est impossible d’obtenir des statistiques nationales fiables.

À l’AP-HP, sur 100 000 personnels, 4 275 ont présenté des tests positifs au Covid-19. « 7 sont en réanimation et 3 sont décédés », précise Olivier Youinou, co-secrétaire du syndicat SUD Santé. L’AP-HP se félicite de son côté, le 23 avril, que « le nombre de personnels atteints par le virus continue à diminuer ».

Le 20 avril, 35 soignants ont été testés positifs, alors qu’ils étaient 200 en moyenne chaque jour deux semaines plus tôt. Selon nos calculs, au 14 avril, près d’un quart des tests positifs pratiqués dans les hôpitaux de Paris concernaient des soignants. Les autres établissements ne sont pas en reste : selon un document interne de l’Agence régionale de santé Île-de-France que nous avons pu consulter, le nombre de cas dans les établissements sociaux et médico-sociaux s’élève, au vendredi 24 avril, à 14 797 (225 nouveaux cas en 24 heures), dont 8 942 pour les seuls Ehpad de la région.

Les mêmes chiffres, impressionnants, témoignent de la déflagration de l’épidémie dans les hôpitaux de l’est du pays. Depuis le 1er mars, 571 agents de l’hôpital de Mulhouse ont été placés en arrêt de travail pour « Covid avéré ou suspecté ». Soit près de 10 % du personnel« 26 professionnels ont été hospitalisés. » À ce jour, il y en a encore « 17 », selon la direction. « Aux urgences, environ 20 % du service a été contaminé », témoigne une infirmière de cet hôpital, qui dit avoir « baigné dans le virus pendant des semaines ».

À Strasbourg, 570 professionnels des hôpitaux universitaires ont été dépistés Covid positifs au jeudi 23 avril, dont « 235 » sont revenus au travail, indique l’établissement. Aux hôpitaux civils de Colmar, on comptabilise « 358 résultats Covid-19 positifs » depuis la mise en place d’un centre de prélèvements pour les soignants. Un médecin est hospitalisé.

Extrait de la note de l'AP-HP du 13 avril. © Document MediapartExtrait de la note de l’AP-HP du 13 avril. © Document Mediapart

L’hôpital est-il aujourd’hui un cluster, c’est-à-dire un lieu ou l’épidémie circule encore activement ? En réponse à nos questions, l’AP-HP affirme que « la grande majorité des cas de Covid-19 est d’acquisition communautaire et non hospitalière dans [ses] hôpitaux ». Cette thèse est de plus en plus contestée.

Le dernier soignant décédé, le médecin urgentiste de Lons-le-Saunier Éric Loupiac, 60 ans, mort du Covid-19 jeudi 23 avril, avait été contaminé le 6 mars, « au contact d’un des premiers patients atteints du Covid-19 qui s’est présenté dans [leur] service d’urgences », explique un de ses collègues, infirmier. « Il a été contaminé au début de l’épidémie, quand on nous disait que les masques n’étaient pas si importants », s’agace le médecin urgentiste Christophe Prudhomme, porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf), qui décrit Éric Loupiac comme « un homme de 60 ans en bonne santé, sportif, qui ne présentait pas de facteur de risques ».

Le professeur Éric Caumes, chef de service des maladies infectieuses à la Pitié-Salpêtrière, rappelle que « l’hôpital est un important foyer potentiel de contamination dans tous les pays du monde ». « En France, ajoute-t-il, des soignants continuent à travailler alors qu’ils sont positifs, d’autres ne se font pas dépister malgré l’existence de symptômes évocateurs ». Autrement dit : rien n’est fait pour bloquer la circulation du virus à l’hôpital.

Aucun protocole national de dépistage des soignants

Certains groupes hospitaliers font l’effort de compter le nombre des soignants contaminés, mais ce sont des exceptions. Selon une étude conduite auprès de 1 300 médecins par le Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs (Snphar-e), 37 % observent « une omerta » sur le taux local de contamination dans leur hôpital.

Pour l’académie de médecine, la transmission au personnel soignant est même un « point aveugle de l’épidémie ». Existe-t-il des directives officielles sur le décompte des soignants contaminés ? Interrogée, la Direction générale de l’offre de soins, au sein du ministère de la santé, nous a répondu qu’il existait « depuis peu » un dispositif de « remontée des cas d’infections survenant parmi les personnels des établissements de santé ». Ce dispositif est censé fonctionner, mais aucun cas n’est pour l’instant mentionné sur le site indiqué.

