ENQUETE FRANCE INFO. Dépistage du Covid-19 : pourquoi la France est encore loin de l’objectif de 700 000 tests virologiques par semaine

Pour réussir le déconfinement, le gouvernement table sur 700 000 tests virologiques par semaine. L’enquête de la cellule investigation de Radio France montre que cet objectif sera très difficile à atteindre. Révélations sur les véritables chiffres du dépistage, et sur des robots de test chinois installés dans la plus grande improvisation.

Un laborantin manipule des tests dans un laboratoire d’analyses médicales à Montpellier, le 20 avril 2020 (illustration). (GUILLAUME BONNEFONT / MAXPPP)

« Testez, testez, testez. » Depuis le 16 mars 2020, c’est le message très clair martelé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans le cadre de la lutte contre le coronavirus. Mais en France, les retards s’accumulent dans l’organisation de ce dépistage, poussant même le gouvernement à mandater un cabinet privé afin de l’assister « dans le développement des capacités de production nationale » de tests. Le 28 avril 2020, le Premier ministre, annonce « 700 000 tests virologiques à partir du 11 mai » et la mise en place de « brigades » dans chaque département, chargées d’identifier les contacts des personnes présentant des symptômes du coronavirus Covid-19« À la sortie du confinement, nous serons en capacité de massifier nos tests », assure Édouard Philippe. Mais qu’en est-il réellement ?

« Le nombre de dépistages a connu de fortes fluctuations au cours des dernières semaines. Il varie entre 200 000 et 270 000 tests par semaine », assure le ministère de la Santé à la cellule investigation de Radio France. Mais sur quoi reposent ces chiffres ? Difficile de le savoir. L’observatoire Géodes de Santé publique France ne centralise pas et n’actualise pas toujours ces données. Les bulletins épidémiologiques régionaux sont disparates. Santé publique France n’a pas été en mesure de nous donner un chiffre précis. Il n’existe pas de système d’information automatisé. Les manques apparaissent aussi dans les bases de données mondiales comme celle de l’université d’Oxford. La collecte des chiffres relève du parcours du combattant.

Des estimations du nombre de tests incomplètes

Pendant plusieurs semaines, lors de son point quotidien sur la progression de l’épidémie, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, évoquait le nombre de tests réalisés, à l’hôpital et dans les laboratoires de ville. Puis cette mention a disparu. En agrégeant les données publiques disponibles, 149 800 tests virologiques ont été réalisés la semaine 18 (du 27 avril au 3 mai 2020) en France. Très loin donc des 300 000 tests avancés par la direction générale de la Santé. Quant à l’objectif affiché des 700 000 dépistages hebdomadaires à partir du 11 mai, aucune donnée détaillée ne vient l’étayer. Selon des chiffres disponibles sur le site de Santé publique France, depuis le 24 février, 831 174 tests virologiques ont été réalisés, à la fois dans les hôpitaux publics et dans les laboratoires privés de ville (respectivement 627 464 et 203 710). Un peu plus de 830 000 tests en 10 semaines d’épidémie quand on parle d’en faire 700 000 par semaine, on se dit qu’il va falloir mettre le turbo !

Santé publique France affirme dans son bulletin épidémiologique hebdomadaire : « Les sources de remontées d’information que nous utilisons ne sont pas exhaustives et ne préjugent pas de la capacité à diagnostiquer en France ». Si les données hospitalières semblent complètes, celles remontées par les laboratoires de ville sont amputées d’environ un tiers. « Sur 88 plateaux techniques, seuls 55 font leur remontée à l’ARS », précise François Blanchecotte, président du Syndicat des biologistes (SDB). Il s’agit du réseau 3 Labo (Eurofins Biomnis, Cerba et Inovie) qui a automatisé la transmission des données.

Or dans certaines régions, le Grand Est ou la Bretagne par exemple, ce réseau est sous-représenté. Selon les données qu’ils publient, les quatre départements bretons ne réalisent qu’une moyenne de 54 tests par semaine depuis le 12 mars ! Dans les faits, corrige l’agence régionale de santé (ARS) de Bretagne, 798 prélèvements hebdomadaires en moyenne ont été analysés dans les laboratoires de ville depuis cette date. Il faudrait donc les prendre aussi en compte. Sauf qu’il est impossible de s’y retrouver dans ces données. Car chacun cuisine son bulletin épidémiologique hebdomadaire à sa façon. Les Bretons comme la région Centre-Val de Loire ne reportent que les tests virologiques positifs. « Tous les systèmes d’information ne sont pas en place et nous devons faire le travail d’enquête quotidien à la main », reconnaît Pascal Durand, directeur du premier recours à l’ARS Occitanie.

