Les ZFE, une bombe sociale dans les quartiers populaires

En Seine-Saint-Denis, trois voitures sur quatre ne pourront plus circuler d’ici 2024. En cause : l’instauration des zones à faibles émissions. Dans le département le plus pauvre de France métropolitaine, les habitants sont inquiets.

Seine-Saint-Denis, reportage

Chloé saute dans sa vieille voiture, garée près de l’église des Pavillons-sous-Bois. Elle tourne la clé et la Peugeot 206, qui carbure au diesel, vrombit. « Ce vieux bolide me rend de fiers services », dit cette infirmière en addictologie. Dans une demi-heure, elle commencera sa journée de travail à l’hôpital Fernand Widal, à Paris. Avant d’appuyer sur l’embrayage, elle désigne une vignette collée sur son pare-brise. « Crit’Air 5 ». Chloé est embarrassée : son véhicule est hors-la-loi dans la zone à faibles émissions (ZFE) du Grand Paris. « Je roule tant que je ne me fais pas arrêter, confie-t-elle. J’élève seule ma fille et je n’ai pas de quoi voir venir. Avant de changer de voiture, il faut d’abord remplir le frigo, payer le loyer, les factures et, avec ce qu’il reste, partir en vacances. »

La mise en place des ZFE est un sujet explosif. Dans les agglomérations françaises, des millions de personnes vont devoir se débarrasser de leur véhicule. Objectif du gouvernement : diminuer la pollution de l’air. Le dispositif ne porte pas sur les émissions de gaz à effet de serre — voilà pourquoi des SUV, très lourds, qui émettent beaucoup de gaz à effet de serre mais peu de particules fines, peuvent être classés Crit’Air 1. En Île-de-France, qui abrite la plus grande ZFE de France [1], le calendrier de mise en place est serré — et pourrait donc être modifié. À l’heure actuelle, la métropole du Grand Paris interdit déjà la circulation aux véhicules Crit’Air 5, 4 et non classés, du lundi au vendredi de 8 heures à 20 heures. Au 1er juillet 2023 — dans moins de cinq mois — seuls les Crit’Air 1 et 2 seront autorisés. Le 1er janvier 2024, il ne restera plus que les Crit’Air 1 (gaz et hybrides rechargeables ou à essence mis en circulation à partir de 2011), les véhicules électriques et hydrogène.

La métropole du Grand Paris interdit déjà la circulation aux véhicules Crit’Air 5, 4 et non classés. © NnoMan Cadoret/Reporterre

Plus d’un tiers des ménages les plus pauvres ont un véhicule classé Crit’Air 4 ou 5

Les personnes les plus précaires sont touchées de plein fouet par ce dispositif. Dans le département le plus pauvre de France métropolitaine, la Seine-Saint-Denis, les chiffres sont vertigineux : trois voitures sur quatre devront rester au garage. Dans certaines communes, comme La Courneuve, la mesure concerne 80 % des véhicules. Tout sauf un hasard pour Daphné Chamard-Teirlinck, du Secours catholique : « Les ménages précaires motorisés sont plus fréquemment détenteurs de véhicules anciens », dit-elle à Reporterre. Selon la dernière enquête Mobilité des personnes de l’Insee, 38 % des ménages les plus pauvres possédaient un véhicule classé Crit’Air 4 ou 5, contre 10 % parmi les plus riches.

© Clarisse Albertini / Reporterre

Peu d’automobilistes de Seine-Saint-Denis interrogés par Reporterre étaient au courant de ces interdictions, malgré leur imminence et leur ampleur. « Je n’en ai jamais entendu parler », dit Mathis, garé en warning dans le centre-ville de Bobigny, au volant de sa Peugeot 306 XTDT« Mon scooter, il est Crit’Air rien du tout je pense, t’as vu comment il fume ? », se marre Halim, qui sort d’un entraînement de boxe à Saint-Ouen. Les réactions des deux jeunes hommes ne sont pas isolées : d’après plusieurs études, plus de la moitié des Français ignorent ce qu’est une ZFE et les conséquences de sa mise en place.

