Une mère rom privée de son bébé, pour deux gifles qui n’ont jamais existé

Poursuivie en justice pour maltraitance, Adriana, 34 ans, s’est vu retirer son enfant d’un an et a reçu une OQTF lui ordonnant de quitter le pays sans lui. Tout reposait pourtant sur un seul élément : le témoignage raciste d’un passant.

David Perrotin

2 mai 2023

En arrivant en France il y a près de deux ans avec son mari, Adriana, une Roumaine de 34 ans, savait que rien ne serait facile. Avec son compagnon Samuel et Jador, leur bébé de un an, elle a pris l’autocar, traversé l’Allemagne, pour atterrir en Seine-Saint-Denis. Elle espérait quitter la misère et donner un peu plus de chances à son enfant. « En Roumanie, la vie était moins dure car j’avais une maison, mais on ne trouvait pas de boulot. Je suis venue en France pour travailler », explique la jeune femme au visage marqué et aux dents cassées.

Lorsqu’on la rencontre le 18 décembre dernier dans les locaux de l’association La Voix des Rroms, sa mine est grave, son temps précieux. Elle dort dans un bidonville à Stains, en Seine-Saint-Denis, et cherche désespérément une place dans un centre d’hébergement d’urgence. Depuis quelques jours, une vague de froid touche la France et rend les nuits invivables. Saimir Mile, porte-parole de l’association, lui cherche une solution et fait office de traducteur.

Adriana, son compagnon Samuel et leur bébé, Jador. © Photo David Perrotin / Mediapart

Depuis qu’elle est en France, ses illusions se sont peu à peu évanouies. « Pour avoir un logement, il faudrait que je trouve du travail, mais c’est impossible. Je n’ai pas de papiers, pas de numéro de Sécurité sociale, alors je n’ai plus que la manche pour survivre », confie-t-elle. L’occasion pour cette jeune femme d’éprouver le racisme bien ancré dans la société à l’égard des « gens du voyage », par les regards et les insultes de passant·es et les confrontations avec la police.

« Ils me chassent souvent mais je ne dis rien. Je sais que c’est parce que je fais la manche », relativise-t-elle. Comme une fatalité, Adriana dit « ne pas vouloir [se] plaindre » ni de ses conditions, ni des policiers, ni des propos racistes. « Mais je ne pensais pas qu’on pouvait un jour me voler mon enfant. »

En larmes, Adriana repense à cette journée du 23 septembre 2021, lorsqu’elle a quitté le bidonville de Stains pour faire la manche à Saint-Denis. Ce jour-là, elle y va avec son fils, que personne ne peut garder, et s’installe boulevard Félix-Faure, devant l’entrée du centre commercial de la ville. Des passants l’ignorent, certains s’arrêtent le temps de laisser une pièce. Mahdi, 41 ans, est posté sur le trottoir d’en face. Ce chauffeur VTC attend un ami censé lui rendre son véhicule resté au garage. Soudain, Adriana le voit surgir. « Je l’ai vu arriver vers moi mais je ne comprenais pas ce qu’il me disait. Il semblait alcoolisé ou drogué, se souvient-elle. La police est arrivée pour m’embarquer et ils ont pris mon enfant. »

Poursuivie sur la base d’un seul témoignage 

Il est 16 h 15 lorsque le passant en question interpelle une équipe de police municipale en patrouille et accuse Adriana de maltraitance. Il affirme l’avoir vue donner deux gifles à son enfant. Adriana assure l’avoir seulement tapoté lorsqu’il s’était un peu trop éloigné d’elle. Sur la base du seul témoignage d’une personne, les choses s’emballent. La mère est placée en garde à vue à 16 h 45 puis auditionnée au commissariat de Saint-Denis. Le bébé, lui, est confié à une assistante sociale pour la nuit.

Je vais vous dire un truc, il y a un trafic entre les personnes de type africain et les Roumains. Elles n’avortent pas, elles vendent leur bébé.

Extrait de la déposition de Mahdi, qui accuse Adriana de maltraitance

D’après Adriana, les policiers ne tentent même pas de savoir si un autre membre de la famille peut le récupérer. Alexandra, 50 ans, la grand-mère du petit Jador, a bien tenté d’éviter ce placement. « Le commissariat a appelé mon fils et l’a informé que ma fille Adriana était en garde à vue. Avec mon fils et mon gendre, je suis allée au commissariat pour savoir ce qui lui était reproché et pour récupérer mon petit-fils », rapporte la quinquagénaire. « Un policier en civil est sorti et m’a dit qu’il était trop tard pour récupérer Jador, qu’il était placé. » Le bébé a rejoint un foyer de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) dont l’adresse est tenue secrète. Alors qu’Adriana l’allaitait encore, il doit subir un sevrage brutal.

