Gisèle Pélicot, Taylor Swift, Lucie Castets. Un billet par VP.

 

Par aplutsoc le 21 septembre 2024
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Samedi 21 septembre, peut-être que ce métastasique gouvernement Macron/Barnier adviendra ce jour, peut-être pas. Mais il est bien possible que dans la durée, ce soit un autre sujet, apparemment autre, qui reste comme marque du moment présent, de cette rentrée 2024. Ce sujet autre, apparemment autre, c’est le « procès Pélicot ».

Gisèle Pélicot a été violée pendant des années par des dizaines d’hommes auxquels son mari Dominique Pélicot l’a livrée en la droguant. Inutile ici de détailler les faits, largement connus et médiatisés. Ils ont été établis suite à l’arrestation de Dominique Pélicot dans une autre affaire dite « de mœurs », son épouse, malade des traitements subis mais n’en ayant pas eu conscience, n’ayant pu porter plainte qu’une fois ceux-ci avérés sans aucun doute possible puisque ces viols ont abondamment été filmés par leur organisateur.

L’évènement important, c’est alors l’affirmation de Gisèle Pélicot voulant apparaître à visage découvert et refusant donc le huis clos, soutenue par ses enfants, appelant à ce que « la honte change de camp » et voulant combattre pour « toutes les femmes », et attirer l’attention sur le phénomène de la soumission chimique.

De leur côté, les 54 accusés, sur 83 soupçonnés, donnent l’image d’un monde masculin de prolétaires, de chômeurs et de travailleurs indépendants, parfois de militaires, le tout d’un conformisme et d’une banalité profondes.

La honte a effectivement changé de camp et la cause de Gisèle Pélicot, bien que pas tout de suite, a commencé à apparaître comme une cause féministe, le tout dans le silence assourdissant du monde officiel et politique.

Mais la dignité absolue de Gisèle Pélicot suscite l’irritation, l’énervement et les contre-attaques des tenants de l’ordre, pour qui elle devrait, au fond, se cacher et se taire, bien qu’ils n’osent le dire trop ouvertement, parce que cette dignité absolue est une menace envers leur ordre.

On a vu un avocat de la défense expliquer qu’il n’y a viol que si le violeur est conscient de violer, sinon il n’y a pas viol. On a vu cette défense tenter d’insinuer que la victime aurait aidé à susciter ce dont elle a été victime. On a vu une avocate se répandre sur les réseaux sociaux à dénoncer les « extrémistes de la pensée » qui voudraient soi-disant « museler » la défense des violeurs -lesquels, en tant qu’accusés, ont en effet droit à une défense équitable, là n’est pas la question. Sans oublier le maire de Mazan, proche du RN, s’exclamant que tout de même, ce qui s’est passé là n’est pas si grave : il n’y a pas eu « mort d’homme ou d’enfant ».

En fait, la violence dégradante de ces réactions a enfoncé le clou en couvrant de honte leurs auteurs et autrices … mais pas encore à leurs propres yeux …

En quoi la dignité absolue de Gisèle Pélicot est-elle une menace pour l’ordre établi ?

La raison est donnée par exemple par le chanteur Renaud : « Je ne sais pas si c’est juste de prendre la parole en tant qu’homme aujourd’hui et j’espère que le faire ne portera pas préjudice à cette cause, mais je souhaite apporter mon soutien total ainsi que mon admiration à Gisèle Pelicot dont la vie me bouleverse. (…) J’espère de tout mon cœur que le courage d’avoir demandé des audiences publiques fera enfin bouger cette société patriarcale, et nous les mecs, quant aux violences faites aux femmes et aux enfants. »

Ou par l’ami et camarade Michel Broué : « Ceux qui doivent réfléchir, travailler sur eux-mêmes, affronter leurs démons, ce sont les hommes. » (La banalité du mâle ?, billet de blog du 16 septembre).

Michel Broué avait pris une initiative politique importante, le 30 avril dernier, en initiant dans le journal Elle un appel aux hommes, entendez par là les individus du genre masculin, à soutenir le mouvement #MeToo : « C’est le pouvoir et son instinct de domination qui s’acharnent, comme toujours, comme partout, sur les plus vulnérables. Nous refusons de nous reconnaître dans cette masculinité hégémonique. Devoir par exemple réserver la douceur et le soin au genre féminin est absurde : un homme ça pleure, un homme ça aime, un homme ça peut être bouleversé. »

Un homme « normal » est heurté par ce qui a été fait à Gisèle Pélicot, mais il peut aussi se sentir heurté par un supposé soupçon qui l’engloberait dans la masculinité des violeurs potentiels, étayé par le fait que les accusés sont tous des « hommes normaux ». Il est certes tout à fait légitime, c’est même sain et il serait inquiétant de ne pas ressentir cela, d’être affecté par l’éventualité d’un tel soupçon.

Mais pourquoi risquer de le ressentir aussi comme une menace, ressenti qui est exploité par les forces sociales accusant le féminisme, #MeToo, d’ « exagérer » et de menacer toute liberté relationnelle dans les mœurs ?

