Sebastian Roché : « Un certain degré de brutalité est accepté au prétexte du maintien de l’ordre »

VIOLENCES POLICIÈRES

 par Elsa GambinIvan du Roy

Depuis les Gilets jaunes, la réponse policière aux manifestations semble particulièrement violente. Le maintien de l’ordre a-t-il toujours été aussi été brutal en France ? L’est-il plus qu’ailleurs ? Réponses avec le chercheur Sebastian Roché.

 basta! :  Les pratiques de maintien de l’ordre se sont durcies en France, avec beaucoup plus de blessés, parfois, graves, pendant les manifestations. À quand faites-vous remonter ce durcissement ?

Sebastian Roché [1] : Il est encore assez difficile de dégager une tendance longue dans l’histoire du maintien de l’ordre. Les grèves insurrectionnelles de 1947 et 1948 par exemple, lorsque le fameux « CRS SS » entre dans le langage commun, voient des confrontations très violentes entre ouvriers et forces de l’ordre [plus d’une dizaine d’ouvriers ou de mineurs sont tués, ndlr].

Lors de la crise viticole en 1976, pendant une manifestation près de Narbonne, un CRS est tué par un tir de fusil de chasse et un agriculteur abattu par les forces de l’ordre. Sans oublier Mai 68. Il n’y a pas eu zéro mort comme cela a longtemps été affirmé, mais plusieurs décès (un étudiant tué par des grenades offensives à Paris, un ouvrier tué à l’usine Sochaux de Peugeot… ndlr). Arrive ensuite la désindustrialisation, avec les manifestations très dures des sidérurgistes qui perdent leurs emplois en nombre. Dès qu’il y a un choc socioéconomique très important, cela crée une détresse et une colère, un « désordre » pour le pouvoir politique, qui va mobiliser sa police.

Ces mouvements sociaux très durs ont-ils connu une période « d’accalmie » ?

Entre la fin des années 1980 et 2005 environ, il n’y a pas de mouvements de contestation liés à un choc socioéconomique majeur, même si l’école privée rassemble (en 1984) et si les syndicats se mobilisent contre les réformes des retraites (en 1995 puis 2003). On s’habitue, en quelque sorte, à un maintien de l’ordre plus « tranquille ». Les organisations professionnelles de la police étaient aussi un peu plus progressistes à l’époque. Après Mai 68, face à la dureté de la répression, plusieurs syndicats de policiers réclament la création d’un code de déontologie. Actuellement, on en est très loin ! À partir des années 1980 survient également une grande vague de démocratisation dans le monde, qui inspire à Francis Fukuyama (politologue états-unien, ndlr) son ouvrage La fin de l’histoire et le dernier homme. C’est un contexte moins menaçant politiquement, et cela engendre un maintien de l’ordre davantage « apaisé ».

Cette période apaisée en matière de maintien de l’ordre est-elle close ? Celle des chocs socioéconomiques et des répressions plus brutales se rouvre-t-elle ?

Cette période apaisée prend fin vers 2005, avec les manifestations contre le contrat première embauche (CPE, en 2006), la « loi Travail » (2016), puis cela culmine avec le mouvement des Gilets jaunes en réaction à la précarisation des classes moyennes. Le maintien de l’ordre est directement lié à la situation socioéconomique et aux modèles d’action policière. Si le modèle « Papon » n’est plus crédible [2], un certain degré de violence peut être utilisé et assumé publiquement par le gouvernement – y compris le fait de mutiler. Cependant, il est encore couteux et donc politiquement inacceptable de tuer des manifestants.

On a quand même l’impression qu’un certain degré de brutalité est accepté au prétexte du maintien de l’ordre. On dénombre quand même des dizaines de mutilés et blessés graves ces dernières années. Avec également cette peur d’aller manifester en famille qui s’exprime…

Je ne pense pas que l’on soit en train de revenir aux standards d’avant 1968. Mais c’est vrai : cette vision que toute utilisation de la violence par la police serait justifiable revient parmi les leaders politiques. Lorsqu’on entend un député macroniste, Jean-Michel Fauvergue, déclarer qu’« il faut oublier l’affaire Malik Oussekine » [un étudiant de 22 ans tué par la police en marge de manifestations étudiantes et lycéennes en 1986, ndlr], cela revient à dire que le fait que la police tue est acceptable, qu’il faut négliger les bavures.

Cette vision de la bonne police comme avant tout offensive est d’abord portée par Nicolas Sarkozy, qui a généralisé l’usage des flashballs, l’ancêtre du LBD. On commence par répéter que les banlieues sont des zones difficiles, qu’il faut donc y protéger les policiers. Comme il n’est plus question de tirer à balles réelles sur celles et ceux qui y habitent, souvent d’origine immigrée, on a recours aux LBD. Son utilisation est ainsi devenue acceptable dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, puis s’est répandue dans l’usage quotidien, et enfin lors des manifestations. Précisons qu’ailleurs en Europe, l’usage combiné de ces armes dites non létales reste exceptionnel (Turquie, Espagne). Dans les pays nordiques, en Allemagne et au Royaume-Uni, on n’utilise ni LBD ni grenades pour le maintien de l’ordre.

