La nuit où Mohamed Bendriss a été tué

INFO BLAST / La nuit où Mohamed Bendriss a été tué : un très mauvais RAID à Marseille

Injonction de l’IGPN à une témoin de ne pas parler des vidéos qu’elle a tournées, lenteur du Raid à répondre aux réquisitions de la justice, désarroi des flics d’élite mobilisés lors de violences urbaines… L’enquête sur la mort de Mohamed Bendriss. pendant les révoltes urbaines de l’été condense et dévoile nombre d’errements. Elle atteste encore et toujours de la difficulté à enquêter sur les violences policières. Et à questionner les donneurs d’ordres. Blast produit en exclusivité des documents et images de la nuit de sa mort.

Dans les nuits de révoltes qui ont suivi la mort de Nahel, abattu lors d’un contrôle de police le 27 juin à Nanterre, Marseille a été un foyer incandescent : survol d’hélicoptères sur le centre-ville, ruelles quadrillées de blindés, mobilisation du Raid (unité créée pour lutter contre le terrorisme et le crime organisé), la légende d’une ville où chacun vivrait malgré ses différences dans la concorde en a pris un coup.

Comme à la guerre : des images des rues de Marseille sur BFM, en juin dernier.

Ce déploiement digne d’un film de guerre n’a pas empêché les heurts. En revanche, ce climat de peur a contaminé jusqu’aux audiences de comparutions immédiates qui ont suivi, injonction étant faite à la justice de punir.

Tensions chez les policiers, réponse judiciaire implacable, effroi mêlé d’incompréhension dans une partie de la population, enquêtes ouvertes (au nombre de quatre) pour violences des forces de l’ordre… Le bilan est un désastre. Il faut ajouter un mort, seule victime connue de ces soirées brûlantes : Mohamed Bendriss., décédé dans la nuit du 1er au 2 juillet.

Sur son poitrail et sa cuisse, on a retrouvé deux traces d’impact de Bean Bag, des munitions policières lancées par des « armes à létalité réduite ».

Mohamed Bendriss. est mort de l’action de la police dans des révoltes générées par un mort de l’action de la police. Un ruban de Möbius des violences policières.

Commotio cordis

Sur ces faits, la justice s’est prestement mise en branle. Le parquet a d’abord lancé une enquête de flagrance, avant de confier une information judiciaire le 4 juillet à une juge d’instruction, qui a pu reconstituer les faits. Comme l’a minutieusement raconté Médiapart , Mohamed Bendriss. circulait à scooter rue de Rome, l’une des artères les plus marchandes du centre-ville, quand il a croisé une colonne du Raid, un peu avant une heure du matin, le 2 juillet. Assurant s’être sentis menacés par la présence du deux-roues, les policiers d’élite ont ouvert le feu, touchant son véhicule et le jeune homme de 27 ans à deux reprises.

Sur le moment, malgré les impacts, le père de famille parvient à rejoindre le cours Lieutaud, un peu plus haut à l’intérieur de la ville, au pied de l’immeuble de sa mère. Avant de s’effondrer. Il décédera une heure plus tard à l’hôpital de la Timone, malgré l’intervention des secours.

L’autopsie réalisée sur son corps décrit une « absence d’état pathologique antérieur macroscopiquement visible » – comprendre que l’homme était en bonne santé. Elle pointe surtout la probable cause du décès : « Une lésion thoracique ecchymotique arrondie en région thoracique gauche, en cocarde, d’allure récente, associée à une infiltration des tissus sous cutanés en regard, sans fracture de côte associée ».

« Cet élément, poursuit l’autopsie, sa localisation, sa taille, l’absence de fracture en regard, ainsi que la morphologie de l’individu, nous permettent d’évoquer un « Commotio Cordis » pouvant être responsable d’un trouble du rythme cardiaque et de l’arrêt cardio-circulatoire initial. »

Les bleus en cocarde sont caractéristiques des blessures provoquées par les tirs de Bean Bag. Le cœur de Mohamed Bendriss s’est arrêté peu après avoir été percuté par les projectiles de la police : un « Commotio Cordis », donc.

Le Raid (une colonne, image de droite) était la seule unité à utiliser des munitions Bean Bag (image de gauche) dans la nuit du 1er au 2 juillet, à Marseille.
Document Blast.

A la lecture des éléments du dossier judiciaire auquel Blast a eu accès, trois vidéos ont considérablement aidé les enquêteurs pour la compréhension des faits et pour identifier les tireurs : trois hommes du Raid, mis en examen le 10 août dernier pour « avoir volontairement exercé des violences ayant entraîné, sans intention de la donner la mort ».