Un objectif « difficilement atteignable »

Partout les graphiques en attestent : la montée en puissance des tests n’existe pas. Ils ont démarré en février pour les premières régions touchées, puis ils ont augmenté jusqu’au 23 avril. Ensuite, leur nombre stagne. Depuis le 20 avril, il diminue même chaque semaine, soit le contraire des propos répétés du Premier ministre, Édouard Philippe, et du ministre de la Santé, Olivier Véran. Aujourd’hui, selon notre décompte, la France n’a en fait jamais dépassé les 150 000 tests par semaine. C’est dire si la marche pour atteindre les 700 000 est haute. Pour le président du Syndicat national des biologistes des hôpitaux (SNBH), Xavier Palette, « c’est impossible d’arriver à 700 000 tests en une semaine. Il manque des surblouses, des kits de prélèvement, du personnel… »

C’est encore un peu le bazar : tous les lieux de prélèvements n’ont pas encore été recensés vers la plate-forme censée centraliser ces données.Xavier Palette, Syndicat national des biologistes des hôpitaux (SNBH)à franceinfo

« Cette liste est en cours de consolidation », répond la direction générale de la Santé. « La connexion informatique ne fonctionne pas partout, poursuit Xavier Palette. Mon labo n’est pas encore connecté à la base nationale. Pour l’instant, on fait remonter nos résultats avec des tableurs Excel. Je doute qu’on soit vraiment prêts le 11 mai. » « 700 000 dépistages, ça me paraît difficilement atteignable, estime aussi Jean-Paul Feugeas, président du Syndicat national des médecins biologistes des CHU (SNMBCHU). Pas tellement par manque d’automates mais à cause des problèmes de logistique. » « J’affirme que dans le privé, on a la capacité de faire plus de 140 000 tests par jour, assure en revanche François Blanchecotte, le président du Syndicat des biologistes. Bien sûr, s’il arrive un foyer de contamination important, on risque de manquer de bras pour prélever dans un temps court beaucoup de personnes. Mais dans mon labo, en Indre-et-Loire, j’ai 100 000 tests dans mes frigos… pour seulement 1 000 demandes par jour à Tours. Je pourrais faire beaucoup plus. »

La réquisition tardive des laboratoires non médicaux

Comment en est-on arrivé-là ? Dans un premier temps, seuls les laboratoires hospitaliers avaient été mobilisés. L’épidémie progressant, les laboratoires de ville ont été ajoutés au dispositif. Dès la fin mars, les laboratoires agro-vétérinaires, (ils sont 72 en France), ou encore ceux de la gendarmerie, de la police et les laboratoires de recherche publique sont intégrés au dispositif. Les autorités ont répondu favorablement à la proposition de nombreux biologistes.« La PCR [Polymerase Chain Reaction ou réaction de polymérisation en chaîne, méthode employée pour détecter le virus] a été inventée par des chercheurs. C’est un outil qu’on utilise tous les jours dans nos laboratoires de virologie, donc on le maîtrise », rappelle une biologiste du CNRS.

Nous sommes alors le 20 mars. L’Inserm et le CNRS lancent un inventaire du matériel et des hommes et femmes disponibles dans leurs laboratoires. Cinquante équipes sont identifiées. L’État en publie la liste, et précise qu’ils vont contribuer à hauteur de 100 000 tests par semaine. Sauf que « depuis, plus rien », raconte Pierre-Paul Zalio président de l’École normale supérieure (ENS) Paris-Saclay. « À notre niveau, on était capable d’apporter un laboratoire avec un niveau de protection élevée, trois machines de PCR avec le personnel qualifié propre à un laboratoire de virologie, et le matériel pour réaliser les extractions d’ARN. Or le besoin exprimé par les hôpitaux portait justement sur la phase d’extraction. » Le décret permettant aux préfets et aux agences régionales de santé de réquisitionner ces laboratoires non médicaux paraît le 5 avril. Le timing pour un dépistage massif semble donc encore bon.

