Article Médiapart publié le 1er septembre 2020.Tour de France, 4e étape – kilomètre 0. Depuis juillet 2019, le service des urgences de Sisteron est fermé la nuit. Un collectif a appelé à profiter de la caisse de résonance du Tour pour alerter sur « la casse de l’hôpital public ». Mais, pour la mairie, qui affiche son soutien aux soignants du Covid, il y a bien d’autres choses à raconter sur la ville.
Sisteron (Alpes-de-Haute-Provence).– Le Tour prend ses quartiers deux jours à Sisteron (7 400 habitants), ville-arrivée de la troisième étape hier, lundi, et ville-départ, mardi, de la quatrième vers Orcières-Merlette (Hautes-Alpes) et son ascension hors catégorie. Le Tour passe en centre-ville le long de l’hôpital qui fait face à la station Total.
Depuis 64 semaines, le collectif Non à la fermeture de nuit des urgences, très actif sur Facebook, se réunit chaque semaine pour exiger la réouverture des urgences de nuit, fermées depuis juillet 2019, à la suite du non-remplacement d’un médecin urgentiste en arrêt maladie, non-remplacement qui semble n’être qu’un prétexte pour y loger une maison médicale où s’exercera la médecine privée.
Les urgences sont ouvertes de 8 h 30 à 20 h 30. Ensuite, ce sont les urgences de Digne ou Gap (80 minutes par la route, estiment les pompiers) qui prennent le relais.
Autant dire qu’il est déconseillé de tomber malade en pleine nuit ou de se blesser gravement. C’est tout de même un argument assez inhospitalier pour qui songerait à s’installer à Sisteron ou dans ses environs. Vous êtes souffrant ? Vous avez été victime d’un AVC ? Venez plutôt aux heures ouvrables.
Le collectif, qui rassemble un panel des forces de gauche, dans lequel la CGT Santé tient un rôle majeur, regroupe militants associatifs, de La France insoumise, du PCF et des « gilets jaunes ».
Il avait appelé à profiter de la caisse de résonance du Tour pour alerter sur « la casse de l’hôpital public », sachant aussi que le barriérage mis en place par la mairie, à la demande du Tour, allait cadenasser tous les accès protégés (zone d’arrivée, podiums, village du Tour) notamment par la gendarmerie.
Alain Paulien, 64 ans, retraité d’Orange, est l’un des nombreux acteurs de cette lutte. Encarté CGT depuis son entrée dans la vie active, représentant local de La France insoumise, son combat – et celui de ses camarades – est symbolique des petites communes qui perdent leurs services publics les uns après les autres : « Ce que dit cette fermeture, et bien au-delà de l’impossibilité de trouver un urgentiste pour assurer la nuit, c’est qu’au fond, nous ne sommes pas égaux face à la santé, sachant que les surcoûts de transport vers Gap ou Digne sont à la charge des patients. »
Pour Cédric Volait, de la CGT Santé : « On ne trouve pas des moyens pour les services publics, ou pour rouvrir des urgences 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Mais on trouve des moyens importants pour faire venir le Tour de France à Sisteron. » Difficile de lui donner tort.
On sent un épuisement chez Alain, Pascal et Nadine, tous membres du collectif, rencontrés à la terrasse du bar Le Grand Salon dans le coeur de Sisteron, au pied de la Citadelle. On sent qu’ils enragent du peu de soutien exprimé par la population, qui semble soit indifférente, soit paralysée par le fait tout simplement d’apparaître dans les manifestations chaque lundi : « Il y a bien des personnes, identifiées à droite, qui nous disent à l’oreille que la lutte est juste et que cette fermeture est scandaleuse et met en péril l’équité et les valeurs de la République. Mais quant à s’engager publiquement, là c’est autre chose… », explique, amer, Pascal, 65 ans, lui-même souffrant depuis des années : « Je suis en affection longue durée », dit-il.
Alain Paulien s’en défend, mais il est la figure emblématique de cette mobilisation. Sa voix porte loin. Son sérieux affiché, son sens du combat qu’il a adolescent développé du côté de la Haute-Saône, d’où il est natif, lui assurent une autorité naturelle.
Si bien que la gendarmerie de Sisteron s’est assez vite intéressée à lui, le convoquant « à deux reprises », imaginant un élément subversif, son pedigree n’ayant pas échappé à la sagacité des services de renseignements : « Nous avons toujours manifesté, certes en bloquant parfois la circulation, mais toujours par groupes de dix portant des masques. »
Pour autant, Alain Paulien ne tient pas à stigmatiser l’attitude des forces de l’ordre : « On ne peut pas dire qu’on s’en plaigne. Probablement que les ordres viennent d’en haut… Mais je ne me fais pas d’illusions, à la moindre incartade de notre part, ils nous tomberont dessus », imagine-t-il, en faisant allusion au traitement réservé aux gilets jaunes.
« Les soins ne sont pas accessibles à tout le monde »
La ville est administrée par Daniel Spagnou (79 ans) depuis 37 ans, ancien cadre de la Caisse d’épargne. Et comme disait Alexandre Vialatte : tous les chemins mènent à la Caisse d’épargne.
