UN AUTOMNE 2022 COMME UNE PROMESSE DE PRINTEMPS 1968

Jacques Chastaing a partagé une publication.

6 h 
Les 18, 19, 20 et 21 octobre ont marqué un nouvel infléchissement de la situation sociale et montré combien la partie la plus consciente des travailleurs et militants avait la grève générale à l’esprit.
Comme cet événement pourtant très important n’a guère été relevé dans la presse et les réseaux militants, il faut y revenir et en tirer toute la portée.
Bien des travailleurs et des jeunes espéraient une reconduction de la grève du 18 octobre et bien qu’il n’y ait aucun appel national pour cela, l’ont fait d’eux-mêmes les 19, 20 et 21 octobre,en tous cas pour un nombre significatif d’entre eux dans des secteurs aux traditions militantes importantes, notamment chez les cheminots où 55 AG se sont prononcées pour une suite au moins le 19 mais dont certains comme en Haute-Savoie continuent toujours aujourd’hui, mais aussi dans bien des entreprises importantes, chez AIA, Airbus, Geodis-Calberson, Neuhauser, GRDF, Enedis, Safran, Daher, Domidom, chez des raffineurs Total et bien d’autres comme aussi dans plusieurs centaines de lycées.
Ceux qui ont continué la grève du 18 sur la base de l’espoir d’un élargissement passaient alors de grèves économiques défensives à des grèves économiques offensives avec des revendications de 200, 300 ou 400 euros de plus par mois et pas simplement la compensation de l’inflation. C’est-à-dire qu’on s’approchait de la généralisation politique car de plus en plus de travailleurs ont compris qu’ils ne pourraient pas gagner de véritables augmentations et pas simplement une compensation de l’inflation, sans ébranler fortement le pouvoir de Macron. D’ailleurs, les agents EDF des centrales nucléaires qui sont les seuls à avoir vraiment gagné, avec 200 euros de plus, une réelle augmentation, alors que la plupart des autres succès grévistes tournent autour de 6 à 7% d’augmentation, le doivent à la panique en haut lieu due à ce moment où tout pouvait basculer.
Le 18 octobre avait déjà montré le décalage entre le nombre important de grévistes et celui relativement faible de manifestants témoignant de ce que les travailleurs voulaient bien entrer en lutte mais ne voulaient pas cautionner la tactique de journées d’action sans perspectives des directions syndicales. Le 18 n’était d’ailleurs pas vraiment une journée d’action comme une autre, mais une journée intermédiaire entre une journée syndicale traditionnelle et une journée de démarrage d’une lutte prolongée puisque si ce sont bien les directions syndicales qui en ont pris l’initiative, elle ne l’ont fait que sous la pression des travailleurs en lutte et de la base syndicale qui en ont de plus en plus marre de ces journées décousues, incohérentes, sans volonté de construction d’un rapport de force général avec le pouvoir. Les trois journées qui ont suivi le 18 ont bien montré cet élan. Les vacances scolaires du 22 octobre ont alors peut-être sauvé le pouvoir de ce qui pouvait démarrer là, puisque plusieurs centaines de lycées se sont mobilisés du 18 au 21, pouvant par leur fougue mettre comme souvent le feu aux poudres d’une situation sociale générale qui ne demande qu’un rapprochement de la mèche et de la bombe pour que l’explosion ait lieu.
Sous cette pression et contre ce danger de généralisation qu’elle redoute, la direction de la CGT a lancé, deux nouvelles journées d’action de 24 heures, une, en appelant seule le 27 octobre et l’autre le 10 novembre. Elle l’a fait à nouveau, sans plan sinon de « maintenir la pression », non pas dans l’intérêt du mouvement mais dans le sien seul, sans même le plus souvent d’appel à la grève comme le 27 chez les cheminots, en fait pour sauver la face devant sa base et les travailleurs les plus avancés pour ce qu’elle n’avait pas voulu faire le 19 et les jours suivants.
Évidemment, ces faux semblants n’ont trompé personne. Le résultat a été une très faible participation aux manifestations de la CGT du 27 en forme de désaveu de la base militante et des travailleurs. Et bien des grèves qui avaient commencé le 18 comme Neuhauser ou AIA se sont arrêtées presque symboliquement le 27.
