Nahel : chronique d’une bavure législative

Dès 2017 et l’adoption par le gouvernement de Bernard Cazeneuve d’une loi élargissant la latitude des forces de l’ordre à utiliser leurs armes à feu, des voix ont alerté sur les risques à venir – syndicats de magistrats, élus à l’Assemblée et au Sénat, association des droits de l’homme… Une opposition superbement ignorée, aux prémonitions funestes.

Nahel, 17 ans, est mort. Tué par un tir de policier à Nanterre. Un jeune des quartiers populaires, désarmé, abattu au volant d’une voiture après un refus d’obtempérer. Comme la passagère d’un véhicule dans le 18e arrondissement de Paris en 2022 . Comme Souheil en 2021 à Marseille. Comme une litanie d’autres.

Derrière cet énième drame, cette dernière tragédie, on découvre une réalité statistique. Les forces de l’ordre, et les policiers en particulier, usent davantage de leurs armes létales qu’auparavant, précisément contre des véhicules en mouvement. : 967 coups de feu entre 2017 et 2022 (soit 161 par an) contre 596 entre 2011 et 2017 (119 coups de feu par an), recense France info en se référant aux données fournies par l’IGPN. Pire, le nombre de morts suite à des tirs de policiers sur un véhicule a bondi de 0,06 par mois entre 2011 et 2017 à 0,32 de 2017 à 2022, selon l’étude des chercheurs Sébastian Roché, Paul Le Derff et Simon Vairaine parue dans la revue Esprit. Une multiplication par 5 et une date charnière, le 28 février 2017.

Au temps du Hollandisme finissant

C’était le temps du Hollandisme finissant. Démarré dans l’espoir post-Sarkozy de lutte contre la finance, de réconciliation nationale, d’égalité et de fraternité, le quinquennat… s’achevait dans un climat ultra sécuritaire, né du traumatisme des attentats et de la répression des manifestations contre la loi El Khomri. La relation fusionnelle de la population avec les forces de l’ordre après les attaques contre Charlie Hebdo, le Bataclan, le Stade de France et l’hypercacher avait volé en éclat. Harassés par l’état d’urgence et la lutte contre le terrorisme, les policiers avaient été envoyés au front du maintien de l’ordre. Et la grogne était montée contre les pouvoirs publics.

Après l’attaque au cocktail Molotov en 2016d’un fourgon de policiers, naît le mouvement de Mobilisation des policiers en colère (MPC), qui manifeste dans les rues de Paris hors de tout encadrement traditionnel, pour dénoncer leurs conditions de travail, l’état de vétusté des commissariat, le burnout des agents et l’omerta sur les chiffres des suicides. Une ébullition qui inquiète tant les syndicats traditionnels, débordés, que le gouvernement d’alors dirigé par le Premier ministre Manuel Valls et son homme de l’Intérieur Bernard Cazeneuve.

En réaction, la place Beauvau promet une nouvelle loi de sécurité publique afin de mieux protéger les policiers. Le temps qu’elle arrive à la table du conseil des ministres, Cazeneuve est devenu le premier d’entre eux, Bruno Le Roux lui a succédé à l’Intérieur et la publication du projet de loi, le 21 décembre 2016, horrifie les spécialistes. Le texte propose de modifier les règles et les circonstances autorisant un membre des forces de l’ordre à user de son arme. Auparavant, un policier ne pouvait tirer avec qu’en cas de légitime défense. François Hollande, Bernard Cazeneuve et Bruno Le Roux décident d’étendre cette exception à cinq situations, et de l’uniformiser pour l’ensemble des forces de l’ordre.

La loi est rédigée ainsi : « Dans l’exercice de leurs fonctions et revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent, outre les cas mentionnés à l’article L. 211-9, faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée :

La semonce du défenseur, la prémonition du Syndicat de la magistrature

Des dispositions que le défenseur des droits éreinte en termes choisis. « Ce texte ne permet pas de garantir aux forces de sécurité une plus grande confiance dans l’usage des armes », écrit ainsi Jacques Toubon, dans son avis du 24 janvier 2017. « Le projet de loi complexifie le régime juridique de l’usage des armes, en donnant le sentiment d’une plus grande liberté pour les forces de l’ordre, au risque d’augmenter leur utilisation », ajoute le défenseur des droits. Et de conclure ainsi : « Face à des événements tragiques, tels que l’attaque de Viry Châtillon, largement évoqués à l’occasion de l’élaboration de ce projet, les forces de sécurité ne bénéficieront pas d’une plus grande protection avec ce texte. »

 Quand un jeune fuira

Plus offensif encore, le Syndicat de la magistrature envoie une lettre ouverte aux parlementaires pour prévenir sur les conséquences attendues de la loi. « Les services de police et de gendarmerie se considèrent légitimes à user de leurs armes – et potentiellement tuer – dans des conditions absolument disproportionnées. Quand un père de famille aura bravé – et il sera en tort – un contrôle routier et que sa conduite sera considérée comme seulement « susceptible » de causer dans la fuite un accident, que policiers ou gendarme auront tiré et mortellement atteint le père ou l’enfant situé à l’arrière, la justice devrait-elle n’avoir rien à dire ?», s’interroge la missive. Et, Cassandre, d’ajouter : « Quand un jeune fuira un contrôle ou une interpellation de la BAC – et il sera en tort – et que, dans sa fuite, il sera seulement « susceptible » de causer des atteintes à l’intégrité physique, pourra-t-il être en toute légalité atteint par une balle ? »

De son côté, la Ligue des droits de l’homme enfonce le clou. « Ce projet de loi autorise les forces de l’ordre à ouvrir le feu dans des conditions qui vont augmenter le risque de bavures sans pour autant assurer la sécurité juridique des forces de l’ordre .»