Problème : un laboratoire commence à tester, puis un deuxième, mais en quantité très réduite. Aujourd’hui, selon l’Inserm, qui pilote le dossier, seuls une quinzaine de laboratoires seraient impliqués. La liste ne nous a pas été fournie en dépit de nos demandes répétées. Il semble qu’une sorte de deuxième sélection ait été faite mais dans l’opacité. « Par des retours oraux, des conversations, j’ai compris que le choix fait, c’était celui de privilégier les grosses structures », décrypte Pierre-Paul Zalio pour qui « ça part de l’hypothèse que ‘big is beautiful’, une hypothèse qui mériterait d’être vérifiée ». Pour ce chercheur, « on peut se demander si ce qui peut faire la force de la réponse d’un système de santé, c’est sa plasticité ou la hiérarchisation de son organisation […]. »

Si le système hospitalier français a résisté à la vague épidémique, c’est parce qu’il s’est mobilisé, a su réallouer les ressources en temps réel, à partir de ce qu’exigeait le terrain. Pierre-Paul Zalio, président de l’ENS Paris-Saclayà franceinfo

« On aurait pu avoir la même approche avec la recherche publique, avoir plus de confiance dans ce que les chercheurs savent faire », estime Pierre-Paul Zalio. « On verra s’ils ont eu raison de faire la fine bouche sur des petites structures qui, mises bout à bout, auraient permis de faire 50 000 tests par semaine », grince un biologiste du CNRS déçu par l’opacité du processus de décision.

Des volontaires recalés

Se passer des petites structures, soit. Mais que dire alors de celles qui ont mis en avant une technique de dépistage massif, mais qui n’a pas encore été homologuée ? 19 200 tests en une fois avec un seul robot : c’est ce que peut par exemple faire l’Institut de génomique humaine de Montpellier« Quand on a vu la pénurie de matériel dont parlait les médias [écouvillons, réactifs], on s’est demandé comment mettre sur pied un protocole d’analyse simplifié économe en réactifs et plus sûr, afin d’éviter tout risque de contamination des personnels quand ils manipulent les prélèvements nasaux », explique Moncef Benkirane, le directeur de cet institut. Ce protocole repose sur la technique de séquençage du génome du virus évitant l’étape de purification longue et gourmande en réactifs. C’est ce qu’on appelle la PCR NGS. « La machine fournit le résultat deux jours après », précise Moncef Benkirane pour qui tout laboratoire qui a des capacités de séquençage massif peut suivre cette « recette ». Pour la mettre en œuvre, il faut toutefois qu’elle soit homologuée par le CNR-Pasteur, le centre national de référence. Est-ce que cette évaluation sera effectuée rapidement ? Combien de protocoles seront sur la ligne d’arrivée ? Contacté, l’Institut Pasteur n’a pas été en mesure de nous répondre.

Une fois ce sésame obtenu, il faudra encore convaincre le ministère de la Santé d’accepter cette méthode très éloignée de la PCR faite par les biologistes médicaux avec des kits tout prêts. « Il n’y a pas d’improvisation possible dans ce dossier. Il est normal d’être évalué », estime Moncef Benkirane qui refuse de polémiquer. Mais on peut s’interroger sur le fait de passer à côté d’une technique qui permet de tester aussi massivement et pour un moindre coût puisque les développements et les salaires des chercheurs sont déjà financés par le CNRS. « Les décisions sont certes compliquées à prendre, regrette Pierre-Paul Zalio, à la tête de l’ENS Paris-Saclay, mais notre système français est très bureaucratique et manque de capacité à décider vite. Il y a de la latence, de l’opacité, des enjeux de territoires institutionnels. C’est dommage. »

Les laboratoires vétérinaires peu sollicités

Les laboratoires départementaux d’analyse (LDA), également appelés laboratoire agro-vétérinaires, sont, eux aussi concernés par le décret du 5 avril. Il y en a 72 en France. 45 ont déjà été réquisitionnés par les préfets ou les ARS, selon Aurèle Valognes, présidente de l’Association française des directeurs et cadres des laboratoires vétérinaires publics d’analyses (Adilva) et directrice du LDA de la Mayenne. Dans la stratégie des 700 000, leur capacité est évaluée à 23 500 tests par semaine. Mais seuls 13 LDA ont commencé à tester et encore, bien au-dessous de leur capacité. « On pensait que ça allait démarrer plus brutalement », constate Guillaume Fortier, directeur de Labeo, l’un des plus gros laboratoires vétérinaires.