Ce n’est pour autant pas un échec du mouvement général en cours, car s’il n’y avait pas grand monde dans les manifestations du 27 – quand elles ont été organisées – le large mouvement de grève qui a pris une nouvelle dimension avec la lutte des raffineurs, continue et s’amplifie. Et au delà du 18 et des jours immédiats qui ont suivie, de ses espoirs et déceptions, le mouvement a continué. De nombreuses autres grèves ont commencé le 24 octobre mais d’autres encore le 27 octobre, toutes alors refluant momentanément sur un terrain plus « défensif » avec des revendications salariales plus modestes, pour ne pas perdre de pouvoir d’achat plus qu’en gagner, dans des secteurs au traditions moins militantes, parfois même là où il n’y avait pas eu de grève depuis 30 ou 50 ans, voire jamais, témoignant que c’est toute la classe ouvrière y compris ses secteurs les plus en retard qui est en train de s’ébranler.
Il y a donc un jeu de situation entre la pression de fond de la classe ouvrière toute entière, les freins des directions syndicales qui essaient de s’appuyer sur la partie la plus timorée des travailleurs qui s’éveillent à peine et l’avant-garde large du monde du travail qui tire en avant. Ces moments du type des 18,19, 20, 21 octobre sont appelés à se multiplier. Il ne faut pas les rater. Donc s’y préparer.
ENTRE 1995 ET 2010, LA MONTEE VERS MAI 68
L’échec du 27 octobre n’est pas un échec de la marche en avant du mouvement général mais seulement de la politique des directions syndicales. Les 16 octobre, 18 octobre, 27 octobre et 10 novembre ne sont en rien une politique de construction du rapport de force de la part des directions syndicales ou politiques mais une concession à la poussée d’en bas. De ce fait, ces journées fonctionnent donc comme une marche forcée des directions syndicales poussée par le mouvement souterrain des travailleurs qui cherche la voie vers la grève générale et utilise pour cela non une expression publique coordonnée qu’il n’a pas encore, mais une pression par en bas sur ceux qui ont cette possibilité d’expression, les directions syndicales ou, à un autre niveau, la Nupes, qui tout à la fois expriment mais aussi déforment cette poussée. Nous sommes en quelque sorte entre le mouvement de grève de 1995 où les directions syndicales voulaient (pour des raisons purement internes) construire réellement le rapport de force et où chaque journée d’action était clairement annoncée comme une marche vers un mouvement d’ensemble et au contraire le mouvement de 2010, où les directions syndicales ne voulaient pas d’un mouvement d’ensemble et où chaque journée d’action « saute mouton » n’était pas organisée dans l’intérêt de la construction du mouvement mais pour le fatiguer, l’user, le dégoûter de toute généralisation. Nous sommes entre ces deux mouvements avec quelque chose de différent fondamental : beaucoup savent ou sentent qu’on ne peut plus aujourd’hui comme en 1995 obtenir le rejet d’une réforme importante sans remettre en cause l’ordre social dans son ensemble, tellement les contre-réformes se sont additionnées ces derniers temps pour faire système. On ne peut gagner sur quelque chose d’important sans remettre en cause le pouvoir et toute la contre révolution réactionnaire en cours.
C’est pourquoi dans cet entre deux d’aujourd’hui, le mouvement des travailleurs ne fait pas suivre ces journées d’action comme des moutons, mais pousse et aussi utilise dans les journées proposées par les directions syndicales, celles qui lui paraissent utiles à construire sa force tandis qu’il délaisse les autres. Il y a une volonté venant d’en haut de journées saute-moutons comme en 2010, mais la poussée venant d’en bas cherche à en faire celles de 1995. Le processus n’est pas abouti, mais il est là. Le 27 octobre en solo de la CGT, sans réel appel à la grève et durant les vacances a été délaissé, la journée du 10 novembre réalisant une plus grande unité;bien que la veille d’un long week-end, comme pour en freiner l’extension possible, sera peut-être bien plus suivie, on verra, avant celle du 17 novembre des lycées professionnels, etc. Les années qui ont précédé mai 68 ont connu le même processus, avec des journées d’action très suivies et d’autres peu de temps après qui ne l’étaient pas, avant de repartir à nouveau à la hausse dans les suivantes, formant un ensemble apparemment chaotique, incompréhensible à tous ceux qui ne voyaient pas sous cette apparente inconstance, la marche constante mais souterraine, de la poussée vers la grève générale, car il s’agit bien de ça.