Et même la Mobilisation des Policiers en Colère juge dans son livre blanc sur le malaise des policiers qu’il s’agit d’une « fausse bonne idée. »

LR et PS en front commun pour le dernier texte du mandat Hollande

Ces voix prémonitoires seront bien portées au Parlement, lors d’une procédure accélérée.

Au Sénat, la communiste Eliane Assassi rappelle ainsi le 24 janvier 2017 que « l’idée est depuis longtemps un leitmotiv du Front national, repris par certains syndicats de police et par Nicolas Sarkozy en 2012 ».

Quand le gouvernement socialiste satisfait l’extrême droite…
Images Public Sénat.

Lapidaire, au moment du vote, la sénatrice de la Seine-Saint-Denis tonne le 7 février. « Ce texte présente un danger ». A l’Assemblée, Pouria Amirashi, non inscrit, défend une motion de rejet préalable. « Cette loi renforcera le sentiment d’impunité qui a malheureusement été inoculé chez certains à force de lois et de discours sécuritaires. Cette impunité a conduit les plus fragiles des agents à se croire autorisés à tirer à vue, à tuer, à étouffer, à frapper, à rudoyer, à violer, à humilier », plaide le député le 7 février 2017. « Je demande simplement qu’au regard du respect du droit et de la raison, nous ne nous emballons pas dans une escalade sécuritaire. »

En vain. Le texte est donc adopté, les votes des Républicains se mêlant à ceux des socialistes à la grande satisfaction de l’éphémère ministre de l’Intérieur, qui ne tardera pas à démissionner, visé par une enquête du Parquet national financier (PNF) (1). « Je veux de nouveau me féliciter de l’esprit de rassemblement et de consensus avec lequel nous avons œuvré collectivement sur ce projet de loi, se félicite Bruno Le Roux au Sénat le 16 février. Ce faisant, nous avons contribué à garantir et à sanctuariser ce que j’appelle « le socle de sécurité » nécessaire à notre pays. » Et la loi sera promulguée le 28 février 2017 par le président Hollande. Le dernier texte de son mandat….

Une fin de règne

Auprès de Blast, Pouria Amirshahi se rappelle l’ambiance « pesante » dans l’hémicycle. « C’était une fin de règne, commente-t-il rétrospectivement, le pouvoir avait cédé à une doctrine sécuritaire depuis des années sous l’impulsion de Manuel Valls. Et au moment du vote, on était encore dans l’État d’urgence !» Et l’ex-parlementaire de se demander encore aujourd’hui « ce qui se passe dans la tête d’une personne de gauche quand elle se dit, pour protéger les libertés, autorisons davantage de tirs policiers. »

 

« La mort de Nahel a matérialisé nos craintes, souffle Kim Reuflet, la présidente du Syndicat de la magistrature à Blast. Cette loi a ajouté de la confusion dans l’esprit des policiers, comme nous le craignions, en leur laissant croire qu’ils avaient l’autorisation de tirer. L’élargissement des conditions d’usage a créé de la confusion. Et, au final, les citoyens sont moins protégés… et les policiers également, qui sont poursuivis en croyant qu’ils étaient dans leur droit. Le pouvoir a cédé à un contexte ultra sécuritaire et à la demande des syndicats de police. »

Extrait du communiqué conjoint diffusé ce vendredi 30 juin par les syndicats policiers Alliance et Unsa. La guerre est déclarée…

 

Le constat est partagé par Sébastian Roché : « Que les élus et les politiques alors n’aient pas opposé le directeur de recherche au CNRS et spécialiste des politiques policières. Le législateur n’a même pas étudié les recherches et rapports qui existent depuis 1978 sur les conséquences d’un changement des conditions d’utilisation des armes à feu par les polices. Les preuves du risque existaient ! Cette loi n’est pas la seule raison de l’augmentation des tirs. Mais elle est la condition de possibilité de cette augmentation. »

Six ans après l’adoption de cette loi, ni François Hollande, ni Bernard Cazeneuve, ni Bruno Le Roux n’ont répondu aux sollicitations de Blast, qui souhaitait les interroger sur ce « socle de sécurité » qu’ils ont bâti. Visiblement, aucun n’est désireux d’assumer l’héritage et ce leg aux funestes effets.

 

(1) Mis en cause pour avoir ponctuellement embauché ses filles comme assistantes parlementaire, Bruno Le Roux est présumé innocent dans cette affaire. Le dossier est entré en « phase contradictoire », selon le Parquet national financier.

 

 

Crédits photo/illustration en haut de page :
Blast, le souffle de l’info

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