Actuellement, le CHU de Caen me demande 350 prélèvements par jour mais depuis le début, je répète que je peux en faire 2 000 par jour. Guillaume Fortier, directeur de Labeoà franceinfo

Est-ce parce qu’elles n’appartiennent pas au monde médical que ces équipes sont si peu mobilisées ? Certains en sont persuadés. « Ajouté aux lourdeurs d’un système de santé ultra stratifié, on perd en échange d’informations, en confiance », selon l’un des responsables de ces laboratoires non médicaux. Il faut revoir l’organisation et simplifier la chaîne de décision. » En attendant, ce sont les deux acteurs historiques, les laboratoires de biologie médicale de ville et des hôpitaux sur qui va reposer la stratégie du dépistage massif.

Des robots chinois commandés en urgence

Pour tenter d’atteindre cet objectif de 700 000 tests par semaine, la France s’est notamment tournée vers la Chine. C’est ainsi que fin mars, vingt machines ont été commandées par la direction générale de la Santé, au nom de l’État français, à la société MGI qui appartient au groupe chinois BGI (Beijing Genomics Institute). Ces robots chinois sont des machines haut-débit MGISP-960 qui permettent d’effectuer plus de 2 000 tests de dépistage par jour, en augmentant le débit d’extraction des acides nucléiques dans les échantillons à analyser. Selon nos informations, dix-neuf sites ont été choisis pour recevoir ce matériel (l’AP-HP ayant reçu deux machines) : l’hôpital de la Croix-Rousse, à Lyon (avant que le robot ne soit transféré dans un hôpital militaire), les CHU de Montpellier, Dijon, Strasbourg, Lille, Poitiers, l’hôpital Broussais à Paris, les CHU de Rouen, Rennes, Toulouse, Nancy, Tours, Marseille, Nantes, Orléans, Bordeaux et Clermont-Ferrand. Deux laboratoires privés, Médylis, à Lons-le-Saunier et Cerballiance Côte d’Azur, à Saint-Laurent-du-Var, ont également reçu une machine chinoise.

Ce matériel a-t-il été fourni gratuitement à ces laboratoires privés ? Comment les tests effectués sur ces machines chinoises seront ensuite facturés ? Interrogé sur le sujet, le ministère de la Santé botte en touche : « Deux de ces vingt automates sont effectivement implantés dans des laboratoires de biologie médicale privés accrédités, qui font partie intégrante de notre système de santé et qui contribuent à l’effort national de dépistage. » « Nous n’avons rien facturé aux laboratoires privés. Les vingt robots ont été achetés par le gouvernement français », nous précise, de son côté, la représentante en France de MGI, Perla El Hage. « Il n’y a aucune transparence dans ce dossier », s’inquiète de son côté le président du Syndicat des biologistes, François Blanchecotte.

Selon nos informations, l’achat s’est effectué par tranche de dix machines. Un « point de situation Covid-19 » de la direction générale de la Santé daté du 6 avril 2020, que nous avons pu consulter fait ainsi référence à l’« acquisition de dix automates MGI supplémentaires avec consommables associés [notamment les cônes en plastique indispensables pour le fonctionnement de la machine] pour un million de tests. » Combien coûte un tel matériel ? « Il [ne nous] appartient naturellement pas d’entrer dans le détail de la relation contractuelle qui [nous] unit à [nos] fournisseurs », nous répond le ministère de la Santé. Aucun commentaire du côté de MGI.  Selon les informations recueillies par la cellule investigation de Radio France, la société chinoise a présenté à certains CHU un devis affichant un prix de vente de « 121 400 euros » par machine avec une proposition finale de vente à « 103 190 euros« . Soit une facture théorique totale de plus de deux millions d’euros pour les vingt extracteurs, sans compter le matériel associé au dépistage« Le coût de ce type de système chez des marques occidentales oscille plutôt entre 150 000 et 200 000 euros, en fonction des options que vous prenez », confie un bon connaisseur du milieu.

