Un exil au Bélarus pour le chef de Wagner, selon le Kremlin

EUROPE NOTE DE VEILLE

Coup de théâtre samedi soir à l’issue d’une folle journée. Après avoir appelé à renverser le commandement militaire russe, le fondateur du groupe paramilitaire Wagner, Evgueni Prigojine, a appelé ses troupes à rentrer dans leurs casernes pour éviter un « bain de sang » et à arrêter leur marche sur Moscou. Une décision annoncée à la suite de négociations avec le président bélarusse Alexandre Loukachenko, qui accueillera le putschiste.

La rédaction de Mediapart

24 juin 2023 à 01h31

Depuis vendredi soir, la situation en Russie est tellement folle que le dernier développement n’étonne presque plus. Dans une déclaration diffusée sur le compte Telegram de son groupe, le chef de file de Wagner Evgueni Prigojine a annoncé samedi soir suspendre les opérations de ses mercenaires qui se dirigeaient vers Moscou pour éviter un « bain de sang ». Peu de temps auparavant, le Bélarus avait annoncé, par l’entremise de l’agence russe Tass, que Prigojine avait accepté de mettre fin à sa rébellion après une journée de négociations avec le président bélarusse Alexandre Loukachenko.

Selon la présidence bélarusse, citée par Tass, ces discussions ont eu lieu avec l’accord du président russe Vladimir Poutine. Le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, cité par l’agence russe Interfax, a assuré que les soldats de Wagner qui ont participé à la rébellion ne seront pas poursuivis et que les autres pourront signer un contrat avec le ministère de la défense. « En fin de compte, nous avons réussi à résoudre cette situation sans nouvelles pertes, sans augmenter le niveau de tension », a-t-il dit aux journalistes samedi soir.

Selon le site Meduza, Peskov a expliqué que Prigojine se rendrait au Bélarus et que les poursuites à son encontre seraient abandonnées. « C’est la parole de Poutine », a affirmé le porte-parole.

Samedi soir, les troupes de Wagner ont quitté le quartier général en direction du Donbass, sous les applaudissements de certains habitants, selon l’agence russe Ria-Novosti.

« La situation est difficile », avait reconnu dans l’après-midi le maire de Moscou, Sergueï Sobianine. Alors que le groupe de mercenaires Wagner se trouvait à moins de 400 kilomètres de la capitale, il avait invité les Moscovites à « limiter autant que possible » leurs déplacements et a déclaré que la journée de lundi serait fériée, pour « minimiser les risques ».

Samedi matin, le « régime d’opération antiterroriste » a été instauré dans toute la région. L’armée et la police russes ont déployé des effectifs à chaque carrefour de la capitale, contrôlant tous les accès. Des centres commerciaux et des bâtiments publics, notamment des musées à proximité du Kremlin, ont été évacués, a constaté la BBC.

En milieu d’après-midi, le convoi Wagner progressait sur le territoire : des combattants étaient entrés dans la région de Lipetsk, située à environ 400 kilomètres au sud de Moscou, selon le gouverneur régional.

Le résultat d’une situation qui s’est retournée en 24 heures. Vendredi soir, le patron du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, avait appelé à renverser le commandement militaire russe, se disant « prêt à mourir » avec ses 25 000 hommes pour « libérer le peuple russe ».

Illustration 2
Evgueni Prigojine dans une vidéo diffusée samedi 24 juin 2023 sur Telegram. © Capture d’écran/Telegram

Le mercenaire de 62 ans a expliqué vouloir écarter le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, et le chef d’état-major, Valeri Guerassimov. Dans une série de messages diffusés sur sa chaîne Telegram, cités par le site Meduza, il avait accusé le ministère russe de la défense d’avoir délibérément attaqué les positions de ses mercenaires sur le front ukrainien. « Ils ont mené des frappes, des frappes de missiles, sur nos camps à l’arrière. Un très grand nombre de nos combattants ont été tués », a affirmé Evgueni Prigojine.

Il n’a pas précisé la localisation exacte des camps, ni le nombre précis de victimes. Il a dit disposer de « 25 000 » combattants et a appelé les militaires et la population russes à le « rejoindre ». Il s’est toutefois défendu de tout « coup d’État militaire », affirmant être en train de mener une « marche pour la justice ».

Le lendemain matin, Evgueni Prigojine a affirmé avoir pris le contrôle du quartier général de l’armée russe, à Rostov, centre clé pour l’assaut russe contre l’Ukraine. « Nous sommes au QG, il est 7 h 30 du matin », a-t-il dit dans une vidéo diffusée sur Telegram. « Les sites militaires de Rostov sont sous contrôle, y compris l’aérodrome », a-t-il ajouté, alors que derrière lui marchaient des hommes en uniforme.

« Un grand nombre de territoires » conquis en Ukraine « sont perdus » et « beaucoup de soldats sont tués », a-t-il assuré, en accusant une nouvelle fois l’armée russe de ne pas dire la vérité sur la situation sur le front. L’armée perd « jusqu’à 1 000 hommes par jour », parmi lesquels des morts, des blessés, des disparus ou encore ceux qui refusent de combattre, a affirmé M. Prigojine.