Parce que ce qui est menacé ici est bien la masculinité et le patriarcat, qui sont des rapports sociaux fondamentaux et pas forcément des défauts individuels par essence propres aux mâles, même s’ils produisent massivement de tels défauts.

Ce rapport social, de domination masculine et dans lequel la domination est ontologiquement masculine (même lorsqu’exercée occasionnellement par des femmes, de Sémiramis à Thatcher en passant par Catherine II), donne forme aux relations affectives interindividuelles, ce pourquoi sa mise en cause est aussi une mise en cause individuelle, sans qu’il y ait lieu à culpabiliser ou à soupçonner systématiquement. D’autant que chaque individu, dans ce rapport social, en est certes, comme pour tout rapport social, un transmetteur, mais aussi une victime, les hommes compris.

Cette mise en cause arrive, semble-t-il, aujourd’hui à maturité. #MeToo en est une manifestation, loin d’être la seule. Le Chili, l’Argentine, la Pologne, ont connu des mouvements sociaux féminins de masse, bien entendu appuyés par des hommes, de toute première importance, pour la sauvegarde ou l’instauration des libertés individuelles à disposer de soi-même (droit à l’avortement). Ceci est au cœur de l’affrontement sur la question de la liberté et des droits fondamentaux qui déchire les États-Unis, pour ou contre Trump et ce qu’il représente. Les grèves et manifestations bélarusses en 2020 ont placé les femmes en situation stratégique et motrice, et la guerre en Ukraine renouvelle la lutte pour l’égalité dans la société en relation avec l’engagement militaire, de manière ouverte depuis février 2022, mais cela avait en réalité commencé dès 2014 et avait été invisibilisé, ce que souligne le syndicat de soldates Veteranka. En Iran, le mouvement « Femmes, Vie, Liberté », réprimé mais pas vaincu, place le combat des femmes contre le port du voile islamique et pour l’égalité comme pivot central de l’affrontement social contre l’État et flamme vivante de la révolution.

Ce sont là des faits massifs. Le retentissement profond du procès Pélicot s’inscrit pleinement dans cette séquence historique majeure. Mais ce rappel montre aussi que, dans la lutte des femmes comme dans la lutte des prolétaires, il y a deux camps qui s’affrontent et que le camp d’en face ne désarme pas, il contre-attaque, modernise ses méthodes (la « soumission chimique » …), frappe et tue, massivement.

Les viols de masse, cette forme extrême de terreur répressive, en Syrie, dans les zones occupées d’Ukraine, au Tigré … et les sévices exercés par toutes les polices politiques, prisons israéliennes comprises, nous le rappellent -et nous rappellent aussi que le rapport de domination physique sur les femmes et les enfants fait aussi énormément de victimes parmi les hommes adultes, que quand il y a « viols de guerre » une partie de la population masculine est elle aussi directement victime de cette forme extrême de masculinité hégémonique.

Il s’agit du plus ancien rapport de domination. Michel Broué, dans sa récente tribune, cite Françoise Héritier pour qui « Le comportement d’agression des hommes à l’égard des femmes n’est pas un effet de la nature animale et féroce de l’Homme, mais de ce qui fait sa différence, qu’on l’appelle conscience, intelligence ou culture ». J’exprimerai ici une nuance, une précision : la domination masculine n’est pas le propre d’Homo Sapiens. Elle prédomine chez une majorité (pas la totalité) de mammifères. Il s’agit donc bien d’un rapport social d’origine animale (car il y a société chez les animaux), qui reçoit dans notre espèce une forme, ou plusieurs, à travers le langage, la culture, etc., mais n’en est pas une conséquence.

Notre espèce est à la fois peut-être la pire sur le plan de la violence masculine, et celle ayant la plus grande aptitude à la mise en cause et au remodelage de ses propres relations sociales, ce qui fait son histoire, et lui confère sa relative liberté. Cette variabilité augmente d’ailleurs entre les grands singes si on les compare les uns aux autres (tout près de nous, les chimpanzés robustes sont des masculinistes dominateurs qui nous ressemblent assez, alors que les bonobos ont des rapports sociaux régulés et relativement pacifiés par des groupes de femelles sexuellement complices). Cette variabilité éclate à l’intérieur même de notre espèce, dans son histoire faite de sauts qualitatifs appelés aujourd’hui des révolutions.

Bien entendu, reconnaître que le rapport de domination masculine remonte à plus loin que notre espèce et est antérieur au langage, n’en fait pas un ordre « naturel » ou « animal » essentiel ou indépassable.

Notre époque a besoin d’une révolution mettant fin à la fois au rapport de domination le plus récent et le plus anonyme et impersonnel, celui du capital qui ne veut rien d’autre que s’accumuler de manière accélérée, et au rapport le plus ancien, le rapport patriarcal ou rapport de domination masculine.