Dans ses attendus, la procureure qui ordonne le placement de l’enfant dans un foyer indique : « En ce qu’un témoin a constaté que la mère du mineur se livrait à la mendicité avec son enfant et le frappait […], elle a été placée en garde à vue pour ces faits ; […] il n’est pas opportun de laisser l’enfant à son père qui n’a pas de domicile déclaré. »

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© Document Mediapart

Le lendemain, Mahdi est convoqué par la police et confirme ses accusations. « J’étais de passage et j’ai vu cette dame en train de mendier. Je l’ai vue mettre deux grands coups au visage avec sa main ouverte. Tout le monde trouvait ça normal », insiste-t-il devant les enquêteurs. Selon lui, les passants l’auraient même incité à ne pas appeler les secours pour ne pas risquer le placement.

Lors d’une confrontation, Mahdi est ensuite interrogé pour tenter d’évaluer le niveau de violence des deux gifles qu’Adriana aurait infligées à son bébé. Examiné par un médecin légiste avant d’être placé, le bébé ne portait aucune trace de coups. Mahdi estime pourtant les gifles extrêmement violentes, sans que cela ne suscite la moindre interrogation chez les policiers. « Le témoin juge les claques d’une violence de 10 sur 10. Qu’avez-vous à dire ? », demande un policier à Adriana. « J’ai pas fait ça, c’est pas normal », se défend-elle encore.

Le parquet ne peut aucunement compter sur des images de vidéosurveillance – la caméra sur les lieux était en panne –, ni sur d’éventuels témoins – les policiers ne les ont pas recherchés. Parole contre parole, il décide tout de même de privilégier celle de ce passant, fût-elle raciste et complotiste.

Lors de son audition, Mahdi avait en effet ajouté : « Ce qui m’a interpellé, c’est la couleur du petit. La mère est roumaine mais le petit a la peau noire. Je vais vous dire un truc, il y a un trafic entre les personnes de type africain et les Roumains. Elles n’avortent pas, elles vendent leur bébé. » 

Sur la base de cette enquête totalement bâclée, Adriana est convoquée au tribunal de Bobigny cinq mois plus tard pour « violence sans incapacité sur un mineur de (moins de) 15 ans par un ascendant » et « exploitation de la mendicité d’un mineur », et risque dix ans de prison.

La préfecture veut l’expulser sans son bébé 

Dans la foulée et sans même attendre le moindre jugement, la préfecture de Seine-Saint-Denis délivre une obligation de quitter le territoire (OQTF) à Adriana, qui ne dispose pas de titre de séjour, et la « condamne » par avance puisqu’elle énonce que « l’intéressée s’est rendue coupable de faits de violences habituelles sur un mineur de moins de 15 ans et exploitation de la mendicité d’un mineur ». Le préfet de police mentionne aussi le fait qu’« elle s’est soustraite à l’exécution d’une précédente mesure d’éloignement […], en conséquence son comportement sur le territoire français constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour l’intérêt fondamental de la société française ». Et conclut : « Il y a urgence à éloigner l’intéressée. » Adriana doit immédiatement retourner en Roumanie et abandonner son bébé à l’ASE.

« Terrorisée », la jeune mère cherche de l’aide et trouve Saimir Mile, de l’association La Voix des Rroms. « Lorsque je l’ai rencontrée, elle était affolée et me demandait si c’était vrai qu’elle ne pourrait plus revoir son bébé jusqu’à ses 18 ans », témoigne ce juriste. Personne n’a précisé à Adriana qu’elle pouvait demander à voir son enfant. « J’ai contacté des tas de gens pour savoir où était Jador et quand l’audience devant le tribunal pour enfants aurait lieu. »

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© Document Mediapart

Quelques jours plus tard, Saimir Mile obtient enfin quelques informations. Adriana pourra voir son enfant le 12 octobre, près de vingt jours après son placement. À partir de cette date, elle peut lui rendre visite chaque semaine mais dans un cadre très contraint. « On lui apportait plein de choses, des vêtements, des jouets, explique-t-elle. C’était horrible de ne pas pouvoir le prendre. Et c’était encore plus dur de le voir pleurer quand je repartais », lâche-t-elle.

Saimir Mile, « qui n’avait jamais vu une telle injustice », saisit le Défenseur des droits et active toutes les ressources de l’association pour « la sortir de cette situation ». Une avocate, Anna Stoffaneller, se charge de faire tomber l’OQTF et prépare l’audience devant le tribunal pour enfants. Un autre s’attelle au dossier pénal.

Première victoire en février 2022, devant le tribunal administratif de Montreuil, qui annule la décision du préfet. Dans son jugement, l’institution pointe une irrégularité de taille : celle-ci passait sous silence le fait qu’Adriana avait un bébé et qu’il était actuellement placé. L’OQTF « avait nécessairement pour effet d’entraîner la rupture totale des liens entre Jador et sa mère », précise le tribunal, qui juge impossible d’établir que le préfet de police « a dûment examiné la situation personnelle de l’intéressée ».

