Blocage des secours à Sainte-Soline : un enregistrement enfonce les autorités

Dans un enregistrement révélé par « Le Monde », un pompier et un opérateur du Samu confirment que les secours ont été bloqués, alors qu’un manifestant était en danger de mort sur le site, samedi dernier. Mediapart diffuse des extraits sonores qui contredisent la version des autorités.

Youmni KezzoufJade Lindgaard et Camille Polloni

29 mars 2023 à 00h20

Il y avait une multiplicité de témoignages. Voici désormais qu’un enregistrement confirme que les secours ont été bloqués au moment d’intervenir lors de la mobilisation contre la megabassine de Sainte-Soline, samedi 25 mars, alors que plusieurs manifestants étaient grièvement blessés, dont un en danger de mort.

Le document sonore — révélé par Le Monde et dont Mediapart diffuse ci-dessous des extraits — est tiré d’une conversation entre entre deux hommes, un observateur de la Ligue des droits de l’Homme et un médecin présents sur la base arrière de la manifestation où ils assuraient le suivi des opérations à distance, et à l’autre bout du fil,  les pompiers des Deux-Sèvres, puis un opérateur du Samu. Dans les échanges, les services des pompiers comme du Samu affirment à la LDH qu’ils ne peuvent pas intervenir sur place, malgré les alertes sur l’état de santé d’un manifestant (toujours entre la vie et la mort à ce jour). Pourtant d’autres membres de l’association de défense des droits humains  présents à ce moment-là dans la manifestation les avaient alerté sur la situation en urgence vitale d’une personne très gravement blessée.

« On a eu un médecin sur place et on lui a expliqué la situation, c’est qu’on n’enverra pas d’hélico ou de SMUR sur place, parce qu’on a ordre de ne pas en envoyer par les forces de l’ordre », affirme notamment l’opérateur du Samu.

https://www.mediapart.fr/journal/france/290323/blocage-des-secours-sainte-soline-un-enregistrement-enfonce-les-autorites?utm_source=20230329&utm_medium=email&utm_campaign=ALERTE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[ALERTE]-20230329&M_BT=151106759218

Le médecin généraliste sur la base arrière de la manifestation relance alors en expliquant être en contact avec des « observateurs sur place [qui] disent que c’est calme depuis trente minutes et qu’il est possible d’intervenir ». Ce à quoi l’opérateur du SAMU répond : « Je suis d’accord avec vous, vous n’êtes pas le premier à nous le dire. Le problème, c’est que c’est à l’appréciation des forces de l’ordre dès qu’on est sous un commandement, qui n’est pas nous. »

Ces échanges confondants, auxquels ont assisté trois avocats (Mes Sarah Hunet-Ciclaire, Chloé Saynac et Pierre-Antoine Cazau), contredisent la version des autorités, mais aussi du Samu, qui ont expliqué depuis samedi qu’aucune entrave aux secours n’avait eu lieu le jour de la manifestation.

En réaction aux éléments contenus dans l’enregistrement, la direction du Samu des Deux-Sèvres a seulement indiqué sur Twitter, mardi soir : « Nous n’intervenons pas en zone d’exclusion. Il n’y a pas de débat. »

La préfète des Deux-Sèvres, Emmanuelle Dubée (qui présente la particularité d’avoir été la directrice adjointe du cabinet du ministre Gérald Darmanin) a estimé quant à elle, dans un communiqué de presse, que des blocages de secours avaient effectivement pu avoir lieu pour des raisons de sécurité. « Il n’est pas surprenant que, si [les] conditions de sécurité n’étaient pas réunies, les forces de l’ordre aient pu, pour certaines géolocalisations et dans certaines périodes de temps, indiquer qu’un envoi d’ambulance n’était pas possible dans l’immédiat », a-t-elle déclaré.

« Ce n’est donc que pour éviter que le SAMU ou les pompiers ne soient pris à partie ou victimes collatérales des affrontements violents que cette consigne a pu être passée, dans un contexte où les groupes violents se déplaçaient très rapidement. »

Retrouvez ci-dessous l’intégralité de notre enquête, publiée dès lundi 28 mars, sur le blocage des secours à Sainte-Soline.

