Selon des documents internes à la multinationale allemande, Lidl évalue et classe ses 1 500 magasins selon leur performance. Un système qui inciterait à ne pas déclarer les accidents du travail des salariées.
« Bien plus qu’un job ! » En janvier, le géant allemand de la grande distribution Lidl a débuté une vaste campagne publicitaire sur le thème des ressources humaines et du bien-être au travail. Sur les quais de gare, à la radio, au cinéma, à la télévision et sur les réseaux sociaux, des proches de salariés témoignent, rayonnants, du bienfait du modèle Lidl dans la vie de ceux qui les entourent. « Ce qui me rend le plus fier d’elle, c’est qu’elle arrive à concilier son rôle de responsable de supermarché et de mère de famille », raconte, par exemple, le père d’Adeline, présentée comme la « manager » d’un magasin Lidl en Moselle.
« Je suis heureuse de lancer cette première campagne grand public, s’est réjouie Anne Broches, la directrice des ressources humaines de Lidl France et suppléante du député La République en marche du Val-de-Marne Guillaume Gouffier-Cha. Elle reflète notre volonté de mettre l’humain au cœur de nos actions. »
Disclose a enquêté sur la réalité des conditions de travail chez Lidl, une multinationale aux effectifs très féminisés – environ 70 % de la masse salariale et à la réussite financière insolente – 14 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France en 2021. Rythme de travail effréné, harcèlement, accidents du travail à répétition, suicides et tentatives de suicides… Loin de la communication officielle, notre enquête démontre que la souffrance au travail s’est insinuée à tous les étages de l’enseigne, aux 1 500 magasins dans l’Hexagone.
CULTE DE LA PERFORMANCE
Principal facteur déclencheur, selon une expertise indépendante commandée par le Comité social et économique (CSE) de l’entreprise, en décembre 2021 et que Disclose s’est procurée : « Le rythme de travail, en lien étroit avec les exigences de performance demandées par le modèle Lidl. » Pour la moitié des supermarchés évalués, l’expertise évoque un niveau d’exposition au risque psychosocial « élevé, voire très élevé ». Un risque qui touche avant tout les femmes. Pour la seule année 2018, les femmes représentent 83 % des absences pour maladies de longue durée au sein de l’entreprise, selon des documents internes consultés par Disclose.
Le « modèle Lidl », tel qu’il est vécu par de nombreux employés, ressemble à l’histoire de Naïs Mazzara. Motivée et investie, cette jeune femme de 23 ans voulait faire carrière dans un supermarché de l’agglomération lyonnaise. Fin 2020, après quelques mois comme employée polyvalente, elle passe une formation pour devenir chef caissière. « On me disait d’aller plus vite, d’augmenter la cadence. Je le faisais, parce que j’avais envie d’évoluer, témoigne-t-elle auprès de Disclose. Je donnais tout mais je rentrais toujours plus crevée. » Les mois passent, elle souffre en silence, jusqu’à ce jour de juin 2021, lors d’une promenade sur les quais de Saône, où ses nerfs lâchent.
Après soixante-douze heures sans se nourrir, prise de pensées suicidaires, Naïs est internée quatre jours à l’hôpital Edouard-Herriot de Lyon. « Depuis un mois, Mme Mazzara rapporte une dégradation des conditions de travail, avec de nombreux collègues en arrêt maladie non remplacés, ce qui déclencherait une surcharge de travail, indique le rapport médical consulté par Disclose. Elle aurait présenté une première attaque de panique dans un contexte d’inquiétudes sur sa journée du lendemain au travail. » Naïs Mazzara a été déclarée inapte à tout poste chez Lidl fin 2021, avant d’être licenciée, en janvier. Aujourd’hui, elle a arrêté les séances de psy et parvient à espacer ses prises d’antidépresseurs.
Chez Lidl, le culte de la performance qui brise des salariées « essentielles », comme Naïs, a été érigé en véritable système. De la base au sommet de l’entreprise, la productivité des caissières, des directeurs de magasin ou des responsables de secteur est chiffrée puis classée dans des tableaux dressés par les directions régionales, elles-mêmes mises en concurrence.
Des indicateurs baptisés « 5T », comme en attestent des dizaines de documents internes obtenus par Disclose, mesurent par ailleurs la sinistralité dans l’entreprise. Selon cette grille établie par la direction de Lidl, plus un magasin compte d’accidents du travail, d’absentéisme ou de turn-over, plus sa note au classement général se dégrade. A la fin du mois, un top 20 des supermarchés Lidl est établi au niveau régional. Les magasins les plus performants sont récompensés par des bons d’achat à distribuer aux salariés. Les autres, les « flops », selon le jargon Lidl, sont pressés de redoubler d’effort pour faire mieux au coup suivant.
« C’EST SYSTÉMIQUE »
D’après un responsable de magasin dans l’Est de la France interrogé par Disclose, ce système incite à maquiller ses chiffres : « Avant, si quelqu’un tombait, vous faisiez une déclaration d’accident du travail. Aujourd’hui, si ce n’est pas trop grave, vous vous posez la question de déclarer ou non. » Plusieurs directeurs de magasin et cadres de l’entreprise, de régions françaises différentes, ont confirmé cette pratique auprès de Disclose.
