La CEDEAO survivra-t-elle au départ du Mali, du Niger et du Burkina Faso ?

Supporter of the Alliance Of Sahel States (ASS) wave flags of Burkina Faso, Mali and Niger and a placard reading ‘no to ECOWAS’ during a rally to celebrate Mali, Burkina Faso and Niger leaving the Economic Community of West African States (ECOWAS) in Bamako on February 1, 2024. (Photo by OUSMANE MAKAVELI / AFP)

Plus que jamais affaiblie et discréditée, la CEDEAO survivra-t-elle au départ du Mali, du Niger et du Burkina Faso ?


 2 MARS 2024

Afrique-CEDEAO : AESXIT de la CEDEAO : les suspendus tirent leur révérence !

Mme Samantha RAMSAMY journaliste et animatrice de l’émission AfricaConnect, recevait le 7 février le Dr Amadou Maïga, Economiste et Premier secrétaire parlementaire du Conseil National de la Transition au Mali et le Dr. Yves Ekoué AMAÏZO, Economiste et Directeur de Afrocentricity Think Tank, sur le thème : sanctions de la CEDEAO : l’AES crée une nouvelle institution sous-régionale.

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François FABREGAT

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SANCTIONS DE LA CEDEAO : L’AES CRÉE UNE NOUVELLE INSTITUTION SOUS-RÉGIONALE

Illustration 1
Afrique-CEDEAO : AESXIT de la CEDEAO, les suspendus tirent leur révérence !

Participation au débat : Contribution écrite du Dr. Yves Ekoué AMAÏZO (YEA)

Le 28 janvier une date sans aucun doute historique l’annonce simultanée des trois responsables de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) du retrait de l’AES composé du Burkina-Faso, le Mali, et du Niger de la CEDEAO. Abdoulaye Maïga, Ministre malien de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation, porte-parole du Gouvernement malien a fait l’annonce pour l’Etat malien : « Leurs Excellences le capitaine Ibrahim Traoré, le Colonel Assimi Goïta et le Général de brigade Abdourahamane Tchiani – respectivement chef d’Etat du Burkina Faso, de la République du Mali, de la République du Niger – prenant toutes leurs responsabilités devant l’histoire et répondant aux attentes, préoccupations et aspirations de leurs populations, décident en toute souveraineté du retrait sans délai du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest. Fait à Ouagadougou, à Bamako et à Niamey le 28 janvier 2024. Merci de vos très aimables attentions »28 janvier 2024, Bamako, Mali. Quelle est pour vous la légalité de la décision, votre avis sur ce point ?

YEA. Merci pour l’invitation et bonjour à mon co-débatteur, Dr. Amadou Maïga et aux téléspectatrices et téléspectateurs. Vous parlez de légalité alors que la CEDEAO (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) et l’UEMOA (Union économique monétaire ouest-africaine) ne respectent pas leur propre texte et surtout ne le font pas appliquer. Alors, la légalité ne dépend que de celui qui représente cette légalité. Si les dirigeants actuels de ces trois pays ont décidé d’un commun accord de quitter la CEDEAO, c’est qu’il s’agit d’une décision politique et donc légale et qui a été notifiée aux dirigeants restants de la CEDEAO.

Je voudrais rappeler que dans le protocole additionnel de la CEDEAO dit le « Protocole additionnel A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance[i] », les principes d’accession au pouvoir reposent sur au moins quatre principes :

  • l’organisation et la tenue des élections libres, honnêtes, et transparentes dans les délais régis par la Constitution ;
  • l’interdiction de tout changement anti-constitutionnel ainsi que tout mode non démocratique d’accession ou de maintien au pouvoir ;
  • la participation populaire aux prises de décision, le strict respect des principes démocratiques, et la décentralisation du pouvoir à tous les niveaux de gouvernement ; et
  • le fait que l’armée doit rester apolitique et soumise à l’autorité politique régulièrement établie avec comme restriction additionnelle qu’un militaire en activité ne peut prétendre à un mandat politique électif.