La peur des témoins, l’oukase de l’IGPN

Deux de ces vidéos ont été tournées par des habitants depuis leur appartement surplombant la rue de Rome. Captées au moment où Mohamed Bendriss. croise la colonne du Raid, et essuie ses tirs, ces images éclairent la grande tension qui règne alors chez les policiers devenus pour l’occasion des forces anti-émeutes, mais aussi la crainte des témoins vis-à-vis de l’institution policière. Et l’étrange comportement des enquêteurs à leur égard.

C’était des armes longues

C’est au cours d’une enquête de voisinage le 7 juillet 2023, dans l’après -midi, qu’une mère de famille signale avoir assisté au passage du Raid et filmé leur intervention contre un scooter. « Réticente à être entendue », elle est néanmoins auditionnée et transmet par mail le document de 25 secondes, en fait tourné par l’un de ses enfants.

« Les véhicules arrivaient par le côté gauche de ma fenêtre et se sont stationnés juste en bas de chez moi (…) Ils avaient des armes à la main, je n’y connais rien mais c’était des armes longues. Ils se sont mis à tirer à droite à gauche de part (sic) et d’autres du convoi : ils ont notamment tiré sur un scooter qui roulait de droite à gauche, allant de la Canebière vers la Préfecture », raconte la femme sur PV le 7 juillet.

Sur la vidéo, six détonations sont audibles, le véhicule à tourelle caractéristique du Raid très identifiable et le passage en scooter de Mohamed Bendriss bien visible.

Cette témoin est à nouveau convoquée le 13 juillet suivant, pour répéter son témoignage, ainsi que sa fille particulièrement craintive à l’idée d’être entendue par la police. Cette dernière ne se rend dans les locaux de l’IGPN qu’après trois appels des officiers. « C’est la première fois que nous venons dans un commissariat, la première fois que nous témoignons, cela fait peur tout simplement », se justifie-t-elle, avant de décrire ce qu’elle a vu et filmé.

Le 2 juillet 2023, filmée depuis un appartement, la vidéo du convoi du Raid. On voit sur l’image qu’il est dépassé sur sa gauche par le scooter de Mohamed Bendriss.
Document Blast.

« J’ai vu qu’un monsieur était sur le toit du fourgon du RAID et qu’il était armé. Le fourgon et les autres voitures sont passés sous nos fenêtres et ils se sont tous arrêtés. J’ai entendu des coups de feu et j’ai vu que les policiers tiraient de partout et à la fin ils ont tiré sur un monsieur en scooter. Je n’ai pas compris pourquoi ils lui ont tiré dessus. En fait au départ c’est le monsieur du fourgon qui était sur le toit qui tirait et ses collègues se sont mis à faire pareil », détaille-t-elle.

« Pour moi, au départ, tous les policiers tiraient pour faire peur, en l’air mais c’est lorsque j’ai vu qu’ils tiraient sur le scooter que j’ai compris qu’ils visaient. Je ne sais pas qui, de tous ces policiers, ont tiré sur lui mais je pense que le premier à le faire est celui qui était sur le toit du blindé. En France c’est la première fois que je vois ça ! On est protégé en fait mais là j’ai l’impression que pas du tout. »

​Conformément à vos instructions

Impressionnée de se trouver pour la première fois dans une procédure judiciaire, et d’évidence encore choquée, la jeune femme prononce cette étonnante phrase, également mentionnée par Mediapart : « ​​Conformément à vos instructions, je m’engage à ne pas diffuser ce film à qui que ce soit ou à le montrer. Je prends acte qu’en cas de diffusion je pourrais être poursuivie par la justice. J’ai compris ce que vous me dites, je m’engage à respecter la loi. »

Cet engagement est d’autant plus troublant qu’il est répété. La vidéaste amateur dévoile ainsi qu’elle dispose d’une seconde vidéo sur l’arrestation d’un pillard présumé, blessé et pris en charge par l’équipe médicale du Raid. « J’ai eu peur de donner le film. Je vous le donne maintenant. Il s’agit d’un film de 29 secondes que j’ai fait après l’histoire du scooter, le jour des faits. » Et de réitérer son étrange serment : « Je prends acte que là encore je ne dois pas diffuser cette seconde vidéo, que je ne dois en parler à personne. »

Qu’un officier de l’IGPN, qui mène l’audition et retranscrit le procès-verbal, donne ainsi des instructions à un témoin paraît un rien baroque. D’autant qu’elles n’obéissent à aucune base légale. La vidéo a été tournée par un particulier sur ton téléphone privé et les personnes sur ces images, notamment les policiers, ne sont pas directement identifiables.

Cette forme de pression est difficilement explicable ou justifiable. Elle résonne en revanche comme un écho à une revendication récurrente des syndicats policiers, qui réclament de rendre illégal le fait de filmer les fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction. Votée dans la loi sur la sécurité globale d’avril 2021, l’interdiction avait été censurée par le Conseil constitutionnel .