Pour Yasminal Kettal, infirmière aux urgences de l’hôpital Delafontaine à Saint-Denis et membre du Collectif Inter-urgences, « l’absence de statistiques montre bien que les soignants contaminés, ce n’est pas important. C’est pourtant leur responsabilité d’employeur de suivre les contaminations, service par service, et de revoir les règles d’hygiène là où c’est nécessaire ». « Ils sont partis du postulat qu’on allait tous être contaminés », dénonce-t-elle. Dans son service, « 25 membres du personnel ont été contaminés, sur 90. Certains étaient dans un état grave, c’était flippant ».

Elle-même a été arrêtée une semaine, en raison d’une forte fièvre, d’une fatigue intense, de courbatures, quelque chose de « costaud ». Elle a été testée au début de ses symptômes, mais le test est revenu négatif. Chez les personnes contaminées, 30 % des tests sont des « faux négatifs » : ils ne détectent pas le virus, alors qu’il est présent, mais pas encore dans la gorge ou le nez, là où sont pratiqués les prélèvements.

Dans un service Covid de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, le 3 avril 2020. © Benjamin GIRETTE / HANS LUCAS / AFPDans un service Covid de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, le 3 avril 2020. © Benjamin GIRETTE / HANS LUCAS / AFP

Les chiffres connus ne représentent donc qu’une partie des contaminations de soignants, en raison de ces faux négatifs, du nombre de cas asymptomatiques, mais surtout de pratiques de test très variables d’un établissement à l’autre. « Dans certains services, une simple fièvre justifie un test, explique Olivier Youinou, co-secrétaire du syndicat SUD Santé de l’AP-HP. Mais ailleurs, il faut présenter une détresse respiratoire pour l’obtenir. C’est à l’appréciation de l’encadrement et du management. Certains estiment que les soignants suspects de Covid-19 doivent continuer à travailler avec des masques. » L’AP-HP se protège derrière la « consigne » donnée de « dépister tous les soignants au moindre symptôme, même faible ».

« Il n’y a pas de protocole national de dépistage, cela se fait selon les services de médecine du travail, appuie Béatrice, interne en médecine du travail dans un hôpital d’Île-de-France. Dans mon hôpital, chaque soignant qui présente des symptômes est testé. On teste assez large. Quand deux ou trois soignants sont positifs dans un même service, on teste tout le monde pour identifier les clusters. Cela a mis du temps au début, malheureusement ; on a navigué à vue. »

Les cas de soignants testés positifs au Covid, et même malades, qui continuent à travailler sont nombreux, spécialement chez les médecins. « Deux médecins de mon service de réanimation ont continué à travailler en étant malades. Ils expliquaient qu’ils n’avaient pas de symptômes, donc qu’ils n’étaient pas contagieux. Nous, on ne comprend pas ce discours », témoigne un aide-soignant d’un hôpital parisien. Et en effet, des études scientifiques de plus en plus nombreuses montrent que les patients atteints contaminent quelques jours avant l’apparition des symptômes. C’est précisément pour cette raison que l’épidémie de SARS-CoV-2 est si difficile à contrôler.

Sandra Fournier, du service de prévention du risque infectieux, assure que « les personnels positifs au Covid-19 sont arrêtés pour au moins sept jours. Cet arrêt peut être prolongée si l’état clinique le nécessite ».

Le professeur de réanimation Jean-Michel Constantin confirme pourtant qu’il « conn[aît] des médecins qui ont continué à travailler en étant positifs. Mais ils étaient dans des services dédiés aux malades du Covid-19 et ils portaient en permanence des masques pour protéger les autres ». Le syndicaliste et infirmier anesthésiste Olivier Youinou tance : « Nous travaillons ensemble, nous faisons des gestes ensemble, d’une manière très rapprochée. Ces médecins peuvent nous contaminer ! »

Un membre du personnel soignant dans un couloir de la clinique Ambroise-Paré, le 15 avril 2020. © Nathan LAINE / HANS LUCAS / AFPUn membre du personnel soignant dans un couloir de la clinique Ambroise-Paré, le 15 avril 2020. © Nathan LAINE / HANS LUCAS / AFP

L’infectiologue Éric Caumes est clairement en désaccord avec ces pratiques : « J’ai eu deux clusters dans mon service. Je l’ai fait dépister en totalité, même les personnes non symptomatiques. Nous avons trouvé une dizaine de cas, sur deux étages différents. Tous sont rentrés chez eux, parce qu’il faut casser les chaînes de contamination. Il faut être exemplaires vis-à-vis de nos personnels. »Le blocage des chaînes de contamination bute aussi sur un problème structurel : le manque de matériel de protection. « Rien n’est réglé ! Quand le gouvernement dit qu’il a répondu aux problèmes, c’est faux. À 15 jours du déconfinement du 11 mai, le problème du matériel de protection n’est toujours pas solutionné, c’est inimaginable », s’agace Astrid Petit, sage-femme et membre de la direction fédérale de la CGT.