Nous ne sommes en effet pas dans une situation classique où les grèves actuelles sur les salaires pourraient s’élargir progressivement, syndicalement, de l’intérieur même des revendications salariales, vers un mouvement général par la magie de bons mots d’ordre « extensifs » comme celui d’échelle mobile des salaires, d’indexation des salaires sur les prix, même si bien sûr ces revendications sont justes et bienvenues. Comprenons bien que l’indexation des salaires sur les prix serait bien le minimum mais reflète plus le combat des couches les moins avancées qu’elle n’épouse le souhait des couches des travailleurs les plus avancées qui eux, à travers 200, 300, 400 euros de plus par mois, ne veulent pas seulement compenser mais récupérer tout ce qui a été volé depuis des années, c’est-à-dire exiger bien plus que l’inflation et représentent de fait bien mieux la dynamique en cours et l’affrontement de taille vers lequel on va. Car tout un chacun sait – y compris les grévistes qui se battent aujourd’hui localement pour leurs salaires – que la généralisation de la grève, quelle que soit sa revendication, signifierait la remise en cause de Macron et son pouvoir. Alors autant l’afficher clairement en reflétant les revendications de défi que veulent l’avant garde des travailleurs en lutte signifiant qu’on va vers une bataille d’ampleur nécessitant l’engagement profond de l’ensemble des classes populaires, et pas seulement des gréviste sur les salaires. Toute la question pour chaque gréviste mais aussi pour chacun, est donc de savoir s’il est prêt à basculer vers cet affrontement ou pas, avec l’engagement et la détermination qu’il faut pour cela.
La réponse est dans la tête de chacun mais se reflétera aux yeux de tous non pas le plus probablement dans l’extension de la lutte pour les salaires elle-même mais dans l’extension du domaine de la lutte, plus précisément dans la combinaison des deux. La lutte des lycéens du 18 au 21 octobre a montré cette combinaison et comment peut se faire le plus probablement ce basculement. Les lycéens pouvaient mettre le feu politique aux poudres économiques des grèves salariales par leur fougue, non pas bien sûr parce qu’ils se battraient eux-mêmes pour les salaires, mais justement parce qu’ils se battaient pour autre chose, ou plus exactement pour la même chose poussée plus loin, c’est-à-dire contre la sélection sociale de classe de ParcoursSup. Voilà ce qu’on affiché les revendications des lycéens du 18 au 21 octobre. Ils voyaient dans les grèves ouvrières non pas seulement l’objectif des salaires, mais d’abord la modification du rapport de force général qui leur permettrait de s’engouffrer dans la brèche afin de remettre en cause de l’ordre social tout entier. C’était le signal que les grévistes qui se sont engagés dans la continuation de la grève les 19, 20 et 21 cherchaient à voir, leur permettant de se risquer de faire un pas de plus vers un mouvement général. Les vacances scolaires, peut-être encore une force pas suffisante de ce signal – mais aussi l’absence de compréhension de la situation par bien des des militants – ont empêché de le voir.
Mais c’est aussi pourquoi cette mobilisation lycéenne des 18 au 21 et sa revendication ont été passées sous silence par les médias ou minimisées y compris par des militants sincères qui en sont toujours aux vieux schémas d’extension progressive et automatique des luttes économiques vers la lutte politique avec la vraie bonne revendication et qui n’ont pas plus remarqué la mobilisation et l’attente des ouvriers après le 18 et la réponse lycéenne du 18 au 21.
Aujourd’hui, on a changé d’époque, et la compréhension commune de cette période est décisive pour l’avenir ; il n’y a plus de progression lente mais des saut qualitatifs soudains. Refuser ParcoursSup, dans la situation actuelle, ce n’est pas différent mais c’est une extension de la lutte des lycées professionnels ou enseignants et élèves qui refusent la destruction de ce qu’il y a d’acquisition de culture générale pour transformer les enfants de la classe ouvrière en pure chair à patron exploitable le plus tôt possible. Dans cette période ce n’est pas non plus différent des luttes pour les salaires. C’est en effet aussi une extension du mouvement actuel de ces grèves pour les salaires parce que ce rejet de ParcoursSup est un refus général de la ségrégation sociale, c’est-à-dire de la société d’exploitation telle qu’elle est est aujourd’hui, c’est-à-dire encore ce que pensent les travailleurs et militants qui sont aujourd’hui à l’avant-garde des luttes ouvrières pour les salaires qui savent très bien qu’ils ne gagneront pas sur les salaires, sans menacer Macron et l’ordre social tout entier, sans pour réaliser cela l’alliance de toutes les classes exploitées ou opprimées. C’est mai 68 en puissance. Or, c’est exactement sur cette base de refus de la sélection sociale que la grève générale de mai 68 s’est construite à partir de l’automne/hiver 1967/1968.