C’est le tourbillon dans lequel le capital entraîne l’espèce et toute la géobiosphère qui conduit à cette double nécessité. La dimension féminine de plus en plus affirmée des révolutions et insurrections dans le monde depuis une dizaine d’année est un signe puissant de cette maturation, et l’assumer pleinement apporte un renouveau radical de force à toutes les mobilisations. Les forces d’avant-garde de la contre-révolution l’assument à leur manière : le pouvoir chinois réprime en même temps la féministe Huang Xuebin et l’organiser d’ouvriers Wang Jianbing. Rien de fortuit.

Ce trait massif du moment actuel des révolutions et des guerres n’est souvent pas assez perçu ni compris dans les débats militants qui s’embarquent souvent sur des thématiques surdimensionnées, autour de constructions idéologiques telles que l’intersectionnalité, ou en France l’écriture inclusive, etc. Je ne crois pas utile de développer ces points ici, que j’ai déjà abordés ailleurs, mais qui me semblent de moindre importance que la saisie de la transformation principale qui a commencé, à savoir le fait que les crises sociales révolutionnaires vont de plus en plus porter aussi, directement, contre la domination patriarcale masculine, pour le plus grand bien des femmes, des enfants, des hommes, et de toutes les formes de relations affectives et sexuelles égalitaires et partagées.

Ce fait a une influence culturelle globale croissante, certes « récupérable » ou retournable par l’industrie des médias et la marchandisation des représentations, mais alimentée de manière continue par les besoins sociaux profonds.

Prenons un autre fait « sociétal » comme on dit, à l’interface du politique : le soutien de la chanteuse-compositrice-interprète Taylor Swift à Kamala Harris, contre Donald Trump, dont on sait le cri du cœur (Trump peut-il être sincère ? A mon avis, là, il l’est) : « Je déteste Taylor Swift ».

On pourrait être tenté de minimiser l’énorme signification politique d’un tel fait. Le camarade John Reiman le juge très important mais trouve quand même que cela illustre la « mentalité lamentable de la plupart des Américains ». Les vedettes ont une grande importance dans l’appréhension du monde de la plupart des Américains, certainement. Est-ce lamentable ? Je n’en suis pas sûr :  les peuples font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont.

Il faut lire, écouter et regarder Taylor Swift – et faire cet effort si musicalement, ce n’est pas votre tasse de thé, ce qui peut se comprendre ! On y reçoit l’image, et c’est la réalité, d’une jeune femme combattante individuelle dans un monde d’hommes et de chefs façonné par le fric, qui s’y fait sa place à la force du poignet – et du néocortex -, prend des coups et les rends, et émerge toujours, invaincue, scandant shake it off, dont la moins mauvaise traduction française serait peut-être « laisse les pisser », à l’adresse de tous les critiques, brutes, concurrents, moralistes, sales types … elle n’appelle évidemment pas à l’auto-organisation prolétarienne, mais il s’agit bien là d’un contenu, tout à fait cohérent avec l’opposition radicale à Trump.

Taylor Swift, avec quelques autres, affirme une image de « femme forte » qui, dans les séries, a eu à la fin du XX° siècle une expression frappante dans le personnage de Buffy contre les vampires, de Joss Wheedon, qu’il serait puéril de prendre pour une sous-série d’ados affrontant des vampires. Les « vampires » sont l’envers très ressemblant de l’humanité et Buffy, la jeune femme puissante, mais fragile en tant que jeune fille dans la société réellement existante, les affronte et « sors avec » plusieurs d’entre eux, et la bande de copains-copines « sauve le monde » à plusieurs reprises, tout seuls, sans aucune reconnaissance de qui que ce soit : métaphore remarquable de la situation dans laquelle est plongée la jeunesse découvrant ce monde en mode d’autodestruction, et choix culturel et médiatique clef que de mettre des filles à la tête de l’affaire, avec quelques gars qui les apprécient et les respectent.

Revenons, pour finir, au moment présent en France, moment, donc, du procès Pélicot et de la pénible gestation du pénible et pathétique exécutif Macron/Barnier. Jetons un coup d’œil sur ce spectacle de la même façon dont nous pouvons regarder Taylor Swift ou un épisode de Buffy contre les vampires. D’un côté : quelle bande de vampiriques vieux birbes respirant la vieillerie de la V° République ! Et de l’autre côté, cherchons les femmes fortes : elles sont là !

En fait, elles viennent d’arriver à visibilité : est-ce fortuit si la dernière période voit émerger successivement Sophie Binet, Marylise Léon, Marine Tondelier, Lucie Castets … et voit par ailleurs une victime âgée s’affirmer à son tour par la pure force de l’absolue dignité, Gisèle Pélicot ?

Cette observation n’implique aucun alignement a priori sur le rôle politique joué par les femmes citées ici, elle vise seulement à souligner un fait social remarquable. Bien qu’il n’y ait pas eu à ce jour, et on doit le regretter, connexion entre le combat politique pour imposer un gouvernement haussant les salaires, sauvant les services publics et abrogeant la loi retraites, et le procès Pélicot, force est de constater que l’affirmation féminine est présente dans les deux combats. Et qu’aucun des deux n’est gagné, et que la lutte va se poursuivre en s’aiguisant.

VP, le 21/09/2024.

Paru initialement sur le Club de Médiapart

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