Faute de recensement public, le syndicat a lancé, depuis la fin du mois de mars, ses propres enquêtes nationales sur les contaminations de soignants et le manque de matériel.

Les deux premières ont montré un « bond impressionnant » des taux de contamination. « Dans les premiers résultats, le 6 avril, nous avions 2 746 soignants contaminés sur 400 000 salariés, ce qui représente un taux de contamination six fois supérieur à celui de la population. Lors de l’actualisation de l’étude, le 16 avril, nous étions à 6 676 soignants contaminés, alors que nous avons eu moins de réponses (132 syndicats, représentant 273 000 salariés). » Surtout, la CGT a enregistré 10 agents décédés du Covid-19 au 16 avril, contre un seul dix jours plus tôt.

Une nouvelle enquête, dont les résultats sont en cours de traitement, sera publiée dans les prochains jours. Dans des résultats intermédiaires, au 23 avril, 62 % des interrogés ont répondu « oui » à la question « Manquez-vous de matériel de protection ? ». Dans l’ordre, les soignants ne s’estiment pas assez dotés en blouses de protection (dans 75 % des réponses ; relire par ailleurs notre enquête ici), ensuite en masques de protection FFP2 (dans 56 % des réponses), puis en masques chirurgicaux.

110 sapeurs-pompiers de Paris testés positifs et quelque 350 cas suspects

« Des problèmes concernant les gants apparaissent aussi dans cette enquête, dans 16,5 % des réponses », relève également Astrid Petit. « Dans 60 % des réponses, à ce jour, les professionnels n’ont pas non plus d’accès facile au dépistage. C’était 67 %, le 6 avril. Il y a un léger mieux, mais la tension est toujours là. Et je le rappelle, le déconfinement est dans 15 jours », ajoute la syndicaliste.

La médecine de ville n’est pas épargnée. Bien au contraire, puisqu’elle paye un lourd tribut depuis la propagation du Covid-19.

« Au début de la crise, on n’a rien reçu, aucune protection supplémentaire, explique Francis*, médecin à domicile dans une région fortement impactée par le virus. On s’est organisés avec nos relations. Des médecins plus anciens nous ont dépannés avec des vieux masques de la période Bachelot. Une entreprise de métallurgie nous a aussi donné des FFP2, des combinaisons et des solutions hydro-alcooliques. J’ai fait 30 bornes pour aller récupérer quelques masques chez un cuisiniste. Les masques étaient pleins de poussière, entreposés au fond d’un garage. »

Le groupement de Francis – une cinquantaine de médecins – a aussi développé, depuis mars, son propre circuit d’approvisionnement avec la Chine : « On a aussi réussi à avoir un contact là-bas qui vérifie la qualité sur place avant de nous les envoyer. On se croit un peu comme des trafiquants. On a l’impression de dealer de la drogue, alors que ce sont des masques ! » Les médecins « font venir une petite quantité à chaque fois, 300 ou 400, en espérant ne pas être saisis par la douane »« On a voulu faire une grosse livraison pour tenir trois mois mais c’était trop cher, plusieurs dizaines de milliers d’euros, on ne pouvait pas l’assumer. » Malgré la dotation actuelle de l’État, revue à la hausse après les dernières importations, « si on n’arrive plus à se fournir par nos propres moyens, on doit s’arrêter le 2 mai ».

« On ne prendra pas le risque d’aller chez les gens sans FFP2 », ajoute-t-il. À ce jour, six médecins sur la cinquantaine de son groupement ont été dépistés positifs au Covid.

La crainte de transmettre le virus aux autres, c’est aussi ce qui habite Mélanie*, infirmière en unité Covid au CHU de Strasbourg. « Dans mon service, je dirais que ce sont trois quarts des infirmières qui ont attrapé le Covid. Je n’ai pas eu de symptômes, mais je ne sais pas par quel miracle je ne l’aurais pas eu, explique-t-elle. C’est très dur psychologiquement. On ressent de la culpabilité de contaminer ses proches. »

Mélanie et son mari font chambre à part. « Mes enfants ont développé des symptômes liés au stress. Ma fille me dit souvent : “Reviens maman, je ne veux pas que tu meures, je veux retourner dans ton ventre pour être protégée.” Le sacrifice est lourd quand même », dit-elle, prise par l’émotion.