Une machine qui « nous est tombée dessus »

Sur le papier, tous les robots chinois sont en place. « Les dernières livraisons se sont achevées fin avril et les dernières installations la semaine du 4 mai, à Marseille et Orléans », nous précise MGI. Mais l’installation de ces machines s’est effectuée dans des conditions très différentes, selon les établissements. Le CHU de Dijon a fait partie de la première vague à recevoir ce robot chinois, le 3 avril 2020. « Avec cette machine, nous avons la capacité de monter en charge jusqu’à 2 000 tests par jour, en fonctionnant 24 heures sur 24, sept jours sur sept, explique le chef de service au laboratoire de virologie du CHU de Dijon, Alexis de Rougemont, dont l’établissement effectue pour le moment 400 dépistages par jour. Mais les demandes de dépistage sont actuellement en dessous de nos capacités. »

Nous avons recruté 21 techniciens supplémentaires pour faire tourner cette machine. Mais il faut qu’on nous alimente en prélèvements. Une Ferrari sans essence, ça ne sert à rien ! Alexis de Rougemont, CHU de Dijonà franceinfo

Si certains hôpitaux importants comme à Lyon ou à Lille mettent en avant leur « force de frappe » en matière de dépistage grâce à la technologie chinoise, la situation n’est pas si rose partout. « Cette machine nous est un peu tombée dessus », témoigne ainsi le chef du service du laboratoire de virologie au CHU de Rennes, Vincent Thibault. Le 1er avril 2020, il reçoit un mail de son administration lui indiquant que « la cellule de crise interministérielle vient d’affecter un extracteur MGI à l’ARS de Bretagne, qui le propose au CHU de Rennes, via sa cellule de crise. Notre réponse est attendue le plus vite possible. »

« J’ai été un peu été obligé d’accepter, poursuit le Pr Thibault, surtout que le CHU de Brest avait auparavant décliné la proposition. » La machine est livrée le 7 avril, mais il faut attendre les 27 et 28 avril pour qu’elle soit véritablement mise en route par un ingénieur chinois venu sur place. Du personnel a été formé la semaine du 4 mai (soit une semaine avant le début du déconfinement) afin de faire tourner une machine qui impose la réorganisation à marche forcée du CHU de Rennes. « On ne pouvait pas livrer tous les robots d’un coup, explique la représentante de MGI en France, Perla El Hage. Les machines étaient livrées cinq par cinq à l’entrepôt de Santé publique France à Marolles, avant de les dispatcher sur les différents sites. Les sites étaient validés un par un par le gouvernement, nous devions donc attendre son feu vert avant d’envoyer les machines et lancer les formations sur ce matériel. »

Un mode d’emploi inconnu des Français

« Cette machine chinoise n’a pas nos standards de qualité et de fonctionnement, s’agace Vincent Thibault, au CHU de Rennes. On nous a envoyé une machine et un fournisseur qu’on ne connaissait pas. Si on m’avait donné le budget débloqué pour cette plateforme, j’aurais pu mettre en place quelque chose de beaucoup plus fiable et maîtrisé. »

On a l’impression qu’une décision a été prise par des technocrates qui n’ont jamais mis les pieds dans un laboratoire et qui se sont dit : ‘Comme il faut faire 700 000 tests par semaine, on va balancer 20 automates à des hôpitaux.’ D’autres solutions étaient possibles pour arriver à 2 000 tests quotidiens.Pr Vincent Thibault, CHU de Rennesà franceinfo

« En temps normal, il est évident que nous n’aurions pas choisi ce nouveau matériel, estime de son côté, le chef de pôle biologie médicale au CHU de Poitiers, Nicolas Lévêque. Il nous faudra faire avec, du mieux possible. Quand l’Agence régionale de santé nous a demandé de nous prononcer sur notre capacité à accueillir une plateforme de dépistage, on s’est demandé si nous aurions les moyens de nos ambitions. Une soixantaine de personnes était annoncée comme nécessaire pour en assurer le fonctionnement 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 alors que tous les laboratoires du CHU de Poitiers en abritent à peine 300. Difficile, pourtant, de se défausser devant l’urgence de la situation, donc on a dit oui… sans trop savoir où on allait. »

Une trentaine de techniciens ont finalement été recrutés pour faire fonctionner la machine chinoise au CHU de Poitiers. « Il a fallu acquérir de nombreux matériels en amont et en aval de l’automate MGI pour en combler les carences, poursuit Nicolas Lévêque. Il a également fallu connecter informatiquement les différents automates tout en n’ayant aucune certitude quant au circuit du prélèvement. Qui prélève ? Comment le prélèvement arrive au laboratoire ? Comment on enregistre informatiquement ces prélèvements et comment le résultat revient au médecin prescripteur et au patient ? Tout n’est pas encore réglé. À partir du 11 mai, nous allons monter en charge progressivement : entre 400 et 600 tests par jour au début avec une puis deux équipes qui vont se succéder de 11 h à 2 h du matin… sans certitude de pouvoir atteindre les 2 000 tests annoncés sur le papier. »