Or, la CEDEAO, créée par de nombreux militaires putschistes, a régulièrement « oublié » de faire respecter ces principes, notamment quand il s’agit de « coups d’Etat constitutionnels » par un abus des pouvoirs par un président militaire ou civil, mais aussi lorsqu’un « coup d’Etat militaire », sanglant ou pas, est suivi par des élections frauduleuses que la CEDEAO a déclarées comme étant parfaitement légitimes et donc légales.

Donc, parler de légalité de la décision des trois dirigeants militaires de l’AES revient à se poser la question de savoir si les dirigeants militaires putschistes qui ont créé ou dirigé la CEDEAO par le passé disposaient d’un pouvoir qui leur conférait une quelconque « légalité ».

La décision de l’AES de quitter la CEDEAO est légale et conforme à l’article 91 du traité de la CEDEAO : « Tout État membre désireux de se retirer de la Communauté notifie par écrit, dans un délai d’un (1) an, sa décision au Secrétaire exécutif qui en informe les États membres. À l’expiration de ce délai, si sa notification n’est pas retirée, cet État cesse d’être membre de la Communauté. Au cours de la période d’un (1) an visée au paragraphe précédent, cet État membre continue de se conformer aux dispositions du présent traité et reste tenu de s’acquitter des obligations qui lui incombent en vertu du présent traité ». Au plan juridique, la CEDEAO considère les pays de l’AES comme étant toujours membres de l’Organisation sous-régionale pour 12 mois, sauf que ces trois pays sont sous sanctions illégales et donc ils sont des membres suspendus. Le paradoxe et l’ambiguïté de la CEDEAO !

Bref, la question est éminemment politique et non juridique. Elle ne peut se résoudre que dans une négociation et des concertations approfondies soutenues par des conseils et avis d’experts africains indépendants y compris dans la Diaspora. Or, ce n’est pas ce qui se passe pour ces trois pays. La CEDEAO avait choisi la force, les sanctions et la guerre sur la base de décisions illégales de suspension, voire dans la pratique d’exclusion. On assiste donc aujourd’hui à la réponse du « berger » à la « bergère »… L’AES décide de quitter la CEDEAO, ouvrant ainsi la porte à des négociations de 12 mois avant l’effectivité juridique de la décision, comme cela est inscrit dans les textes de la CEDEAO. C’est d’ailleurs la même procédure pour quitter une agence des Nations Unies. Sur un plan purement politique et en toute souveraineté, la décision des dirigeants de l’AES est légale, même si elle n’a pas fait l’objet d’une concertation élargie et inclusive avec l’ensemble de la population dans le pays.

Dans un communiqué la CEDEAO a réagi. Les mots choisis demandent un décryptage pour comprendre ce qui se cache derrière. Il faudrait se référer au communiqué du 28 janvier 2024 de la CEDEAO qui affirmait ne pas avoir encore reçu le courrier officiel des trois pays de l’AES : voir https://x.com/ecowas_cedeao/status/1751652617443332307?s=20la CEDEAO considère qu’il s’agit d’une intention de quitter la CEDEAO et se réserve le droit d’offrir une position une fois la confirmation de la notification de quitter la CEDEAO reçue. La CEDEAO a donc bien pris acte et attend une notification formelle. Elle ne ferme pas la porte. Elle se dit ouverte à une solution négociée en vue du rétablissement de l’ordre constitutionnel dans les trois pays Niger Mali et Burkina Faso. Comment analysez vous cette réaction ? Deux poids deux mesures avec le cas du Sénégal ?

