« L’ancien secrétaire d’État américain, largement reconnu en tant que criminel de guerre, est toujours très admiré aux États-Unis ». Nous relayons ci-dessous un texte écrit par Tariq Ali.
1er décembre
Crédit photo : The U.S. National Archives
Source : VersoBooks
Enfin. Il est enfin mort. Le titre choisi par Rolling Stone en dit long : « Henry Kissinger, criminel de guerre adoré par la classe dirigeante américaine, est finalement mort ». C’était un criminel de rang mondial et, comme l’expliquait le regretté Christopher Hitchens, auteur chez Verso, dans son excellent livre polémique The Trial of Henry Kissinger, de nombreux délits, grands et petits, peuvent lui être imputés J’ai débattu avec lui en 1965 et j’en ai fait un compte-rendu dans Street Fighting Years. Il y a quelques années, le dernier biographe de Kissinger, Niall Ferguson, a retrouvé l’audio et a écouté le débat.
Les principaux crimes de Kissinger ont été commis en Indochine. Il a sans cesse retardé les pourparlers de paix, suggéré, organisé et défendu l’extension de la guerre au Kampuchea et soutenu le régime fou de Pol Pot qui a émergé dans son sillage. Pour son rôle en Indochine, il s’est vu décerner le prix Nobel de la paix par les ordures qui dirigeaient l’organisation pendant la Guerre froide. Dans une tentative de couvrir leurs arrières, ils l’ont décerné conjointement à Le Duc Tho, le premier négociateur pour le Viêt Nam. Celui-ci l’a refusé avec une déclaration très digne.
Au Chili, comme on le sait maintenant, Kissinger a joué un rôle central dans la préparation du coup d’État de Pinochet du 11 septembre 1973, qui a renversé le gouvernement socialiste du président Salvador Allende, mort sous une pluie de coups de feu à l’intérieur du palais de la Moneda. Les États-Unis (alias la « communauté internationale ») n’avaient pas encore l’habitude de qualifier ces événements de « changements de régime » pour défendre des « valeurs humanitaires ».
La pression organisée par Kissinger, Pinochet et les généraux mène à la confrontation. Que faire ? Un grand débat s’engage au sein de la gauche chilienne. Depuis La Havane, Fidel Castro envoie un message privé à Allende :
« J’imagine que les tensions doivent être fortes et que vous voulez gagner du temps pour améliorer l’équilibre des pouvoirs au cas où des combats éclateraient et, si possible, trouver un moyen de poursuivre le processus révolutionnaire sans conflit civil, en évitant toute responsabilité historique pour ce qui pourrait arriver. Ces objectifs sont louables. Mais si l’autre partie, dont nous ne pouvons pas juger les objectifs d’ici, continue à mener une politique perfide et irresponsable, en exigeant un prix impossible à payer pour l’Unité socialiste, ce qui est très probable, n’oubliez pas la force extraordinaire de la classe ouvrière chilienne et le soutien ferme qu’elle vous a toujours apporté dans les moments difficiles… Elle peut bloquer ceux qui organisent un coup d’État, maintenir le soutien des hésitants, imposer ses conditions et décider du sort du Chili. »
Kissinger est arrivé le premier. Le chef de l’armée Carlos Prats, plus libéral, a été assassiné ; Pinochet a accédé au pouvoir ; les coupistes ont triomphé. Nous avons perdu. L’économie néolibérale sous une dictature brutale était un modèle parfait pour cette période. Le nombre total de victimes – dont les socialistes, les communistes et les intellectuels de gauche – s’est élevé à des milliers.
Ailleurs, dans le monde, les États-Unis, Kissinger en tête, ont soutenu l’Afrique du Sud de l’apartheid et l’envoi de troupes sud-africaines pour écraser les forces de libération en Angola. Leur camp a essuyé une défaite. Cuba a envoyé des troupes pour aider les Angolais : la première grande défaite pour le régime blanc de Pretoria. Certains suggèrent que c’est Kissinger qui a proposé à Israël d’envoyer à l’État d’apartheid de Pretoria le savoir-faire nécessaire à la fabrication d’armes nucléaires, ce qu’il a fait. Il serait certainement dans l’ordre des choses qu’il l’ait fait, mais je n’ai pas encore vu de preuve de son implication directe dans l’ « opération Samson ».