Pourquoi la France fait-elle exception en Europe selon vous ?

La culture politique des élites y est moins protectrice des droits individuels. Dans les pays où ces armes ne sont pas utilisées, les indices qui évaluent le respect de l’état de droit et la gouvernance démocratique sont parmi les plus élevés [3]. L’exercice du pouvoir y est plus limité qu’en France, avec son régime présidentiel. Et ici la justice est sous équipée et peu indépendante, en particulier les procureurs. C’est une des causes d’un maintien de l’ordre plus répressif. Ensuite, il n’existe pas en France de mécanisme de contrôle de l’armement de la police par la société civile. Le ministère de l’Intérieur a son propre processus, totalement interne et opaque, sans évaluation des dommages pour la société.

Une autre particularité du maintien de l’ordre en France est d’envoyer face aux mouvements sociaux des unités non ou très peu formées… Comment cela a-t-il pu se produire ?

Ces unités sont clairement constituées pour faire peur, pour sidérer les gens. C’est leur but. Pendant les gilets jaunes, les DAR (détachements d’action rapide), les blindés à roues de la gendarmerie nationale, les hélicoptères, les drones, sont destinés à montrer la supériorité matérielle de la police. Tout comme les policiers en civil, équipés de casques de motos et de leurs propres matraques – cela fait penser à la police sud-américaine peu sous contrôle de la loi. Ce qui a provoqué cela, c’est probablement le sentiment qu’a eu Emmanuel Macron d’être submergé lors du mouvement des Gilets jaunes.

couverture du livre De la police en démocratie, de Sebastian Roché
Sebastian Roché est l’auteur, entre autres, de De la police en démocratie, Grasset, 2016.

Le pouvoir a alors confondu une série d’incidents – quand par exemple des Gilets jaunes ont tenté de forcer la porte d’un ministère avec un engin de chantier trouvé par hasard à proximité – avec une tentative planifiée de renversement de régime. Le mouvement des Gilets jaunes, ce n’est pas la préparation par les Soviets de la prise du pouvoir en Russie en 1917 ! Quand on qualifie d’« extrêmement violent » des groupes dont la principale revendication est d’introduire un référendum d’initiative populaire, c’est que l’on n’a pas compris le désespoir des citoyens.

Tous les effectifs disponibles ont donc été envoyés sur le terrain. Or, les unités les moins bien formées au maintien de l’ordre sont les moins préparées à absorber le choc de la colère. C’est un facteur de violences policières.

Ce maintien de l’ordre fait pour « sidérer » s’est ensuite installé dans la durée…

Avec l’ancien préfet de police de Paris, Didier Lallement, les Brav-M, brigades de répression des actions violentes motorisées, sont entrées dans l’organigramme de la police. Au delà de l’usage de la technique, c’est un fait dont la portée n’a pas été bien vue par les commentateurs. La technique de la nasse, très employée lors du mouvement des Gilets jaunes, tout comme les arrestations préventives ont aussi fait leur retour. Tout cela relève de décisions politiques. La question de l’institutionnalisation de ce maintien de l’ordre, de cette routinisation qui porte atteintes aux droits politiques, se pose aujourd’hui.

Les grandes scènes de fraternisation entre forces de l’ordre et contestation sociale du 19e siècle semblent impossibles aujourd’hui (voir notre précédente interview avec l’historienne Mathilde Larrère). Quelle est cependant la marge de manœuvre de policiers pour désobéir à un ordre qu’ils jugeraient injustifié ?

Le fait que la police obéisse aux ordres et demeure loyale à l’autorité politique est la base légale sur laquelle les démocraties sont construites. Ne pas causer de dommages au peuple et respecter les droits en constitue un autre principe – et on voit que c’est plus délicat. Aujourd’hui, pour des policiers et gendarmes, il est très compliqué de désobéir à la hiérarchie. Il existe cependant un droit à la désobéissance codifié dans la loi : on peut formellement s’opposer à l’exécution d’un ordre au motif de son illégalité.

On a cependant observé des cas récents de désobéissance, comme à Nice, en mars 2019, lorsqu’un capitaine de gendarmerie a refusé d’engager son escadron dans une charge qu’il jugeait « disproportionnée » [la charge a été effectuée par une autre unité et a blessé grièvement une retraitée, Geneviève Legay, militante de l’association Attac, ndlr]. Il existe même la possibilité de demander à l’autorité politique de formuler cet ordre par écrit, mais tout cela signifie s’exposer à de possibles sanctions.

Pendant le mouvement de mai et juin 1968, le principal syndicat de police de l’époque, la Fédération autonome des syndicats de police, FASP, classé plutôt à gauche, a demandé au gouvernement d’apporter une réponse politique à la contestation, et pas uniquement répressive via « sa » police. Pourquoi ce discours a-t-il disparu ?