YEA. Dans le communiqué conjoint, les chefs d’État de l’AES ont exprimé leur regret de voir la CEDEAO s’éloigner des idéaux de ses pères fondateurs et du panafricanisme. Ils ont souligné que l’organisation était sous l’influence de puissances étrangères. A ce titre, la CEDEAO est devenue une menace pour ses États membres et leurs populations. Par ailleurs, la CEDEAO n’a pas apporté d’assistance suffisante aux États de l’AES dans leur lutte contre le terrorisme et l’insécurité. Face à cette situation, les chefs d’État du Burkina Faso, du Mali et du Niger ont pris leurs responsabilités devant l’histoire et ont décidé en toute souveraineté du retrait de leurs pays de la CEDEAO.

La réaction de la CEDEAO reste non lisible. Il n’y a pas si longtemps, cette institution sous-régionale prônait :

  • 1/ des sanctions radicales contre les peuples d’Etats enclavés contrairement aux principes des Nations Unies ;
  • 2/ une guerre contre des pays et peuples frères sur financement étrangers ;
  • 3/ un blocage des avoirs financiers de ces pays auprès des institutions bancaires sous contrôle de la France dans le cadre de la zone franc, et
  • 4/ un refus de soutenir la lutte contre le terrorisme réel ou provoqué sur le territoire de l’AES…

Alors après avoir mis de l’eau dans son vin de palme, il est difficile de croire à la sincérité de ces mêmes dirigeants. Alors, pourquoi ne pas avoir adopté cette attitude dès le départ ?

La CEDEAO a enfin compris que les Etats membres ne sont pas aux ordres de quelques Etats qui apparaissent comme des courroies de transmission de décisions extérieures à la zone et surtout ayant pour objet non pas de trouver des solutions aux problèmes des Peuples de ces pays mais de faciliter la défense des intérêts des pays qui ont une influence sur les principaux dirigeants de la CEDEAO. Alors, face à une impossibilité de négocier,  quitter la CEDEAO représente pour le Groupe Afrocentricity Think Tank, une volonté d’imposer une négociation et des concertations approfondies, sans hypocrisie et sans intervention étrangère entre les pays de l’AES et ceux qui restent dans la CEDEAO, ce sur une durée de 12 mois. La base de la négociation entre l’AES et la CEDEAO n’est plus sur la réintégration de l’AES dans la CEDEAO, mais plutôt sur l’ouverture de la CEDEAO à « une solution négociée en vue du rétablissement de l’ordre constitutionnel dans les trois pays Niger Mali et Burkina Faso ». Alors, pourquoi ne pas avoir proposé cela dès le départ ? La CEDEAO était-elle sous influence extérieure ? La réponse est malheureusement affirmative.

Concernant la comparaison avec le Sénégal, vous parlez de deux poids deux mesures. Mais après des déclarations de principe et sans impact, la CEDEAO a enfin exigé le 6 février 2024 de l’exécutif sénégalais, notamment du Président Macky Sall de « rétablir le calendrier électoral » conformément à la Constitution sénégalaise[ii]. Il ne s’agit d’ailleurs pas nécessairement de rétablir le calendrier électoral initial mais d’avoir un communiqué qui finit par défendre, voire sauver le cas « Macky Sall ».

Rappelons que selon le protocole additionnel de la CEDEAO, le Sénégal de Macky Sall a violé l’article 2 qui porte sur les élections et qui indique dans deux de ses alinéas ceci :

  • aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques.
  • les élections à tous les niveaux doivent avoir lieu aux dates ou périodes fixées par la Constitution ou les lois électorales.

D’ailleurs, on assiste à des démissions en cascade de certains des ministre du Président Macky Sall. Reste à savoir quel est le poids d’une CEDEAO à 15, réduite à 12 pays, sur un pays souverain qu’est le Sénégal ? Pour une fois, elle exhorte « les forces de l’ordre sénégalaises » à « faire preuve de la plus grande retenue » et à protéger les droits fondamentaux de tous les citoyens. Un véritable sursaut de la CEDEAO pour sauver sa crédibilité auprès du Peuple sénégalais… On se demande pourquoi la CEDEAO ne l’a pas fait en 2005 au Togo quand il y a eu un coup d’Etat militaire et constitutionnel par Faure Gnassingbé, l’actuel président illégal du Togo dans son 4e mandat approuvé par la CEDEAO, et qui est venu au pouvoir avec plus de 500 morts, plus de 2000 blessés, selon un rapport officiel non exhaustif des Nations Unies. Suite à une plainte officielle auprès de la Cour de Justice de la CEDEAO, la Cour doit prendre une décision en urgence pour constater l’illégalité et l’anticonstitutionnalité de l’exécutif togolais. Cela fait près de 24 mois que cette décision est attendue.