A cette époque, cela ne s’appelait pas ParcoursSup mais « réforme Fouchet », une réforme de l’université et des résidences universitaires décidée en 1963, appliquée en 1966, qui elle aussi, face à l’afflux massif d’étudiants, cherchait comme aujourd’hui à freiner la démocratisation des universités et à sélectionner et orienter les enfants des classes pauvres vers des études courtes et pratiques. Or, si le mouvement contre cette réforme avait été très faible de 1963 au printemps 1967, il prit une soudaine ampleur à l’automne 1967, après qu’au printemps une vague de grèves ouvrières pour les salaires durant le scrutin législatif ait affaibli le pouvoir au point qu’il n’avait gagné les élections que d’extrême justesse. Le pouvoir dit fort de De Gaulle, affaibli, avec le sentiment d’une élection volée, fut conduit par la suite, à gouverner par dessus le Parlement par décrets-lois – nos 49.3 actuels – délégitimant ainsi son autorité démocratique aux yeux du plus grand nombre, aggravant la crise politique, instaurant une société de plus en plus autoritaire et bloquée, donnant alors un second souffle à la lutte des étudiants contre la sélection sociale à l’université et le règlement des résidences universitaires qui limitait la durée de présence empêchant les étudiants les plus pauvres de se loger à faible coût, et donnant un fond social à ce qui prit la forme d’une étincelle dans le mouvement du 22 mars, la lutte pour la mixité dans les résidences universitaires. Contre cette réforme, les meetings étudiants ont pris de l’ampleur en novembre, décembre 1967 et janvier 1968. A ce moment aussi, sont nés des comités et syndicats lycéens qui vont dynamiser cette lutte mais surtout radicaliser celle des travailleurs de l’automne/hiver 1967 contre les ordonnances sur la sécurité sociale, contre le risque de déremboursement de la santé, qui ont mobilisé près d’un million de salariés dans le public et le privé dans des journées d’action sans plan ni suite. Les lycéens se mettant en grève aux côtés des travailleurs pour défendre la Sécurité sociale, en fait pour remettre en cause le pouvoir politique, son ordre social, sa sélection à la culture et à la santé, ont donné une coloration éminemment subversive aux mouvements ouvriers que les directions syndicales essayaient de contenir dans l’économique. C’est cet élan de la jeunesse et cette coloration politique qu’ils donnèrent aux grèves et luttes économiques ouvrières dans laquelle les ouvriers les plus avancés se reconnaissaient, qui permit un peu plus tard l’explosion généralisée de 68.
POUR UN PÔLE REGROUPANT LES PARTISANS DE LA GREVE GENERALE
Remplaçons aujourd’hui Sécurité Sociale de 1967 par retraite, et nous aurons quasi la situation actuelle, une marche vers la grève générale, la remise en cause du pouvoir politique et de l’ordre social.
Chaque lutte aujourd’hui est certes encore singulière, économique, mais en tant qu’elle singularise un universel qui lui est politique. Cette singularité est celle des individus, hommes et femmes, qui à un moment donné, s’engagent, individuellement et collectivement, dans la grève, mais de fait un peu plus, dans la construction d’un espace commun de résistance et de lutte qui porte les espoirs de beaucoup, bien au delà de chaque lutte prise individuellement. Nous sommes nombreux à le sentir. Les 18, 19, 20 et 21 octobre, nous n’étions pas loin de passer soudainement du quantitatif économique émietté au qualitatif politique généralisé. C’est là une rupture totale avec les habitudes de la politique traditionnelle qui formate les luttes au sein de grandes catégories mortes issues du passé, syndicats, partis, programmes, revendications, journées d’action, etc, qui invisibilisent le mouvement réel des femmes et des hommes qui sont les acteurs des luttes, parce que, fondamentalement, l’émancipation est toujours l’affaire de chacune et de chacun, contre les vieilles structures, leurs habitudes de pensée et leurs tactiques
C’est pour ça qu’aujourd’hui, il serait important de donner une expression visible, politique, à cette poussée invisible et silencieuse qui se fait par en bas, pour accélérer la prise de conscience de ceux qui sont en action, en donnant une visibilité plus grande à ce qu’ils font déjà et un horizon à cette poussée.
Il y a déjà une tendance spontanée dans des pages de réseaux sociaux – qui n’existaient pas en 68 – à s’entraider pour montrer cette poussée gréviste. Il y a suffisamment de militants de tous bords aujourd’hui qui sont conscients de la nécessité de la grève générale pour aller un peu plus loin encore et créer un pôle de tous les partisans de la grève générale afin d’éclairer ce qui est en train de se passer sous nos yeux et, à partir de là, en accélérer le processus.
Jacques Chastaing, le 30 octobre 2022

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