« À Toulouse, l’installation s’est bien passée parce je faisais ce métier-là avant, témoigne l’ingénieur biomédical Bruno Dogny qui a participé à la mise en place du matériel. Je travaillais dans une société japonaise qui fabriquait des robots de ce type-là donc j’ai retrouvé mes vieux réflexes ! La société nous a donné le mode d’emploi du matériel. Un ingénieur chinois s’est déplacé une demi-journée pour vérifier que le robot fonctionnait correctement. D’autres CHU ont sans doute été plus pris au dépourvu que nous. »

Une livraison « rock n’roll »

À Bordeaux, c’est le 9 avril que la décision est prise par la direction générale de la Santé (DGS) d’envoyer sur place une machine d’extraction chinoise, livrée deux semaines plus tard. Les conditions d’acheminement du matériel ont été « un peu rock n’roll », se souvient Agnès Georges-Walryck, chef du pôle de biologie et pathologie au groupe hospitalier Sud du CHU de Bordeaux. « Nous avions des informations contradictoires entre la DGS et le commercial de la société chinoise, poursuit Agnès Georges-Walryck. On nous a annoncé une livraison le mercredi, finalement nous avons reçu la machine un vendredi soir à 22 heures. Nous devions avoir 100 000 écouvillons dans le colis, nous n’en avons eu que 10 800, ils ne peuvent pas nous dire quand auront lieu les prochaines livraisons… »

Cette machine est-elle prête à l’utilisation ? « La mise en route de cette machine ne se fait pas en un claquement de doigt, répond la chef du pôle de biologie du CHU de Bordeaux. Nous espérons la faire démarrer à partir du 11 mai, en sortie de confinement. Jusqu’à présent, faute de demande, nous sommes bien en dessous de nos possibilités avec 300 tests par jour. Nous allons peut-être monter à 1 000. Avec l’extracteur chinois, en pleine production (24 heures sur 24, 7 jours sur 7), nous pourrons faire jusqu’à 2 400 tests par jour. Mais on ne va pas tourner à ce niveau-là dès le 11 mai. »

« Nous avions une capacité de 600 tests par jour, donc tout ce qui pouvait améliorer le flux était le bienvenu, estime le responsable du laboratoire de virologie du CHU de Montpellier, Vincent Foulongne. Au départ, ce système nous avait été présenté comme une plateforme de diagnostic haut-débit. On a été un peu surpris quand on s’est rendu compte qu’il ne s’agissait en fait que d’un extracteur. Il a fallu construire la chaine tout autour, en amont et en aval. Finir le ‘légo’ en quelque sorte. Techniquement, ça fonctionne. Nous allons recruter un ou deux techniciens chaque semaine pour monter en gamme et faire tourner le système. Actuellement nous avons en stock de quoi faire 20 000 tests avec des promesses de réapprovisionnement en consommables dès la semaine prochaine. »

On voit bien les limites de ce système, estime de son côté le chef du service du laboratoire de virologie au CHU de Rennes, Vincent Thibault. On a pris un gros risque en passant par une machine qui nous rend entièrement dépendant des Chinois, pour les consommables ou les réactifs. Que va-t-il se passer si demain cette machine tombe en panne ?Vincent Thibault, CHU de Rennesà franceinfo

« Les extracteurs MGI sont des automates de grande capacité, leur déploiement est par nature une opération lourde, qui constitue un investissement pour l’ensemble du système sanitaire, explique de son côté le ministère de la Santé. Une fois mis en service, ils nous permettront de disposer d’une capacité de dépistage démultipliée. »

Des robots, mais pas de « consommables » ?