Phase de retrait. S’agissant du retrait quel est le processus envisagé ? Quelles sont les conditions requises ?

YEA. En fait, dès lors que l’AES a indiqué son intention de quitter la CEDEAO, il y a encore la possibilité de négocier pendant 12 mois avant que le retrait ne soit effectif. Mais, dans le cas de la Mauritanie qui a quitté la CEDEAO en 2001, il n’y a pas eu des négociations pour que la Mauritanie revienne au sein de la CEDEAO. Pourquoi voulez-vous que les pays de l’AES ne suivent pas le chemin tracé par la Mauritanie ? Le retrait annoncé au plan régional trouvera des solutions au cas par cas par des accords bilatéraux entre chacun de ces trois pays et les autres pays de la CEDEAO. Il n’y a aucune condition requise autre que de respecter les chefs d’Etat de l’AES comme des pairs.

On ne le dit pas assez mais la CEDEAO est une communauté d’institutions sur le modèle calqué sur le modèle de l’Union européenne avec une commission, une Cour de Justice de la communauté, une banque – la BIDC Banque d’investissements et de développement de la CEDEAO, une organisation ouest-africaine de la Santé, etc. Je voudrais évoquer les enjeux financiers de cette sortie des pays du Sahel de l’organisation ouest-africaine : Que deviennent les investissements de la BIDC la banque de la CEDEAO au Mali, au Burkina Faso et au Niger ?

YEA. La BIDC est une institution financière régionale qui finance des projets de développement dans la sous-région ouest-africaine, souvent en complémentarité avec la BOAD et d’autres institutions financières. Après le départ de ces trois pays membres de la CEDEAO le 28 janvier 2024, les investissements de la BIDC au Mali, au Niger et au Burkina Faso pourront être affectés après les 12 mois de négociation.

Si cela devait se confirmer, les ressources de financement affectées à ces trois pays seraient réaffectées. Mais il faut savoir qu’à la Banque africaine de développement, comme à la BOAD, il y a des pays non-régionaux, donc non membres de la zone économique concernée. Donc les pays de l’AES peuvent continuer à être membres non CEDEAO de la BIDC. Donc, il s’agit pour le moment de la pure spéculation en attendant les résultats des négociations. Les changements de priorité au sein de la BIDC se feront après les négociations.

Les risques de remboursement sont faibles car les richesses qui sont en train d’être mises en valeur dans ces trois pays sont importantes. La capacité de remboursement des emprunts pourrait se faire avec le soutien de pays non alignés sur les pays de l’OTAN et de l’Union européenne, notamment les 11 pays du BRICS Plus.

Les pays du Sahel qui sont des contributeurs au capital de la BIDC vont-ils cesser de l’alimenter ? On est à moins de 3 % de contribution, c’est faible comparé au Ghana ou au Nigeria qui contribuent à hauteur respectivement de 20 % et 30 % ?

YEA. La décision de contribuer ou de ne pas contribuer comme actionnaire de la BIDC va dépendre des négociations en cours et étalées sur 12 mois. Mais, le problème posé est celui de la BIDC et moins celui des pays de l’AES qui pourraient profiter pour transférer leur capital vers d’autres institutions financières, notamment la Banque de développement des BRICS qui dispose de conditions meilleures en termes d’emprunts et de conditions de remboursement.

Le Mali et plus globalement l’AES ont-ils récupéré tous leurs avoirs après le gel de la BCEAO ?