« On a soigné des membres de la famille de collègues, reprend Yasmina Kettal, à Saint-Denis. Comment ont-ils été contaminés ? On est aussi terrifiés pour nos proches. »

Une partie du personnel soignant de la clinique Ambroise-Paré à Paris. © Nathan LAINE / HANS LUCAS / AFPUne partie du personnel soignant de la clinique Ambroise-Paré à Paris. © Nathan LAINE / HANS LUCAS / AFP

Même problématique chez les sapeurs-pompiers. « J’ai été en contact avec une personne qui avait les symptômes du Covid, donc on m’a demandé de porter un masque chirurgical en permanence pendant ma garde, explique Hugo*, qui exerce en Moselle. J’ai eu peur d’être vecteur du virus chez moi. On me demandait de porter un masque toute la journée mais on me laissait rentrer à la maison sans rien. C’est dur à comprendre. J’ai du coup adopté des mesures de sécurité maximales, pour ne pas contaminer mes proches. Mais ce n’est pas facile avec un enfant en bas âge. J’allais dormir dans notre chambre d’amis. »

Comme le ministère de la santé, le ministère de l’intérieur ne fournit aucune donnée publique sur les taux de contamination des sapeurs-pompiers.

Officiellement, il n’y a eu qu’un seul cas de soldat du feu décédé à cause du Covid-19. Olivier Lugand, 58 ans, était, comme le rapporte Le Parisien, pompier volontaire dans les Yvelines. Il est décédé dans la nuit du 11 au 12 avril. Mais, assure une source à la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC, la direction au sein de Beauvau qui chapeaute les sapeurs-pompiers), Olivier Lugand n’avait pas participé à des interventions sur des personnes atteintes par le coronavirus. En revanche, il était infirmier de profession et aurait pu être contaminé dans le cadre de son activité professionnelle.

Fin mars, Le Figaro indiquait qu’il y avait déjà plus de 200 pompiers atteints du coronavirus et 2 000 autres confinés en raison d’une suspicion de contamination. Début avril, le lieutenant-colonel Gabriel Plus, le porte-parole la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), évoquait lui dans 20 Minutes « une trentaine de cas avérés sur les 8 500 pompiers de la brigade. Trois d’entre eux ont dû être hospitalisés en réanimation mais sont désormais sortis ». Selon nos informations, il y a désormais 110 sapeurs-pompiers de Paris testés positifs et quelque 350 cas présentant des symptômes suspects.

Sollicités par Mediapart, le ministère de l’intérieur et la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises n’ont pas souhaité répondre à nos questions (voir Boîte noire). Y compris celles concernant les tensions sur les stocks de matériel de protection.

Ce silence est d’autant plus embarrassant que, selon nos informations, plusieurs directeurs de Sdis, les services départementaux d’incendie et de secours semés dans tout le territoire, avaient tiré la sonnette d’alarme auprès de leur autorité de tutelle, concernant la pénurie prévisible de masques chirurgicaux et FFP2, dès le mois de février.

Des alertes sur le manque de matériel dès le mois de février

Des alertes remontées par des appels téléphoniques, des mails mais aussi le « blog des directeurs », un fil de discussion ouvert à 200 personnes comprenant tous les directeurs de Sdis, leurs adjoints, la haute hiérarchie des sapeurs-pompiers et la DGSCGC. Ceux qui s’y expriment tiennent un discours radicalement différent de celui tenu publiquement au même moment par les plus hautes autorités de l’État.

Comme ce 27 février, jour où le DGS Jérôme Salomon déclare publiquement qu’« il n’y a pas de sujet de pénurie ». Au même moment, le colonel Jean Moine, directeur du Sdis de la Charente, prend la plume sur le blog des directeurs. « En février, on a commencé à réfléchir à reconstituer nos stocks. J’ai demandé à notre pharmacien-chef et quand il consulte ses fournisseurs habituels, il me fait état d’un niveau de prix démesuré. Les masques qu’on achetait 22 centimes étaient vendus désormais 1,5 € HT pièce. J’ai fait remonter l’information au ministère. On s’est aperçus que nous n’étions pas les seuls. Les préfectures des zones de défense nous ont ensuite alimentés en masques », explique-t-il à Mediapart.