« Sur les livraisons, c’est un peu la galère, témoigne Benoît Dogny qui a participé à l’installation du système au CHU de Toulouse. Au début, la société chinoise nous a dit qu’il n’y aurait pas de souci, que c’était du ‘clé en main’, qu’on aurait les consommables, les écouvillons, les réactifs à hauteur de 2 000 tests par jour. C’était justement cette disponibilité qui nous faisait défaut avec les deux plateformes de dépistage que nous possédions déjà, une américaine et une française, si nous voulions atteindre les 2 000 tests par jour. Même avec nos 400 tests par jour on était déjà sur la corde raide. Mais en fait, on a eu le même problème avec la société chinoise. Certes, sur les kits de PCR, ils arrivent à suivre, on a assez de stock pour faire 60 000 dépistages. Par contre, on n’a que 20 000 écouvillons en stock, et en plus ils ne sont pas naso-pharyngé, ce sont des écouvillons pour la gorge, beaucoup plus gros et moins faciles à utiliser. Le problème c’est que c’est aussi un robot qui a énormément besoin de consommables par rapport à ceux qu’on a l’habitude d’utiliser. Et ça, ils n’arrivent pas à nous les fournir. Là, on a de quoi tenir une semaine, si on veut faire 2 000 tests par jour. La société chinoise n’arrive pas à suivre parce qu’elle a certainement eu les yeux plus gros que le ventre. »

« Nous avons effectivement dit qu’il n’y aurait pas de problème pour les fournitures, notamment les consommables, reconnait la représentante de MGI en France, Perla El Hage. C’est ce que nous disait alors notre fournisseur en Chine. En pleine crise, les choses ont changé. Nous essayons de trouver des solutions alternatives, du coup on a pris un peu de retard. Mais nous aurons assez de matériel pour faire tourner les plateformes sans arrêt. »

L’Élysée dans la boucle

« Ces machines ont été envoyées aux mauvaises personnes au mauvais moment, estime de son côté le chercheur au CNRS Philippe Froguel, directeur de la plateforme de génomique Ligan, à Lille, et responsable de l’Institut européen de génomique du diabète (EGID). Il aurait fallu faire ça bien avant, et ne pas mettre tous nos œufs dans le même panier. C’est de la gabegie de fonds publics. Quand Olivier Véran réunit tous les professionnels du test à la mi-mars, cette société chinoise n’est même pas autour de la table puisqu’elle ne dispose alors d’aucune équipe en France, c’est quand même incroyable. Dès la fin mars, le gouvernement savait qu’il ne s’en sortirait pas pour les tests. C’est pour ça qu’ils se sont tournés vers les Chinois. »

Selon nos informations, dès le mois de janvier, MGI a contacté l’hôpital Bichat et l’Institut Pasteur pour leur proposer gratuitement des réactifs et un robot d’un modèle différent de celui qui a ensuite été vendu à la France. Mais cette démarche n’a rien donné. C’est à la mi-mars, peu de temps après le début du confinement, que les choses se sont débloquées. La société chinoise entre en contact avec des virologues lyonnais… qui font remonter le message au gouvernement français.

« À l’origine BGI était une petite boîte qui faisait de la robotique de laboratoire à Wuhan, explique l’ingénieur biomédical Benoît Dugny. Et puis cette société a émergé en développant des gros extracteurs. C’est eux qui ont équipé le laboratoire hospitalier de Wuhan qui fait le dépistage massif. »

« Nous ne sommes installés en Europe que depuis avril 2019, nous précise la société chinoise. En France, nous avons quatre employés, mais pas de bureau. Mais nous sommes en train de recruter plusieurs ingénieurs. Notre groupe a été sur le front de plusieurs épidémies (Sras, Ebola…) et nous avons été les premiers à agir au début de l’épidémie en Chine. » D’après nos informations, la France est loin d’être le seul pays à avoir acheté du matériel à l’entreprise chinoise. C’est aussi le cas de l’Espagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Irlande, la Suède, l’Allemagne, le Danemark, la Pologne, la Roumanie.

Un robot destiné à Lille se retrouve à Amiens

Mais l’histoire des robots chinois ne s’arrête pas là. Selon nos informations, une 21e machine d’extraction a été donnée à la France par la fondation Mammoth, dirigée par l’un des cofondateurs chinois de la société BGI, Wang Jiang. Ce robot « cadeau », à l’origine, semblait destiné au laboratoire lillois de Philippe Froguel. « Ça s’est négocié au plus niveau de l’État, en lien avec le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, affirme Philippe Froguel. Le lundi de Pâques, l’Élysée et la société chinoise m’informent que je vais recevoir ce robot. »