YEA.  A ma connaissance, la réponse est négative. C’est justement, ce qui fait l’objet de la négociation et qui explique aussi pourquoi les pays de l’AES n’ont pas quitté l’UEMOA[iii] alors que la cour de justice de l’UEMOA a rendu un arrêt constatant l’illégalité des sanctions, y compris financières contre les pays de l’AES.

Pour le cas spécifique du Mali, c’est dans un  communiqué rendu public le 1er février 2022 que le Ministre de l’Économie et des Finances du Mali, Alousséni Sanou, a informé les investisseurs que, suite aux conclusions des sommets extraordinaires de la CEDEAO (Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest) et de l’UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest Africaine), tenus le 9 janvier 2022 à Accra (Ghana), la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a pris les mesures suivantes à l’encontre de l’État du Mali:

  • le gel des avoirs de l’État malien et des entreprises publiques et parapubliques à la BCEAO ;
  • le blocage de tous les transferts de l’État malien passant par les systèmes de paiement de la Banque Centrale.

Ces mesures ont été prises en réponse aux sanctions illégales imposées par la CEDEAO et l’UEMOA[iv… Ces restrictions n’ont pas conduit à un manque de liquidités dans les banques commerciales, et n’ont pas ou n’ont eu que très peu d’impact sur le paiement des salaires des fonctionnaires maliens. A ce propos et dans le cadre d’une mesure d’urgence, la cour de justice de l’UEMOA a suspendu les sanctions, considérées comme illégales[v].

Sur ce qui peut ou ne pas changer après un retrait effectif de l’AES de la CEDEAO, il faut s’attendre à quoi au niveau des échanges intra-africains ?

YEA. Je pense qu’il faut que chacun comprenne qu’avant d’aller vers des accords sous-régionaux, il a fallu signer des accords bilatéraux entre les Etats de la sous-région. Aussi, si les accords bilatéraux entre chacun des pays de l’AES sont maintenus avec chacun des autres pays de la CEDEAO, il n’y a aucun problème pour les échanges intra-africains, notamment pour la circulation des personnes, des biens et du capital. Concrètement et en guise d’exemple, si un accord bilatéral intervient entre le Mali et la Côte d’Ivoire et que cet accord accepte la réciprocité pour la non-délivrance de visas, l’absence de carte de séjour, la libre-circulation entre les deux pays, alors, il n’y aura pas de nouvelles frontières. Il faut donc s’attendre peut-être même à un accroissement des échanges puisque pour la première fois, les pays concernés seront « obligés » de constater les biens échangés et donc leur interdépendance[vi]. Or, une fois ce constat effectué, cette interdépendance ne peut que s’accroitre si la volonté politique est au rendez-vous de part et d’autre.

Faut-il s’attendre à des répercussions sur le panier des ménages ?

YEA : Vraisemblablement, les restrictions et autres limitations dans les échanges pourraient dans le court terme contribuer à une augmentation des prix. Mais, rapidement une fois que les accords bilatéraux viendront confirmer qu’aucun des pays ne s’oppose à la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux et donc qu’ils soutiennent l’intégration régionale, la pression inflationniste sera neutralisée. Mais, la question de la sortie de la monnaie française qu’est le Franc CFA sera posée.

Cette sortie de la CEDEAO par les pays de l’AES est-elle en mesure de freiner les relations bilatérales et multilatérales ?

YEA. De mon point de vue, absolument pas. Au contraire, cela va approfondir les relations bilatérales et multilatérales en renforçant la complémentarité et la spécialisation dans les chaines de valeur.

Sortie de la CEDEAO. On regarde tous du côté de l’UEMOA puisque l’Alliance des Etats du Sahel travaille activement sur la création d’une monnaie commune pour sortir du FCFA. Est-ce que l’AES prépare sa sortie de l’UEMOA ?