D’autres directeurs sont beaucoup plus inquiets. « Notre fournisseur de masques FFP2 et 3, […] nous a récemment indiqué ne pouvoir être en mesure de nous réapprovisionner avant juillet 2020 ; même chose pour les masques chirurgicaux. A priori, les autres fournisseurs sont dans la même situation. Nous risquons de manquer de masques au plus fort de l’épidémie… », interpelle le directeur du Sdis du Tarn. L’adjoint du Sdis des Yvelines interroge : « Au regard de l’état de nos stocks sur l’un ou/et l’autre de ces types de masques, quelle est la doctrine préconisée par le DGSCGC, pour permettre aux Sdis de garantir dans le temps et selon les capacités de réapprovisionnement un niveau de sécurité adapté […] ? »

Sollicités par Mediapart, plusieurs directeurs nous ont confirmé n’avoir jamais eu de retour de la part de leur autorité de tutelle. La DGSCGC et le ministère de l’intérieur n’ont pas souhaité commenter.

Des marins-pompiers de Marseille accompagnent un patient Covid-19 le 15 avril 2020. © Christophe SIMON / AFPDes marins-pompiers de Marseille accompagnent un patient Covid-19 le 15 avril 2020. © Christophe SIMON / AFP

« Des préoccupations se sont exprimées. On était en tension. Mais il n’y a pas eu de rupture opérationnelle où des pompiers étaient mal équipés », temporise un directeur de l’ouest de la France, dans un département peu touché par l’épidémie. D’autres laissent percevoir leur inquiétude, comme ce directeur d’un Sdis du sud-ouest de la France : « Il n’y a plus de tension sur les masquesLes FFP2, on en a encore. On réutilise des périmés. Maintenant, le problème se porte plutôt sur les blouses et combinaisons de protection. Nous avons passé des commandes pour des combinaisons jetables mais on n’arrive pas obtenir de réponse des fournisseurs sur quand on sera livrés et en quelle quantité… »

Le discours se durcit sur le terrain, là où la pandémie a le plus fortement éprouvé les systèmes de santé et de secours. Selon une source interne à la brigade de sapeurs-pompiers de Paris, au plus fort de la pandémie, « on se protégeait uniquement pour les suspicions de Covid, faute de stocks et de visibilité sur l’approvisionnement. Au lieu de se protéger sur toutes les interventions, ce que nous aurions fait sinon, et ce que nous faisons dorénavant. »

À un moment, critique, il n’est resté que près de 6 000 masques, alors que la brigade réalise 1 200 interventions de secours à victime par jour. Soit, considérant qu’il y a trois équipiers par camion, des réserves pour deux jours d’intervention, trois si un sapeur-pompier était laissé à l’intérieur du camion au lieu de participer à l’intervention de secours.

« Rien n’a été anticipé. Zéro, se désole Lionel*, un sapeur-pompier de Moselle. On s’est retrouvés avec une caisse vide de FFP2 et des notes de service contradictoires qui en ont progressivement réduit l’accès. » Un autre pompier du même département complète : « Les règles se sont assouplies au fil des jours. Au début, c’était FFP2 pour tout le monde. Mais plus on voyait le virus se propager, plus il faisait preuve de sa virulence, et plus on nous disait que le FFP2 n’était pas nécessaire… Au pire de la crise, on transportait des patients Covid à l’Hôpital de Mercy [à Metz] avec un masque chirurgical et en tenue classique, avec laquelle on va aller manger. Le personnel hospitalier prenait le relai avec des blouses, des charlottes, des FFP2. C’est pourtant le même virus. »

Le cas Nicolas*, un autre pompier de l’Est avec 20 ans de carrière, illustre bien toutes les limites de la stratégie française qui, pour gérer une pénurie, a restreint jusqu’à l’extrême l’accès aux tests et protections. « À la mi-mars, je suis intervenu dans un Ehpad où une dame souffrait de nausées et de diarrhée, raconte le professionnel. Nous n’avons mis nos masques qu’une fois que nous étions dans l’ambulance, à cause de la promiscuité, et encore, en théorie nous n’aurions pas dû le faire. La règle, c’est : pas de suspicion Covid, pas de masque. J’ai transgressé les règles et cinq jours plus tard, l’Agence régionale de santé m’a appelé : la dame était en fait atteinte du Covid. »

Nicolas devient alors à son tour un porteur suspect et un vecteur potentiel du virus. « L’ARS m’a dit qu’il ne fallait plus que j’aille faire mes courses, que je ne devais plus faire mon gazole mais, par contre, je pouvais continuer à aller travailler… » Ne présentant aucun symptôme, le pompier n’a pas été testé et a continué à se rendre en caserne. « On m’a demandé de porter un masque chirurgical toute la journée. »

Le pompier est même retourné dans un Ehpad. « Je portais mon masque chirurgical, j’en avais les larmes aux yeux. C’était pour une mamie. Je me disais : c’est horrible, je suis une bombe à retardement, je suis peut-être en train de la tuer. J’ai fait ce métier pour protéger les gens. Je me suis dit : je ne protège plus, je risque de tuer. »

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