***

Deux manifestants dans le coma, une jeune femme au visage brisé, un jeune homme souffrant d’une fracture ouverte du pied, d’innombrables plaies et traumatismes : le bilan dramatique des blessé·es de la manifestation contre la megabassine de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, samedi 25 mars, pose une question grave : les autorités ont-elles empêché les secours d’intervenir et de soigner celles et ceux qui en avaient besoin ?

Mediapart a recueilli un grand nombre de témoignages attestant de blocages de la part des gendarmes, ayant eu pour conséquence une intervention tardive du Service d’aide médicale d’urgence (Samu) et des pompiers « alors qu’on avait un blessé par minute », décrit Antoine, street medic pendant la manifestation et secouriste de métier dans une association.

Une vingtaine de participants à la manifestation joints par Mediapart décrivent des medics « débordés » par le nombre de blessés, cherchant désespérément à accélérer l’intervention de professionnels munis du matériel nécessaire. Selon le cabinet de la première ministre, désireux de nuancer ce constat, « les services de l’État ont agi et porté secours dans une situation d’offensive particulièrement violente de plusieurs centaines de personnes ». De leur côté, des membres du Samu soulignent la « confusion » de la situation, leurs difficultés à accéder aux blessés et le besoin de faire le point sur ce qui s’est passé.

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Des manifestants sous les gaz lacrymogènes lors de la manifestation appelée par le collectif « Bassines non merci » à Sainte-Soline, le 25 mars 2023. © Photo Ugo Amez / Sipa

Pierre-Antoine Cazau, avocat mandaté par la Ligue des droits de l’homme, rapporte avoir assisté à une conversation téléphonique sur haut-parleur entre un médecin et le régulateur du Samu. Depuis Melle, la ville toute proche où se déroulaient des conférences organisées par les anti-bassines, ce soignant, présent sur cette sorte de base arrière, tente à plusieurs reprises de joindre le Samu.

Il a reçu des alertes venues du champ de bataille qu’est devenue la manifestation : un jeune homme est très gravement blessé, et se trouve en « urgence vitale ». Mais au téléphone, le Samu « lui a répondu qu’il avait eu l’ordre du commandement de ne pas intervenir » et « ils ont parlé des forces de l’ordre », affirme Pierre-Antoine Cazau. Selon l’avocat, ce blessé est le trentenaire ensuite héliporté au CHU de Poitiers qui se trouve aujourd’hui entre la vie et la mort.

« Nous n’avons pas été obstrués dans l’exercice de notre fonction mais bien assurés les soins dans des circonstances particulièrement dangereuses pour nos équipes », a déclaré le Samu des Deux-Sèvres sur un réseau social, en réponse à un article de la Charente-Libre.

« Non, les forces de l’ordre n’ont pas empêché les secours d’intervenir, ce sont les gendarmes et les secours qui ont été empêchés d’intervenir par certains casseurs », a au contraire affirmé lundi après-midi  le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin. « Ce que je peux dire, c’est qu’à chaque fois que nous avons été appelés par les services de secours […], nous avons envoyé des médecins pour les soigner en premier secours », a-t-il ajouté.

Une zone difficile à sécuriser pour les blessés

Pourtant, depuis samedi, de nombreuses personnes assurent exactement le contraire. Aux alentours de 13 h 30, soit environ une demi-heure après le début des hostilités, le député européen Benoît Biteau rassemble plusieurs élues, repérables par leurs écharpes tricolores, et tente de « sécuriser un endroit » pour les nombreux blessés « qu’on voit arriver de la première ligne du front ».

Car la manifestation s’est décomposée en trois cortèges ; le jaune, le bleu et le rose, en fonction de leur degré de conflictualité. Certain·es anti-bassines ont tenté de pénétrer sur le chantier, et se sont durement affronté·es aux gendarmes positionnés tout autour du site. Les grenades pleuvent, l’air se remplit de gaz lacrymogène, repoussé vers les forces de l’ordre par le vent tandis que des gendarmes en quad prennent une partie du cortège à revers et tirent de nouvelles munitions en direction des parlementaires et des blessés.