YEA.  Il n’y a pas à ma connaissance une déclaration officielle des dirigeants de l’AES allant dans le sens d’une sortie imminente de l’UEMOA, et en filigrane de l’utilisation d’une monnaie alternative et commune qui viendra succéder, voire remplacer le Franc CFA. Or, pour que cela ait lieu, il faut avoir étudié le dossier comme dans le cas de la Mauritanie qui a quitté la CEDEAO en décembre 2000 suite à un préavis en décembre 1999, soit 12 mois avant. Ce pays a créé sa propre monnaie : le Ougiya ou Ouguiya qui signifie « once » en arabe hassaniya et qui valait à l’origine, une once d’or. Adossée à l’or à ses débuts, cette monnaie comme la monnaie malgache, l’ariary malgache est non décimal. L’ouguiya mauritanien est devenu la monnaie officielle de la Mauritanie depuis 1973 et son code devise est MRU. Les billets sont en coupures de 50, 100, 200, 500, 1 000 ouguiyas. Les pièces en circulation ont des valeurs de 1/5, 1, 5, 10 et 20 ouguiyas.

À titre indicatif, en novembre 2021, un euro valait 41,70 MRU ; un dollar américain autour de 36,35 MRU et un franc CFA valait 0,06 MRU.

Le 6 février 2024, un Euro valait 42,61 MRU, un dollar américain valait 39,62 MRU, et un Franc CFA valait 0,06 MRU.

Quels sont les scénarios possibles pour une monnaie commune et alternative pour les pays de l’AES ?

YEA. D’abord les possibilités existent.

Le scénario est d’accepter le principe que la monnaie de l’AES, une monnaie commune, sur la base d’une décision politique, sera adossée à une ou des matières premières, notamment l’or.

Puis, il faudra accepter le principe de digitaliser l’or sous forme de représentation digitale de l’or. On parle de « tokenisation » de l’or (ou jeton) qui est une innovation qui consiste à représenter la propriété de l’or physique par le biais de jetons numériques en utilisant des technologies décentralisées et sécurisées, notamment la technologie du « blockchain ». Concrètement, chaque jeton représente une fraction d’or physique, ce qui permet aux investisseurs d’acquérir et de détenir de l’or de manière numérique. Il s’agit de démocratiser l’or et surtout faciliter la mise en œuvre des trois fonctions de la monnaie à savoir l’unité de paiement, l’unité de compte et l’unité de réserve et donc d’investissement par l’utilisation accrue des fonctions digitalisées. Ainsi, la banque centrale et les banques de second rang devront évoluer vers des processus de digitalisation…

La monnaie elle-même devra être digitale et les paiements passeront par le téléphone portable. Encore faut-il s’assurer d’avoir la possibilité de passer par d’autres systèmes de paiement alternatifs au système privé SWIFT – Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication[vii]. Il s’agit d’un réseau de messagerie contrôlé par le monde occidental qui permet d’effectuer des virements internationaux entre les banques. Il s’agit d’un système utilisé pour réaliser des transactions financières à l’échelle mondiale. Le code SWIFT est également connu sous le nom de code BIC (Bank Identifier Code). Mais pour ne pas avoir à subir des sanctions inconditionnelles et unilatérales, il est recommandé de pouvoir identifier des systèmes alternatifs comme le CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) de la Chine[viii] ou le SPFS (Financial Message Transfer System de la Russie.

En effet, le système SWIFT a été utilisé pour des sanctions en 2012 contre l’Iran en référence à l’interdiction des pays du G7 de l’autoriser à mener son programme nucléaire, et en 2014 où la Russie a été menacée d’exclusion de SWIFT lors de la crise de la Crimée et des exclusions de banques russes sont opérationnelles depuis le conflit OTAN/Ukraine/Russie contre la Russie.