Le racisme évident du témoin

Un mois plus tard, les avocats Henri Braun et Baptiste Hervieux se lancent dans une autre bataille, celle de l’audience pénale. « Je récupère le dossier quelques jours seulement avant l’audience prévue le 23 février, explique MHervieux. Et je rencontre Adriana le jour du procès, totalement dépitée. » Alors qu’elle est accusée d’organiser la mendicité de son enfant pour en tirer profit, l’avocat se dit « stupéfait » à la lecture du dossier : « Je découvre que tout repose sur la parole d’un homme. La parole raciste d’un seul homme. »

Le racisme de Mahdi, témoin principal et unique accusateur, était même clairement perceptible. Interrogé par Mediapart en janvier dernier, ce père de famille ne sait plus vraiment si Adriana a giflé son bébé ou si elle l’a seulement pincé. « Je sais qu’elle le maltraitait, c’est tout. » Il est sûr d’une chose, en revanche : « Quand j’ai vu le petit qui était plus foncé que sa mère, j’ai pensé à ces Africains qui vendent leurs enfants. Pour entrer quelque part et avoir de l’argent, ils sont capables de tout. »

Et d’enchaîner les théories racistes : « Le trafic, c’est connu, même en France. Les Roms prennent les enfants dans les services sociaux, et font du business avec, ils les vendent à des réseaux pédophiles et on retrouve des milliardaires en profiter. C’est incroyable que vous ne connaissiez pas ça. » Affaiblissant un peu plus son témoignage, il concède finalement : « Si j’avais su que c’était son enfant, je me serais rétracté. »

Cette affaire est le symbole de ce que nos institutions peuvent faire de pire et montre combien les préjugés contre les Roms trouvent écho au sein même de notre justice.

Baptiste Hervieux, l’avocat d’Adriana

La diatribe n’est pas étonnante. La population rom, l’une des communautés les plus marginalisées, est sans cesse visée par des théories complotistes. Dans son dernier rapport annuel, la Commission nationale consultative des droits de l’homme pointait « des stéréotypes reflétant la méconnaissance de la situation des Roms ». En particulier : 55 % des personnes interrogées lors de son enquête annuelle considèrent qu’ils « exploitent très souvent les enfants ».

En 2019, une rumeur aux conséquences dramatiques s’est même répandue dans de nombreux quartiers d’Île-de-France : des camionnettes conduites par des Roms enlèveraient des enfants. La psychose fut telle que des expéditions punitives ont été organisées, obligeant les autorités à réagir, le parquet de Bobigny à rappeler qu’aucun enlèvement n’avait eu lieu. « En poursuivant Adriana trois ans plus tard, ce même parquet donnait du crédit à cette rumeur », regrette Baptiste Hervieux.

Placement annulé et relaxe au tribunal

Au tribunal, l’avocat démonte en tout cas la procédure, point par point, et regrette que le témoin principal n’ait même pas été convoqué à l’audience. Adriana, elle, répète ce qu’elle n’a cessé de dire depuis le début : « J’ai simplement tapoté mon enfant et attrapé son tee-shirt pour qu’il reste près de moi. » Face au travail bâclé des policiers et à l’emballement de ses propres services, le procureur requiert finalement la relaxe.

« Même l’avocate d’une association de défense des droits de l’enfant a reconnu que le témoignage avait tout l’air d’un faux, se souvient MHervieux, encore marqué. Cette affaire est le symbole de ce que nos institutions peuvent faire de pire et un cas d’école qui montre combien les préjugés contre les Roms trouvent écho au sein même de notre justice. » À l’issue du procès, Adriana est relaxée.

Quelques jours plus tard, en mars 2022, elle remporte la « plus importante bataille » : le tribunal pour enfants met fin au placement de Jador. « Quand on m’a traduit les propos de la juge, je n’arrivais plus à l’écouter. C’était le black-out. J’étais tellement heureuse après ces six mois de séparation. C’était un miracle », sourit enfin Adriana.

« Lors de l’enquête sociale, l’éducatrice et une psychologue ont visité le squat, explique Saimir Mile. Les conditions sont compliquées, mais elles ont vu que les enfants présents n’étaient absolument pas abandonnés et qu’on prenait soin d’eux. » Constatant ainsi l’humanité que le parquet avait occultée.

« Chacun des parents entretient avec Jador une relation sécurisante, affectivement investie et adaptée », tranche le juge des enfants dans sa décision. « C’est l’un des dossiers les plus scandaleux que j’ai eu à traiter », considère aussi l’avocate Anna Stoffaneller, qui dénonce un placement « totalement abusif et extrêmement traumatisant pour les parents comme pour l’enfant ».

En janvier 2023, un incendie a détruit le squat dans lequel Adriana et Samuel vivaient. Ils courent encore à la recherche d’un logement plus décent, mais pensent désormais retourner en Roumanie. « On a trop peur. Et si des gens nous dénoncent encore ? Je ne veux pas qu’on m’enlève une nouvelle fois mon fils. »

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