En Asie du Sud, l’Inde possédant déjà des armes nucléaires, le gouvernement pakistanais de Bhutto était déterminé à ce que le Pakistan se dote des siennes. La Libye a accepté de financer l’ensemble du projet. Les États-Unis s’inquiètent, non pas tant pour l’Inde que pour Israël. Ce dernier voyait dans ce développement une « bombe arabe ». Dans ses mémoires de condamné à mort, If I am Assassinated, Bhutto écrit que lors d’une des visites de Kissinger au Pakistan en 1976, ce dernier l’a menacé à la manière d’un mafieux. Si Bhutto ne renonçait pas à la bombe, « nous ferons de vous un horrible exemple » avait-il expliqué. Un haut fonctionnaire du ministère pakistanais des affaires étrangères, présent lors de la réunion a confirmé ces propos des années plus tard, en janvier 2008 pour être précis, à un interviewer du Business Recorder :
« Kissinger a attendu un moment, puis a dit d’un ton cultivé : « Au fond, je ne suis pas venu pour vous conseiller, mais pour vous mettre en garde. Les États-Unis ont de nombreuses réserves sur le programme atomique pakistanais ; vous n’avez donc pas d’autre issue que d’accepter ce que j’ai à dire ». Bhutto sourit et demande : « Et si je refuse, que se passera-t-il ? » Kissinger devient très sérieux. Il fixe ses yeux sur ceux de Bhutto et crache : « Alors nous ferons de vous un horrible exemple ». Le visage de Bhutto rougit. »
Dans la nuit du 4 au 5 juillet 1977, un coup d’État approuvé par les États-Unis renverse le gouvernement. En septembre 1977, les grandes foules qui accueillaient Bhutto dans tout le pays avaient effrayé les militaires. Bhutto a été arrêté et accusée de meurtre. Le 4 avril 1979 à 2 heures du matin, après deux procès longs et controversés, il a été pendu. Encore une opération réussie de Kissinger. Il est désormais vénéré à Foggy Bottom (Quartier de Washington DC), régulièrement invité à la Maison Blanche. On lui a demandé conseil à la fois sur Mme Gandhi et le Sheikh Mujibur Rehman du Bangladesh. A-t-il suggéré que tous deux soient éliminés ? Rien ne le prouve, mais c’est loin d’être improbable. Mme Gandhi était très hostile à la dictature de Zia et Mujib s’était trop rapproché de l’Union soviétique. Alors pourquoi pas ? L’un des gardes du corps sikhs qui a tuée Indira Gandhi était passé par des camps d’entraînement sikhs dans les environs de Lahore, au Pakistan. Un triple meurtre serait un véritable exploit pour un professeur de Harvard autrefois modeste.
Un an avant l’effondrement de l’Union soviétique, Kissinger conseillait à la Maison Blanche que, même si le résultat était un « dictateur à la Pinochet », un nouveau système pouvait encore fonctionner. Parmi les BRICS, seule la Chine pleure sa mort. Il avait beaucoup aidé à organiser la visite de Nixon à Pékin et le rapprochement politico-économique qui s’en est suivi peu après et, ces derniers mois, il avait critiqué la logique de guerre froide adoptée à l’égard de Pékin. Il y a dix ans, il a été invité à la fête annuelle de The Nation à New York. Il hésitait à s’y rendre, mais n’a pas pu résister à l’envie de se mêler à l’ennemi. Un de mes amis l’a surpris en train de dire à Katrina van den Heuvel : « C’est étrange d’être à une fête où je sais que la plupart des autres personnes présentes pensent que je suis un criminel de guerre ». C’est probablement la phrase la plus vraie qu’il ait jamais prononcée.
Tariq Ali.
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