À Rostov, samedi après-midi, des habitants cherchaient à fuir la ville, d’après les images d’un média étudiant russe, Doxa journal. Ils redoutent des affrontements entre l’armée régulière et Wagner, ainsi que l’arrivée des Tchétchènes.

Des hélicoptères de l’armée russe ont ouvert le feu sur un convoi du groupe Wagner qui se trouvait à mi-chemin entre Rostov et Moscou, d’après l’agence de presse Reuters.

Un « coup de poignard » pour Poutine

Samedi, dans la matinée, Vladimir Poutine a pris la parole de manière laconique : son intervention a duré cinq minutes. Mais son air sombre et les mots qu’il a employés ont montré à quel point l’heure était grave. La guerre qu’il a lancée en Ukraine il y a seize mois s’est non seulement soldée par un échec, mais elle a abouti à une crise sans précédent pour son régime. Et celui qui l’a provoquée est l’une de ses « créatures ».

© Kevin Rothrock

Vladimir et Poutine et Evgueni Prigojine se sont connus à Saint-Pétersbourg dans les années 1990 : le premier était un dirigeant politique ambitieux, adjoint au maire de la ville en charge du développement économique ; le second un ancien voyou reconverti dans les affaires, gérait alors un restaurant de luxe très prisé.

À la tête depuis 2014 d’une milice privée qui était jusque-là au service des désirs de Poutine – que ce soit en Russie, sur le front de la guerre contre l’Ukraine, au Proche-Orient ou en Afrique –, Prigojine s’est retourné contre son maître au nom d’un discours anti-élites.

Dans son court discours télévisé, le président russe a fait référence à l’histoire, en l’occurrence à 1917, lorsque le régime tsariste s’était effondré alors que la Russie était engagée dans la Première Guerre mondiale. Sans nommer directement Prigojine, il a dénoncé une trahison. « C’est un coup de poignard dans le dos de notre pays et de notre peuple », a-t-il déclaré, promettant : « Je ferai tout pour défendre le pays. »

De son côté, Evgueni Prigojine a réagi en affirmant qu’« en ce qui concerne la trahison de la patrie, le président se trompe lourdement »« Nous sommes des patriotes. Nous nous sommes battus et nous continuerons à nous battre », a-t-il dit, assurant que lui et ses troupes étaient des « patriotes, et ceux qui nous résistent sont ceux qui se sont rassemblés autour de canailles ».

Vladimir Poutine a affirmé avoir reçu le « plein soutien » de son homologue turc, Recep Tayyip Erdoğan, lors d’un entretien téléphonique, samedi. Le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, a quant à lui annoncé l’envoi de ses hommes dans les « zones de tension ». « Nous ferons tout pour préserver l’unité de la Russie et protéger son statut d’État », a-t-il déclaré.

« Toute provocation, tout conflit interne dans les rangs militaires ou politiques, dans le champ de l’information ou dans la société civile, est un cadeau fait à l’Occident [et] cela peut aboutir à une catastrophe », a de son côté jugé le Conseil de sécurité nationale biélorusse.

« Les événements en cours sont une affaire interne à la Russie », a déclaré le président kazakh, Kassym-Jomart Tokaïev, lors d’un entretien téléphonique avec Vladimir Poutine.

Une « fenêtre d’opportunité » pour l’Ukraine

À Kyiv, on voit dans cette rébellion une « fenêtre d’opportunité » pour les forces ukrainiennes, selon les mots de la vice-ministre de la défense, Hanna Maliar. Cette rébellion illustre la faiblesse « évidente » de la Russie, pays plongé dans « le mal et le chaos », a réagi samedi le président ukrainien Volodymyr Zelensky.

Dans sa première réaction, M. Zelensky a noté que celui qui « choisit le chemin du mal s’autodétruit », faisant référence à Vladimir Poutine qui, selon lui « envoie des centaines de milliers de personnes à la guerre pour finalement se barricader dans la région de Moscou pour se protéger de ceux qu’il a lui-même armés »« La Russie a utilisé la propagande pour masquer sa faiblesse et la stupidité de son gouvernement. Et maintenant, le chaos est tel que plus personne ne peut mentir à son sujet », a-t-il encore noté.

Moscou a affirmé que les troupes ukrainiennes se préparaient à attaquer en profitant de la situation de confusion provoquée par Prigojine. « Le régime de Kiev regroupe des unités des 35e et 36e brigades d’infanterie de marine pour des actions offensives », dans la zone de Bakhmout, a indiqué le ministère russe de la défense dans un communiqué, assurant frapper les forces ukrainiennes avec l’aviation et l’artillerie.