Brillamment réélu pour un septième mandat avec 58 % des suffrages, l’encarté Les Républicains (LR) a exercé tous les mandats (député, conseiller départemental, régional). Sa famille politique est celle de LR. Il est à la tête de la présidence des communes du Sisteronais (62 communes).
Nous avons tenté de le joindre en passant en mairie, dont les deux vitrines affichent un soutien en grandes lettres aux soignants au moment du Covid. Ce qui est assez savoureux, surtout dans le contexte de la fermeture des urgences de nuit et de la dévitalisation de l’hôpital qui abrite aujourd’hui un Ehpad et des lits de médecine générale, mais plus de spécialités : « Il est très occupé par le Tour, vous savez, et doit répondre à deux télévisions allemandes », a répondu diligemment son secrétariat. Son directeur de cabinet prend le relais une heure plus tard.
À la question : « Y a-t-il dans la fermeture des urgences de nuit de l’hôpital une rupture du pacte entre l’élu et sa population ? », le fonctionnaire répond non, « car il a été élu avec 58 % des suffrages. Le pacte n’est pas rompu ». Imparable.
Le directeur de cabinet, fort courtois, demande, comme nous sommes dans le coin, si nous serions par hasard au courant que Sisteron, dont les atouts sont nombreux, abrite aussi « le plus grand abattoir d’ovins », « l’un des plus grands d’Europe », ajoute-t-il. Ce qui s’appelle passer du coq à l’âne. Doit-on comprendre qu’il y aurait une correspondance entre la fermeture des urgences de nuit et l’abattage annuel de 600 000 moutons ? « C’était une plaisanterie », avance-t-il. Cela allait de soi.
Se pose donc la question : la santé est-elle réductible au suffrage universel ? Madame la maire d’Entrepierres, 400 habitants, une des communes les plus étendues du département (40 km 2), Florence Cheilan, 54 ans, exerce son mandat depuis 2017, à la suite de la démission du maire sortant (elle était sa première adjointe). Elle travaille à l’hôpital de Sisteron comme préparatrice en pharmacie. « Je ne vais pas me positionner en tant que professionnelle de santé, sinon, dit-elle avec un ton aigre-doux, on va me mettre mes propos sous le nez : alors, comme ça, vous avez dit ça, etc. Mais simplement comme élue, explique-t-elle d’emblée, pour éviter de mélanger mes deux casquettes. »
C’est une femme mesurée et qui parle d’or : « Il faut imaginer une personne âgée appeler le 15 en pleine nuit l’hiver, avec les routes sinueuses, parfois enneigées ou bloquées par des éboulis. Parfois, le téléphone ne passe pas… Il faut alors à se diriger vers Digne ou Gap. » Là, justement, le directeur de cabinet du maire a la réponse : « Mais il y a le Smur et l’hélico qui est toujours prêt à décoller. » À nouveau imparable.
Mais revenons à Madame la maire : « En fait, il n’y a qu’une seule question et qui dépasse le cas de Sisteron : les ruraux auraient-ils moins de chance de survie que les autres citoyens ? » Avec la conséquence que résume ainsi l’édile : « Quelle population voudrait s’installer chez nous, sachant que les services publics ferment ici et là ? »
Florence Cheilan s’est présentée à 14 reprises à un poste de vice-présidence de la Communauté de communes du Sisteronais face, à chaque fois, à un candidat soutenu par le président et maire Daniel Spagnou : « J’aurais dû me présenter directement face à lui, ça aurait été plus simple, mais je manque encore de bouteille », dit-elle avec ironie.
Mais c’est aussi une femme optimiste qui imagine que la situation pourrait bien se débloquer avant l’hiver : « Il n’est pas interdit de penser que l’on trouve enfin un urgentiste de nuit avant la fin de l’année … »
Cela changerait-il alors la perspective ? Hugues Breton, médecin urgentiste à Digne, qui a exercé brièvement à Sisteron, fort engagé dans le collectif et pour le maintien d’un hôpital à nouveau doté de tous les services, ne l’a pas évoqué au téléphone. Pour lui, « les urgences ne sont pas une boîte isolée qui fonctionnerait au milieu de rien. On a besoin d’autres services sur lesquels s’appuyer : réanimation, cardiologie, etc. En quelque sorte d’une biosphère ».
Pour le médecin de 39 ans, l’image renvoyée par la situation de Sisteron est désastreuse : « Cela dit tout simplement que les soins ne sont pas accessibles à tout le monde. »
Les pompiers du CIS (Centre d’incendie et de secours) de Sisteron ont laissé fuiter quelques éléments cliniques. En 2016-2017-2018, entre 20 h 30 et 8 h 30 du matin, de juillet à décembre, sur 63 interventions, 59 ont justifié une évacuation à Sisteron (93 %). Après la fermeture depuis juillet 2019 des urgences de nuit, sur 66 interventions, 24 ont été dirigées en journée vers Sisteron (36 %) par les véhicules du Smur, 21 sur Gap, 16 sur Digne et 5 sur Manosque. À titre indicatif, souligne le rapport, le temps d’évacuation vers Sisteron est de 10 minutes. Lorsqu’il est de 80 minutes vers Gap ou Digne.
Le rapport ne précise pas si des patients ont été réanimés ou sont décédés en route.
Poster un Commentaire