« On choisit une zone sécurisable et à proximité d’un chemin goudronné qui permet l’accès des secours dans les meilleurs délais », précise Benoît Biteau, et « on se met autour d’eux en bouclier pour les protéger »« Nous recevons rapidement beaucoup de lacrymo, commençons dans la précipitation à nous organiser et à nous répartir pour porter les blessés plus loin, car cela devient rapidement irrespirable », témoigne Marine Tondelier, secrétaire nationale d’EELV. Elle ajoute : « À ce moment-là, une grenade explose à un mètre de moi, près d’Emilio Meslet, journaliste à L’Humanité, qui la sent juste à côté de son pied. » Les élu·es courent avec les blessé·es, disent avoir du mal à respirer et ne pas y voir grand-chose.

C’est à ce moment-là que leur vient l’idée d’appeler la cheffe du pôle « affaires intérieures » de Matignon, Marie-Emmanuelle Assidon, avec qui ils sont en contact au sujet de la mise sur écoute de certains militants anti-bassines. Le téléphone de Marine Tondelier a gardé la mémoire de cet appel : 14 h 07. « Le cabinet d’Élisabeth Borne prend l’engagement d’envoyer des véhicules de secours et autant que nécessaire », raconte Benoît Biteau.  

L’entourage de la première ministre confirme avoir reçu l’appel de la cheffe du parti écologiste : « Nous avons transmis son message au ministère de l’intérieur pour que le contact soit rapidement repris avec elle, ce qui a été immédiatement fait ». À 14 h 16, la préfète des Deux-Sèvres, Emmanuelle Dubée (également ancienne directrice de cabinet adjointe de Gérald Darmanin), l’appelle, lui demande où elle est et la géolocalise par la messagerie WhatsApp. Elles se rappellent ensuite à plusieurs reprises jusqu’à 15 h 16.

« Des grenades à hauteur de tête »

À ce moment de la manifestation, un drame s’est déjà noué pour S., le manifestant dont la vie est toujours menacée aujourd’hui après une grave blessure à la tête.

Benoît*, l’un des premiers manifestants arrivés au pied de la bassine, décrit une scène apocalyptique où les gendarmes lançaient « des grenades de désencerclement à hauteur de tête ». Il était tout près de S. quand celui-ci a été touché. « J’ai entendu une détonation, puis je l’ai vu tomber. Du sang coulait de sa tête. » Nous sommes peu avant 14 heures.

Éloïse, manifestante et infirmière diplômée venue de Bretagne, avec « une trousse de soins au cas où », s’est rapidement retrouvée dans un nuage de lacrymos face à « des medics débordés » par les nombreux blessés. Sur son chemin, elle aperçoit « un homme d’une trentaine d’années à terre, inconscient » et entend deux medics crier « urgence vitale ».

Quand Éloïse s’approche de ce blessé isolé, « il y avait déjà deux personnes au téléphone avec le Samu, une jeune femme et un garçon », raconte-t-elle. Elle aide à dégager la route pour permettre l’accès d’une ambulance qui ne vient pas. Pendant ce temps, des manifestants équipés de boucliers de fortune tentent de créer « un périmètre de sécurité » autour de S. Ils se positionnent en cercle, face aux gendarmes.

Benoît en fait partie. « Les lacrymos et les désencerclantes continuaient à tomber », raconte-t-il. Lui-même a été blessé aux jambes par des grenades. « Des gaz étaient tirés à moins de cinq mètres de nous », confirme Éloïse. « Des gens crient “putain” et enterrent les galets [de lacrymogènes, NDLR]. Je n’avais aucune protection, les soignants et le blessé non plus, il était impossible de le soigner. » 

Le groupe décide d’évacuer S. en le portant vers l’arrière. Éloïse raconte : « Quelqu’un tenait une compresse au niveau de son œil droit, il était très pâle. Nous sommes passés à travers les gaz pour l’emmener le plus loin possible. » « Moi je continuais à faire bouclier », complète Benoît, pendant que « les copains du blessé lui maintenaient une pression sur le crâne ». Lorsque S. se retrouve un peu à l’écart, pris en charge, Benoît et Éloïse s’éloignent.