Raid, vidéo et désarroi

Si ces curieuses méthodes et minutes d’audition n’ont pas ralenti les investigations, le temps pris par la hiérarchie du RAID pour transmettre la vidéo embarquée d’un de ses véhicules ne les ont pas fait avancer. Ce n’est qu’après deux réquisitions judiciaires que la justice va obtenir les images, le 28 juillet. Presqu’un mois après les faits.

La caméra du véhicule du Raid, sur la droite du toit.
Document Blast.

La caméra, située sur un mat au-dessus de la tourelle du véhicule blindé, saisit un moment décisif. « La veste de M. BENDRISS fait un mouvement soudain et s’étire de manière brusque du côté gauche du porteur de ce vêtement, lit-on dans le rapport d’exploitation de la vidéo rédigé ce même 28 juillet. Au même instant, un objet rond et noir de petite taille se détache de la silhouette de M BENDRISS semblant provenir du pan de la veste. » Le moment du tir.

Le moment précis où Mohamed B. essuie un tir du Raid.
Document Blast.

Au-delà de la réticence des policiers à coopérer, transparait une forme de malaise sur l’usage du Raid lors des révoltes. A la question du patron de l’IGPN de Marseille, qui lui demande si ses hommes sont habitués à ce genre d’opérations, la commandante zonale du Raid répond sans détour : « Absolument pas ! Le cœur de métier du RAID est la gestion de crise, qu’il s’agisse des attentats terroristes de l’assistance aux services judiciaires pour les interpellations difficiles les forcenés retranchés et preneurs d’otages », énumère la gradée, lors de son audition du 9 août.

​Missions assignées par nos chefs

« II reste que, étant une unité de gestion de crise c’est aussi le rôle du RAID que de s’adapter aux missions assignées par nos chefs. Pour autant, nos effectifs ne sont pas formés ni équipés spécifiquement pour ces missions. » Et la leader du RAID régional de conclure sur « nos process d’intervention en unité constituée, peu adaptés à la lutte contre les violences urbaines commises par des émeutiers très mobiles ».

Le véhicule du Raid (sur la droite) dans la nuit du 2 juillet, rue de Rome à Marseille, sur une image captée par le réseau de télésurveillance de la ville.
Document Blast.

RAID dans un cauchemar

Mis en examen le 10 août, l’un de ses hommes, le tireur de la tourelle – auteur présumé du tir qui a touché Mohamed Bendriss. confie un désarroi encore plus profond. « Ça fait à peu près un mois qu’on sait qu’on est reliés à la mort de ce jeune homme. Ça fait un mois qu’on va pas (sic) bien, je parle du groupe. Tuer quelqu’un c’est pas (sic) notre métier Quand on doit tuer quelqu’un c’est notre dernier, dernier recours On a tellement de moyens de neutraliser quelqu’un autrement Je le vis très mal. J’ai jamais (sic) été aussi stressé alors que j’ai vécu I Hyper casher je me suis fait tiré (sic) dessus à Saint Denis Magnanville », confie-t-il à la juge d’instruction.

On a pas à mourir à 27 ans dans des violences urbaines

« Dans nos vies, c’est peut-être une déformation professionnelle on sait toujours où on va. II y a des process qui font que l’inconnu on le découvre on s’adapte Je le vis mal parce qu’il y a la mort d’un homme, on a pas (sic) à mourir à 27 ans dans des violences urbaines. »
Le scooter sur lequel Mohamed Bendriss. a essuyé les tirs du RAID.
Document Blast.

En termes choisis, les choses sont dites. Et les propres mots des policiers, éloquents, de prouver que les critiques sur l’emploi de cette unité dans de telles circonstances ne sont pas seulement l’apanage d’avocats spécialistes des violences policières ou des organisations de défense des droits de l’homme.

« La première question c’est de savoir s’il est normal que le Raid soit envoyé en renfort pour rétablir la force publique dans un climat insurrectionnel », s’interroge ainsi Dominique Mattei, avocat d’un policier du RAID, sur BFM. Conseil de la compagne de Mohamed B., Arié Alimi considérait sur la même chaîne que « des policiers du Raid n’ont rien à faire dans le maintien de l’ordre ».

Si les points de vue semblent ici se rejoindre, la famille de la victime ne s’en consolera évidemment pas. Toujours en cours, l’information judiciaire sur cette affaire poussera-t-elle la justice jusqu’à interroger la chaîne hiérarchique et politique qui a conduit au drame ?

Vers une piste rarement explorée mais certainement à même de briser le cycle des violences.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret

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