Une dérive également observée par Christophe Pierre, délégué syndical central CFDT à Lidl. Ce système, explique-t-il, « met la pression sur les salariés pour qu’ils ne déclarent pas les accidents du travail. » Il ajoute : « Ces accidents du travail sont contestés par les services administratifs. C’est systémique. C’est la politique de Lidl France. » Interrogée sur ce point, la direction des ressources humaines de Lidl France dément ne pas procéder « à l’ensemble des déclarations d’accident du travail ». En bout de chaîne, ce sont toujours les femmes qui trinquent. D’après l’analyse du bilan social de Lidl, en 2018, elles représentaient 76 % des absences pour accidents du travail, de trajet et maladies professionnelles.
En Bretagne, au sein de la direction régionale de Guingamp (Côtes-d’Armor), la course aux résultats a conduit au licenciement brutal d’au moins neuf salariés pour inaptitude ces dernières années. Huit de ces dossiers, qui ont été contestés devant les tribunaux, concernent des femmes. Plusieurs ont moins de 30 ans. C’est le cas de Célia Colé, 29 ans, embauchée au Lidl d’Etables-sur-Mer, près de Saint-Brieuc, en 2016. « La cadence en magasin était impressionnante », témoigne-t-elle à Disclose. Deux ans plus tard, la jeune femme est déclarée inapte à son poste. En cause : une tendinopathie à l’épaule droite. « Je fais 1,58 mètre et je faisais les hauteurs de palettes, en particulier de fruits et légumes, raconte l’ancienne salariée. J’étais sur la pointe des pieds, les bras tendus et c’était environ à deux mètres. » En réponse à sa maladie professionnelle, Célia Colé a été licenciée pour inaptitude. Elle a poursuivi Lidl pour défaut de reclassement devant les prud’hommes de Guingamp et a gagné son procès, en janvier 2021.
CONSÉQUENCES DRAMATIQUES
Près d’un an plus tard, en décembre 2021, Mélissa Guillou, 27 ans, a également fait condamner l’entreprise pour défaut de reclassement à la suite d’un accident du travail survenu en début 2019. A l’époque, la jeune femme, employée au Lidl de Tréguier, dans les Côtes-d’Armor, est victime d’un malaise dans le magasin ; elle tombe sur un chariot et s’ouvre le front. « C’était peut-être la pression du boulot, explique-t-elle aujourd’hui. Je n’avais pas de pause, pas de samedi, on était chronométrées en caisse. Ma responsable mettait un tableau dans son bureau pour montrer qui était le premier. »
Déclarée inapte, Lidl lui propose un poste de reclassement de chargée de clientèle à Strasbourg, à près de 1 000 kilomètres de chez elle, mais ne retient finalement pas sa candidature. Dans son jugement, le conseil des prud’hommes de Guingamp est sévère envers la multinationale allemande, estimant que « Lidl n’apporte pas d’éléments suffisamment probants pour justifier d’une recherche loyale, sérieuse et exhaustive ».
Comme Naïs, Célia et Mélissa, Virginia J., 40 ans, a été brisée par le « modèle » Lidl. Entre 2013 et 2018, cette mère de trois enfants a travaillé comme employée polyvalente puis chef caissière dans plusieurs magasins des Côtes-d’Armor. Cinq ans de cadences effrénées l’ont démolie. « On nous sollicitait de partout, nous étions mis en compétition. Parfois, des chefs venaient même dans les magasins avec un chronomètre », raconte-t-elle. En 2018, après un entretien avec un responsable, elle craque : « Je suis allée dans ma voiture, je n’arrêtais pas de pleurer. » Licenciée pour inaptitude en février 2019, Virginia J. a porté plainte deux ans plus tard, aux côtés d’une dizaine de salariés. Une information judiciaire a été ouverte début 2021 contre la direction régionale de Lidl à Guingamp, pour harcèlement moral et discrimination syndicale.
Le 6 septembre 2021, les conséquences du système Lidl se sont révélées encore plus dramatiques. Ce jour-là, Catherine Lucas, la responsable du magasin de Lamballe, s’est donné la mort près du lac de Jugon-les-Lacs où elle aimait se promener. Elle avait 49 ans. Au cours de l’été 2020, plus d’un an avant son suicide, cette cadre modèle, vingt-sept ans d’ancienneté chez Lidl, avait envoyé une longue lettre à l’inspection du travail et au CSE de l’entreprise dans laquelle elle se plaignait de ses conditions de travail éreintantes, ont révélé Mediapart et La Nouvelle vie ouvrière. « Suite à ces années de pression et de rabaissement, je ne me sens plus capable de continuer à travailler sous cette forme de management », écrivait-elle, à bout.
Après le suicide de Catherine Lucas, la directrice des ressources humaines de Lidl France, Anne Broches, s’est rendue à Guingamp pour y rencontrer les syndicats. Sous pression, le directeur régional a annoncé sa démission. Quelques semaines plus tard, une expertise pour « risque grave » a été déclenchée.
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