Pour Michael Kofman, directeur des études sur la Russie du Center for Naval Analyses (CNA), à Arlington aux Etats-Unis, il est trop tôt pour dire quel sera l’effet de cette rébellion sur la contre-offensive ukrainienne. « Cela ne change pas nécessairement la situation au front », a-t-il déclaré au New York Times, indiquant qu’il était peu probable que les combattants de Wagner aient été déplacés d’emplacements stratégiquement importants près de la ligne de front en Ukraine.

Une agence de presse ukrainienne, financée par l’État, a affirmé que les forces ukrainiennes auraient repris « plusieurs positions » près de Krasnohorivka dans la région de Donetsk – un territoire de l’est du pays qui était occupé par les séparatistes pro-russes depuis 2014.

Un bras de fer engagé depuis des mois

Depuis des mois, le chef du groupe Wagner mène un bras de fer avec le commandement militaire russe, qu’il accuse publiquement et très violemment d’incompétence et de mensonges dans la conduite des opérations en Ukraine. Après leur prise de Bakhmout, ville symbole dans l’est de l’Ukraine, les unités du groupe Wagner avaient annoncé s’être repliées dans des camps à l’arrière et avoir cédé leurs positions à l’armée régulière.

« Nous étions prêts à faire des concessions avec le ministère de la défense, rendre nos armes et prendre une décision pour continuer à défendre notre pays. Mais ces ordures ne se sont pas calmées », a vociféré M. Prigojine dans le message rapportant ce qu’il présente comme des frappes. « Ils nous ont roulés et ont essayé de nous priver de la possibilité de défendre nos foyers ! », a-t-il lancé.

Illustration 6
Photo d’Evgueni Progojine à Bakhmout, en mai 2023, diffusée par son service de presse. © Handout / TELEGRAM/ @concordgroup_official / AFP

Vendredi, plus tôt dans la journée, M. Prigojine avait affirmé dans un message distinct que l’armée russe reculait dans plusieurs secteurs du sud et de l’est de l’Ukraine, contredisant les affirmations du Kremlin selon lesquelles la contre-offensive de Kyiv est un échec.

Dans ce message, il avait ouvertement remis en question les raisons de l’intervention militaire en Ukraine. « La guerre était nécessaire pour qu’un groupe de salauds soit promu », avait-t-il fustigé, accusant aussi « les oligarques » russes qui « avaient besoin de la guerre », alors que Kyiv était, selon lui, « prêt à n’importe quel accord ».

« Il ne faut pas jouer le jeu de l’ennemi »

L’influent général russe Sergueï Sourovikine avait répondu en appelant les combattants du groupe Wagner à s’« arrêter » et à rentrer dans leurs casernes « avant qu’il ne soit trop tard ».

« Je m’adresse aux combattants et chefs du groupe Wagner […]. Nous sommes du même sang, nous sommes des guerriers. Je [vous] demande de vous arrêter », a-t-il dit dans une vidéo diffusée sur Telegram par un journaliste de la télévision d’État russe.

Réputé impitoyable, Sergueï Sourovikine est l’un des principaux commandants de l’intervention militaire russe en Ukraine. Il avait reçu auparavant le soutien affiché et les louanges d’Evgueni Prigojine. « L’ennemi attend justement que notre situation politique se dégrade. Il ne faut pas jouer le jeu de l’ennemi en ces temps difficiles », a affirmé M. Sourovikine.

Le ministère de la défense russe a aussi tenté de reprendre la main en lançant un appel aux membres de Wagner : « Vous avez été piégés dans l’aventure criminelle de Prigojine et dans la participation à une insurrection armée. Beaucoup de vos camarades de plusieurs détachements ont déjà réalisé leur erreur en cherchant de l’aide pour s’assurer qu’ils puissent retourner en toute sécurité à leurs bases permanentes. Nous avons déjà fourni cette aide à tous ces combattants et commandants. Veuillez faire preuve de discrétion et prendre contact avec des représentants du ministère de la défense russe ou des forces de l’ordre dès que possible. »

La fin de Prigojine et de Wagner est imminente.

L’analyste Tatiana Stanovaya

Peu après minuit, heure de Moscou, le procureur général de Russie a annoncé l’ouverture d’une enquête à l’encontre de Prigojine « pour suspicion d’organisation d’une rébellion armée », passible d’une peine pouvant aller jusqu’à vingt ans de prison. Selon le porte-parole du Kremlin Dimitri Peskov, le procureur a informé Vladimir Poutine de la situation.

Poursuite pénale

Le Comité national antiterroriste avait annoncé que le FSB (service fédéral de sécurité) avait lancé également une procédure pénale à l’encontre de Prigojine pour avoir appelé à une rébellion armée. Selon le Comité, « les affirmations diffusées par Evgueni Prigojine sont infondées ».

De son côté, la spécialiste de la Russie et de l’Ukraine Ana Colin Lebedev a estimé que « cette situation inédite confirme aux élites que le temps de la stabilité est révolu, et que l’État que l’on pensait surpuissant a des failles »« L’assise du pouvoir est aujourd’hui une chaise un peu plus branlante qu’hier », a-t-elle ajouté.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*