La conséquence face à ces sanctions unilatérales des dirigeants occidentaux est que la Russie a instruit sa Banque centrale pour trouver des alternatives. Cette banque centrale russe a commencé dès 2017 le développement de SPFS (Financial Message Transfer System), en utilisant la même technologie disponible à la fois pour SWIFT et CIPS.  Le SPFS est adopté dans l’espace russe mais aussi par de nombreuses filiales des grandes banques russes en Allemagne, en Suisse et dans le monde.

Quant à la Chine, elle a commencé dès 2012 à développer son propre système de messagerie financière : le CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) qui est devenu opérationnel en 2015. Le CIPS est géré par la Banque Populaire de Chine et couvre essentiellement la Chine et Hong Kong.  Mais l’Inde est dans un processus d’adoption du CIPS et surtout des équivalences entre le CIPS, le SPFS et SWIFT sont en train de se mettre en place, limitant les risques de sanctions unilatérales occidentales.

Mais avant de passer à la digitalisation de l’or et s’assurer qu’aucun stock d’or physique ne quitte le territoire de l’AES, il est fort probable que ces pays passent par une période transitoire où la monnaie commune soit adossée à un panier de monnaies.  Là encore, il faudra choisir principalement les monnaies des pays avec lesquels les pays de l’AES ont des échanges commerciaux importants, sans velléités de sanctions unilatérales et qui ouvrent des perspectives d’utilisation non seulement des compensations, mais aussi des systèmes CIPS et SPFS avec en filigrane la technologie décentralisée des blockchains pour assoir la monnaie et des banques digitales.

Conclusion : L’ambition de la CEDEAO, c’était de promouvoir l’unité l’intégration du continent au niveau régional la région ouest africaine… Elle vacille contrairement aux autres organisations du continent la SADC, l’EAC la CEEAC pour l’Afrique centrale. Comment voyez-vous l’avenir de l’unité de l’intégration ouest-africaine ?

YEA. Je ne suis pas sûr que les avancées en termes d’intégration régionale soient plus importantes dans les autres commissions économiques régionales africaines que vous avez citées. La CEDEAO est un instrument d’intégration qui a refusé le « Développement ». En supprimant les objectifs de développement, les pays de l’AES ont compris que le volet Economique pourrait se faire à leur dépens et ont décidé de quitter ce système. Il appartient aux dirigeants de la CEDEAO d’avoir une discussion franche et sans hypocrisie sur le bilan de la CEDEAO en termes d’intégration régionale, monétaire, etc. …

Si ce bilan est fait sur une base indépendante, il faut s’attendre à une mort programmée de la CEDEAO du fait de l’émergence de nouvelles entités sous-régionales plus ou moins formelles comme l’AES, mais aussi l’initiative Atlantique du Maroc. Tout ceci ne pourra pas faire l’économie d’un débat de fond sur les valeurs, le rôle et l’utilité des institutions régionales et continentales y compris l’Union africaine. En réalité, il faut quitter l’Union africaine pour l’Interdépendance africaine. Cela se fera par petit pas, entre des Etats qui ont d’abord pour ambition de défendre la souveraineté des peuples africains et refusent de voir leurs matières premières être achetées à vil prix et surtout ne pas être transformées sur place en Afrique à des fins de création d’emplois et de richesses inclusives et partagées.

Votre mot de fin ?

YEA. À force de refuser collectivement l’inclusivité, la CEDEAO a creusé sa propre tombe, surtout qu’en guise d’inclusivité, certains dirigeants africains ont choisi de s’aligner sur les positions de chefs d’Etat en Occident qui ne se soucient guère de la priorité des peuples africains, à savoir leur souveraineté, leur dignité et surtout le refus de se voir déposséder de leurs biens[ix], que ce soit directement ou par procuration, cette forme de néo colonisation postindépendance juridique, notamment avec et par des apostats africains ou non africains. Pour faire quelque chose de nouveau en termes d’intégration régionale, les pays africains devront apprendre à déconstruire pour reconstruire des nouvelles formes d’intégration sous-régionales sur des bases d’affinité et de complémentarité au service de leurs peuples respectifs. Personne ne pourra faire l’économie du combat contre tous ceux qui luttent pour défendre des intérêts étrangers, partisans, ésotériques et claniques qui s’apparentent de plus en plus à des combats contre le Peuple africain. La vraie question est de savoir si la CEDEAO pourra survivre à sa politique anti peuple africain.