« Qu’ils commencent déjà par aller chercher l’argent des milliardaires qui font des trajets en jets privés. Nous, on se débrouille comme on peut », dit Guénolé. © NnoMan Cadoret/Reporterre

D’autres conducteurs, plus avertis, craignent que les ZFE se transforment en « zones de forte exclusion ». C’est le cas d’Oumayma, étudiante de 24 ans. Emmitouflée dans une veste doudoune, elle range ses courses dans le coffre de sa voiture, stationnée sur le parking du Carrefour de Drancy. Sa Crit’Air 3, elle se l’est payée avec ses économies, il y a deux ans, pour se rendre quotidiennement à son alternance. « Dans nos quartiers, nous sommes déjà fortement précarisés par l’inflation qui sévit depuis des mois et par le chômage. La voiture est un peu un moyen de sortir du piège : avec elle, on peut se rendre aux entretiens d’embauche même quand les transports nous lâchent — ce qui est fréquent —, voir des amis, accéder aux soins ou faire nos courses en grande surface », dit-elle.

« Dans nos quartiers, on est déjà fortement précarisés par l’inflation qui sévit depuis des mois et par le chômage. » © NnoMan Cadoret/Reporterre

Pourtant, elle n’est pas ravie de se déplacer en voiture. « Personne ne veut vivre dans un nuage de pollution et les embouteillages sont insupportables », déplore-t-elle. Et puis, il y a « le coût de l’essence, de l’assurance, des réparations, du stationnement », qui représentent « un gros cinquième de mon budget, au doigt mouillé »« Mais de quelles alternatives crédibles je dispose, aujourd’hui ? » s’interroge la jeune femme.

« Je n’ai jamais entendu parler des ZFE »

Sébastien, 48 ans, est amer. Il se dit « à deux doigts de quitter le Grand Paris ». Commerçant ambulant, il sillonne les marchés de Seine-Saint-Denis à bord de son vieux fourgon vert, où il a installé une machine à tailler les clés. Dépendant de son véhicule, il a étudié les aides mises en place — primes à la conversion, bonus écologique, prêt à taux zéro — mais le reste à charge est trop important. « Tu as vu comment je me sape ? Tu crois que j’ai les moyens ? » Pour lui, les politiques se trompent de cible : « Plutôt que de sortir du tout-voiture, ils obligent les petites gens à acheter des véhicules électriques et leurs batteries qui nécessitent du nickel, dont l’extraction pollue ailleurs », peste-t-il. « C’est complètement con parce qu’avec mon véhicule, je ne fais que 30 kilomètres par semaine. Je polluerais certainement moins en le gardant. »

Sébastien songe à quitter le Grand Paris à cause de l’instauration de la ZFE© NnoMan Cadoret/Reporterre

« Une voiture électrique, je la branche où dans ma cité ? Je suis censé tirer une rallonge depuis ma fenêtre ? » dit Guénolé, rencontré dans le haut Montreuil, au quartier La Boissière. Il est propriétaire d’une Clio 2, Crit’Air 3. « Une voiture que tous les petits mécanos de quartier savent dépanner », précise le jeune homme, régisseur dans l’évènementiel. « Qu’ils commencent déjà par aller chercher l’argent des milliardaires qui font des trajets en jets privés, ou celui des entreprises qui polluent impunément, poursuit-il. Nous, on se débrouille comme on peut. »

Les contraventions restent rares

Les restrictions restent théoriques pour l’instant, faute de sanctions. Les contraventions de 68 euros, appliquées lors de rares contrôles routiers, restent rares. « Je n’ai jamais vu un képi et comme je vis un peu au jour le jour, je verrai plus tard », sourit Mathis. « Je gruge tant que je peux », concède Chloé, la mère isolée. « Je n’ai même pas commandé la vignette, je préfère faire comme si je ne savais pas », balaie Guénolé.

Le gouvernement a annoncé le déploiement de contrôles automatiques, à travers l’installation de caméras, d’ici à 2024. « Vous verrez, ce sera Big Brother », soupire Sébastien, gavroche sur la tête. « Mais quand les gens vont se réveiller, ça va faire mal, la contestation sera encore plus forte qu’avec les Gilets jaunes », prédit-il.

Lire aussi : Voitures polluantes : des caméras de contrôle plein les villes ?

Face à ce risque et à des contrôles difficiles à mettre en place, le gouvernement a mis en place, fin 2022, un comité ministériel de suivi avec les agglomérations concernées par une ZFE. De son côté, le président Les Républicains de la Métropole du Grand Paris, Patrick Ollier, a dit, dans Le Parisien, préférer temporiser. Le durcissement visant les Crit’Air 3 pourrait être reculé à 2025. Contactée par téléphone, le service de communication de la métropole a précisé à Reporterre que ce « vœu » de révision du calendrier devait encore être délibéré en Conseil métropolitain, « certainement lors de la première quinzaine de mars ».

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