Selon nos informations, une lettre est même rédigée par le groupe BGI, le 14 avril 2020, afin d’obtenir de l’ambassade de Chine les autorisations pour l’exportation hors de Chine de cette machine. « Ce matériel sera installé dans un institut de recherche public du nord de la France qui va soutenir l’effort de dépistage et aider à la recherche et à une meilleure compréhension du virus, précise le courrier officiel de BGI. Le centre choisi est l’EGID, à Lille, dirigé par le professeur Philippe Froguel. »

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Tous les feux semblent donc au vert. Le 16 avril, un communiqué de presse est même préparé par la firme chinoise, prêt à être diffusé par le groupe BGI. Mais les jours passent et Philippe Froguel ne voit toujours rien venir. Il multiplie les mails à la personne qui suit le dossier des robots chinois au ministère de la santé. En vain. Finalement, le 21 avril 2020, son téléphone portable sonne. Au bout du fil : un conseiller de l’Élysée. « Il m’appelle pour me dire qu’ils sont très embêtés mais que je n’aurai pas le robot chinois, fulmine Philippe Froguel. Le dossier a été bloqué au ministère de la santé parce que j’étais un labo de recherche et pas un hôpital, alors que nous sommes l’un des plus gros centres de génomique européen. »

Le même jour, le ministère de la Santé l’informe par mail que sa « plateforme de génomique ne peut pas être une structure d’accueil pour cet automate » qui ira finalement… « au CHU d’Amiens ». « Aucun particulier ne peut revendiquer ce don, accepté par les autorités françaises et qui est déployé conformément aux orientations définies par les autorités sanitaires », explique aujourd’hui le ministère de la santé. Contactés, Alexis Kohler et les conseillers élyséens chargés de suivre ce dossier n’ont pas répondu à notre demande d’entretien.

Le robot se fait attendre

Selon nos informations, une machine chinoise (pas forcément ce 21e robot donné par la Fondation Mammoth) avait déjà été proposé une première fois au CHU d’Amiens, début avril. « Le 6 avril, l’ARS des Hauts-de-France nous demande si nous sommes en capacité de pouvoir accueillir cette plateforme MGI, se souvient la cheffe du pôle biologie et pharmacie au laboratoire de virologie du CHU d’Amiens, Sandrine Castelain. À l’époque, j’étais assez frileuse, les informations n’étaient pas claires. Et puis, à ce moment-là, nous étions sur le front, on n’avait pas le temps de se pencher sur ce problème. J’ai donc temporisé : au moment où on me proposait cette machine, je n’étais pas en mesure de l’installer dans les meilleures conditions. » Trois semaines plus tard, le 26 avril 2020, après que cette fameuse machine soit donc passée sous le nez de Philippe Froguel, elle est à nouveau proposée au CHU d’Amiens par l’ARS des Hauts-de-France.

J’ai dû me décider dans l’heure. Si nous voulions participer à l’effort de guerre du dépistage et atteindre les objectifs affichés par le gouvernement, on n’avait pas vraiment le choix, on devait recevoir cette machine.Sandrine Castelain, CHU d’Amiensà franceinfo

Quand cette machine sera-t-elle livrée au CHU d’Amiens ? « Dans la semaine du 11 mai, nous assure MGI. Elle n’est pas encore partie de Chine, ça va dépendre des vols. » « Une fois qu’on l’aura reçue, il faudra encore une semaine avant qu’elle ne soit opérationnelle… dans le meilleur des mondes », estime la responsable du laboratoire de virologie au CHU d’Amiens, Sandrine Castelain.

« Un immense gâchis »

Faute de robot chinois, Phippe Froguel s’est fait prêter un robot de démonstration de la société américaine PerkinElmer qu’il connait bien. « Le CNRS a dit qu’il allait l’acheter 75 000 euros, explique le chercheur lillois. Mais cette machine, c’est une Twingo, pas une Ferrari. Je ne pense pas que j’effectuerai plus de 800 tests par jour. »

Le 6 mai 2020, Philippe Froguel envoie un mail à l’Élysée et au ministère de la santé dans lequel il se dit « scandalisé » que le robot chinois qu’on lui a refusé « ne soit toujours pas installé à Amiens ».

« Les difficultés de livraison depuis la Chine sont terribles. Le premier avion disponible est le 14 mai », lui répond un conseiller élyséen. « Si l’Élysée avait été plus ferme ce robot aurait été en place depuis trois semaines et je vous aurais été très reconnaissant, réplique Philippe Froguel. Il me reste un goût de cendre et la contemplation d’un immense gâchis qui a contribué au gros ratage des 700 000 tests. »

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