« Un barrage de gendarmes », puis deux médecins

À la demande des manifestants, Agathe, une médecin urgentiste qui participait à la manifestation à titre personnel, sans faire partie de l’équipe officielle de medics, se rend auprès de S. Reporterre a publié son témoignage, lundi 27 mars. Elle aussi insiste sur l’impossibilité pour les ambulances, « bloquées par les gardes mobiles », d’accéder à la zone. Elle fait une première évaluation de ses blessures – une plaie, un grave traumatisme crânien – et parle avec le médecin du Samu au téléphone. Elle n’arrive pas à le convaincre de venir.

Lionel Brun-Valicon, secrétaire général adjoint de la LDH et à ce titre observateur dans la manifestation, assiste aux appels au Samu. Les téléphones sont placés en haut-parleur : il entend le service d’urgence refuser de venir et assure avoir « très clairement vu un barrage de gendarmes » au bout de la route où a été installé le blessé, à l’écart. De l’autre côté stationnent des pompiers, qui attendent pour intervenir. « On leur a demandé : est-ce que les gendarmes vous empêchent de passer ? Ils nous l’ont confirmé. » 

Les medics sur place ne disposent pas du matériel nécessaire pour porter secours au blessé resté au sol pendant « une heure et demie » et protégé tant bien que mal. Son état s’aggrave. Deux autres manifestantes jointes par Mediapart témoignent de la confusion qui régnait autour de lui. Le téléphone de Caro, l’une d’entre elles, a gardé la trace de son propre appel au Samu, à 13 h 49. Alors que cette ancienne infirmière patientait au bout du fil, un medic lui a indiqué qu’il venait lui-même de raccrocher avec le 112.

Comme Éloïse, Caro et son amie précisent que les plus proches du blessé demandaient régulièrement aux manifestants de « libérer la route » dans l’hypothèse où une ambulance arriverait. « À un moment j’ai entendu une énième personne appeler le Samu en haut-parleur, précise Caro, le gars du Samu a dit “nos ambulances sont bloquées par la police”. »

Caro rapporte avoir « couru vers les gendarmes qui protégeaient la bassine, alors que ça s’était calmé depuis une bonne demi-heure » : « J’ai dit aux gendarmes qu’un jeune homme était en train de mourir à cent mètres d’eux et qu’ils bloquaient l’ambulance. » Lionel Brun-Valicon, de la LDH, a assisté à la scène et confirme le récit de Caro, qui poursuit : « Ils m’ont dit qu’ils ne savaient pas et ont prévenu leur chef. Le chef m’a dit “on va certainement provoquer une sortie”. Au même moment, un homme en salopette bleue, qui était au téléphone, a crié vers les gendarmes “c’est bon, on a l’autorisation de la préfète”. »

D’après, Caro, Lionel Brun-Valicon et le témoignage écrit d’Agathe, deux médecins militaires, issus des rangs des gendarmes, sont alors arrivés. « Ils ont commencé à le perfuser et lui apporter des soins dans le van des medics », précise Caro

La première ambulance arrive à 14 h 58, selon la journaliste indépendante Marion Lopez, qui a photographié son arrivée. Le véhicule s’avance jusqu’au talus où les élus protègent les blessé·es. Mais il repart vite de l’autre côté, pour rejoindre le blessé le plus grave. « Il y avait une jeune fille de 19 ans, avec un enfoncement oculaire et une fracture de la mâchoire, explique Benoît Biteau. Elle était dans un état dramatique. Quand elle a vu l’ambulance repartir, elle s’est mise à pleurer. C’était insupportable. » 

Après l’arrivée du véhicule auprès de S, Lionel Brun-Valicon voit arriver « un officier médical, avec une croix rouge visible, passer un appel demandant de lever le barrage » . L’ambulance démarre mais s’arrête quelques mètres plus loin du fait de l’état du blessé.

Selon les organisateurs de la manifestation, il s’est écoulé trois heures avant que S. puisse être héliporté jusqu’à l’hôpital. Au total, 4 000 grenades ont été tirées ce jour-là par les forces de l’ordre, selon le ministre de l’intérieur.

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