Le pouvoir ne regarde plus la manifestation comme une colère collective, mais uniquement comme un trouble potentiel à l’ordre public. On va donc mettre l’accent sur la recherche de responsabilités individuelles à ce trouble, et multiplier les interpellations. Cela a été applaudi par les organisations professionnelles de la police.

Certaines, comme Alliance, ont délibérément choisi la surenchère en prétendant être le seul rempart qui protège la République du chaos. En manifestant eux-mêmes, ils montrent régulièrement leur force pour exercer une influence politique. C’est un autre élément de la radicalisation du maintien de l’ordre en cours.

Dans ce contexte de droitisation des forces de l’ordre, le risque existe-t-il qu’une partie de la police adopte une attitude laxiste – voire pire, bienveillante – vis-à-vis des actions violentes d’extrême droite, comme on l’a vu ces derniers temps à Lyon où des violences racistes ont été commises en toute impunité ?

Une partie des policiers manifeste explicitement une sympathie pour l’extrême droite. Certains portent des insignes d’unités de police brésiliennes [arborant une tête de mort, ndlr] ou des écussons militaires allemands de la seconde guerre mondiale. Tous ces symboles ont une connotation d’extrême droite. Sans oublier les propos rapportés par des journalistes d’investigation sur des groupes WhatsApp de policiers, propos qui sont ouvertement racistes et discriminatoires. Il y a aussi une forte surreprésentation du vote d’extrême droite dans la police et la gendarmerie, ce qui n’est pas surprenant, car les leaders d’extrême droite s’adressent clairement à eux.

Le problème, en France, c’est que le ministère de l’Intérieur ne communique pas sur ce qui est fait pour entraver ce phénomène. Les Allemands, confrontés à des groupes d’extrême droite dans l’armée projetant des actions violentes, communiquent, les Anglais aussi. En octobre 2020, le nouveau chef de la police de Londres, Mark Rowley, promet « d’éliminer les racistes de la police » Chez nous, le problème est sous-estimé. Le gouvernement ne montre aucune volonté de ne pas tolérer ces comportements, il n’y a pas de leadership politique sur ce sujet, le ministre de l’Intérieur ne dit jamais qu’il est décidé à lutter contre cela.

Pourtant les pratiques comme le contrôle au faciès diminuent la confiance dans la police et – c’est encore plus grave – également dans l’idée d’appartenir à la nation. C’est particulièrement le cas chez les adolescents comme je l’ai montré en détail dans « La nation inachevée ».

Tout cela ne semble pas très optimiste pour qui souhaiterait une force de sécurité publique plus proche de l’ensemble des citoyens…

En maintien de l’ordre, la police est organisée pour exécuter des instructions précises. Si, comme c’est le cas aujourd’hui, il y a une hétérogénéité d’unités avec l’injonction d’une approche offensive – « aller au contact » –, cela créée des conditions favorables à un usage disproportionné de la violence. Si, en face, vous avez aussi des manifestants très hétérogènes, peu habitués aux mouvements sociaux et sans coordination, le cumul de ces deux facteurs donne ce qu’on a vu ces dernières années et qui sidère toute l’Europe. On ne connaît pas d’autres pays en Europe où cela se passe comme ça.

La France n’est ni le Brésil ni la Turquie. Mais, soyons honnêtes, ce n’est pas non plus l’Allemagne ou la Finlande. La police n’est pas lâchée dans la rue comme au Mexique, mais elle est bien moins contrôlée et moins orientée vers des méthodes de désescalade que d’autres polices européennes.

La France n’est pas un cas extrême, mais on y trouve des événements extrêmes. Dans sa catégorie de pays, ceux où la démocratie semble bien installée, la police française est en bas du classement : moins bonne en matière de confiance à son égard, de discriminations et d’usage de la force.

On constate aussi un profond malaise au sein de la police, où le taux de suicide est l’un des plus importants par rapport aux autres métiers. Le fossé qui se crée avec les citoyen·n·es joue-t-il un rôle dans ce malaise ?

La conflictualité de la relation avec les citoyens – le fait d’être mal reçu, voire invectivé et pris à partie – génère du stress chez les agents, davantage mal à l’aise avec leur hiérarchie. Ce stress au travail a évidemment des effets sur les relations familiales. On peut donc imaginer que l’orientation donnée aujourd’hui à la police est en corrélation avec le taux de suicide, même si ce n’est pas démontré. Les policiers meurent d’abord de se suicider, et non des dangers d’une société qui serait devenue ultraviolente.

Ni le gouvernement ni les syndicats ne semblent se préoccuper de ce taux de suicide à l’aune du risque qu’il représente. Personne ne demande d’étude sur ce sujet. Le gouvernement ne prend même pas soin de ses agents, c’est paradoxal ! Que ce soit les dommages causés aux citoyens ou causés aux agents, ce n’est pas une préoccupation centrale au ministère de l’Intérieur. Il ne se pose aucunement la question de l’humain.

Recueillis par Elsa Gambin et Ivan du Roy

Photo : Le 19 janvier 2023 à Paris. ©Anne Paq

couverture du livre De la police en démocratie, de Sebastian Roché

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