Je vous remercie pour l’invitation. YEA.

7 février 2023

Dr. Yves Ekoué AMAÏZO,

Directeur de Afrocentricity Think Tank

Contact : yeamaizo@afrocentricity.info

Débat et Podcast : https://www.youtube.com/watch?v=fMe6HhyzDhQ : « affamer les populations qui n’ont pas accès à la mer est un crime »

VPN: https://www.facebook.com/share/p/Yc7f6RQ8krR9jyTo/?mibextid=2JQ9oc

NOTES

[i] CEDEAO (2001). « Protocole A/SP1/12/01 sur la démocratie et la bonne gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité ». Accédé le 6 février 2024. Voir https://www.eisa.org/pdf/ecowas2001protocol1.pdf

[ii] Senego.com (2024). « La CEDEAO hausse le ton et demande de « rétablir le calendrier électoral » au Sénégal (communiqué) ». Accédé le 6 février 2024. Voir https://senego.com/urgent-la-cedeao-hausse-le-ton-et-demande-de-retablir-le-calendrier-electoral-au-senegal-communique_1657875.html

[iii] REUTERS (2024). « Le Mali reste membre de l’UEMOA, dit le ministre des Affaires étrangères ». In www.boursier.com. 31 janvier 2024. Accédé le 6 février 2024. Voir https://www.boursier.com/actualites/reuters/le-mali-reste-membre-de-l-uemoa-dit-le-ministre-des-affaires-etrangeres-354279.html

[iv] Malizine.com (2022). « Gel des avoirs du Mali par la BCEAO… : Le ministre de l’Économie dénonce et déplore « ces pratiques contraires aux règles de fonctionnement du marché monétaire et financier régional… ». In Malizine.com. 3 février 2022. Accédé le 6 février 2024. Voir https://malizine.com/2022/02/03/gel-des-avoirs-du-mali-par-la-bceao-le-ministre-de-leconomie-denonce-et-deplore-ces-pratiques-contraires-aux-regles-de-fonctionnement-du-marche-monetaire-et-financier-regional/

[v] Le Point Afrique et AFP (2022). « Mali : la cour de justice de l’UEMOA ordonne la suspension des sanctions. DÉCISION. Alors que la CEDEAO se réunit vendredi 25 mars, la cour de justice de l’UEMOA vient de suspendre les sanctions économiques adoptées contre le Mali le 9 janvier ». In Le Point Afrique. 24 mars 2022. Accédé le 6 février 2024.Voir https://www.lepoint.fr/afrique/mali-les-sanctions-suspendues-par-la-cour-de-justice-de-l-uemoa-24-03-2022-2469516_3826.php#11

[vi] Amaïzo, Y. E. (1980). De la dépendance à l’interdépendance. Mondialisation et marginalisation : une chance pour l’Afrique ? Editions l’Harmattan : Paris.

[vii] SWIFT – La Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication a été initialement créé par un groupe de banques américaines et européennes en réponse à leur besoin d’un système de communication standardisé unique.

[viii] Sieber, S. (2022). « L’alternative chinoise au SWIFT, le système CIPS, va transformer le paysage financier mondial ». In Les observateurs.ch. 6 mars 2022. Accédé le 7 février 2024. Voir https://lesobservateurs.ch/2022/03/06/lalternative-chinoise-au-swift-le-systeme-cips-va-transformer-le-paysage-financier-mondial/

[ix] Amaïzo, Y. E. (sous la Dir.) (coll.) (2002). L’Afrique est-elle incapable de s’unir ? Lever l’intangibilité des frontières et opter pour un passeport commun. Editions l’Harmattan : Paris, 667 pages.

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