Qui peut dire que ce n’est pas un génocide ?

People inspect the damage following Isreali bombardment in Nuseirat, in the central Gaza Strip, on August 12, 2024, amid the ongoing conflict between Israel and the Palestinian militant group Hamas. (Photo by Eyad BABA / AFP)

Le juriste Raphaël Lemkin, qui forgea le terme de génocide, le définissait en 1944 comme « Un plan coordonné de différentes actions visant à la destruction de fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, dans le but d’exterminer les groupes eux-mêmes ».

Aujourd’hui, ce sont précisément ces « fondements essentiels » de la vie du peuple palestinien – l’habitat, l’alimentation, la santé, l’école – que l’offensive israélienne s’emploie à détruire systématiquement.

Qui peut dire que ce n’est pas un génocide ?

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L’anéantissement de la bande de Gaza

À Gaza, l’école est finie

Les ruines de la bande de Gaza sont aussi celles des écoles, des bibliothèques et des universités. Ses tombes, celles des élèves et des professeurs. Le système éducatif est détruit dans son entièreté. Du primaire au baccalauréat, ce sont plus de 625 000 enfants qui sont privés d’enseignement. On appelle cela un « éducide ».

Gwenaelle Lenoir

Autrefois, il y a si longtemps, il y a un an tout juste, avant les flots de sang et les massacres sans fin, les rues, les avenues, les chemins de la bande de Gaza étaient envahis plusieurs fois par jour par des volées d’enfants en uniforme bleu, se rendant à l’école cartable sur le dos.

Comme 47 % des habitant·es de l’enclave palestinienne ont entre zéro et 18 ans et que le système éducatif, soumis au blocus israélien depuis 2006, à l’instar de tous les secteurs de la vie, ne pouvait pas faire face, les écoles organisaient par roulement jusqu’à trois classes quotidiennes pour un même niveau. Les élèves des établissements publics subissaient un enseignement dégradé.

Les étudiantes et étudiants, aussi nombreux, souffraient également du blocus et de conditions d’apprentissage insatisfaisantes. Les laboratoires étaient sous-équipés. Le matériel manquait, pour tout. Y compris pour réparer les bâtiments endommagés lors des frappes israéliennes pendant les guerres d’avant 2023.

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© Photo illustration Justine Vernier / Mediapart via AFP

L’éducation, pourtant, était une des préoccupations majeures de toute famille, quelle qu’ait été sa classe sociale. Les bonnes notes étaient obligatoires. « Une des priorités de tout un chacun consiste à investir dans l’éducation de ses enfants, fille ou garçon. Nous n’avons quasiment pas d’illettrisme dans la bande de Gaza », explique à Mediapart Raji Sourani, avocat, fondateur du Centre palestinien pour les droits humains, une des principales organisations de défense des droits humains de la bande de Gaza.

Et de poursuivre : « Nous possédons historiquement un des taux les plus hauts au monde de diplômés de l’enseignement supérieur. Malgré le blocus, nous avions d’excellentes universités, d’excellents professeurs et chercheurs, et d’excellents étudiants. Le doyen de la faculté de médecine de l’université islamique m’a raconté un jour l’étonnement d’une délégation de médecins britanniques devant la qualité des étudiants. »

Une génération entière privée d’enseignement

Dans ce minuscule territoire soumis à un blocus sévère, les opportunités d’emploi sont limitées. Un bon diplôme, s’il n’est pas une garantie, permet d’ouvrir des portes. Et puis, ajoute Harbi Daraghma, professeur de comptabilité à l’université Bir Zeit en Cisjordanie, « comme tout le monde, les jeunes de Gaza ont le droit de rêver, de rêver que la frontière sera ouverte un jour et qu’ils pourront aller travailler en Cisjordanie, par exemple, dans des pays arabes, comme les États du Golfe ».

Rêves et avenir, tout est aujourd’hui par terre. Une génération entière de jeunes a perdu non seulement une année scolaire, mais aussi probablement celle qui commence et les suivantes. Car il faudra tout reconstruire.

En cette rentrée 2024, l’organisation de défense des droits humains Al-Mezan publie un rapport synthétisant l’ensemble des données fournies par différents acteurs comme le ministère palestinien de l’éducation et l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée des réfugié·es palestinien·nes. Cette dernière indique que 188 de ses 288 écoles ont subi des attaques de l’armée israéliennes, 76 étant directement touchées et 42 sévèrement endommagées.

Quant aux écoles publiques dépendant du ministère de l’éducation, 285 sur 448 ont été détruites par des bombardements israéliens. Ce sont plus de 625 000 enfants qui, du primaire au baccalauréat, sont privés d’école.

Plus de 60 % des écoles et la quasi-totalité des universités […] ont été endommagées et détruites. Des centaines d’enseignants et d’universitaires ont été tués.

Blinne Ní Ghrálaigh, représentante légale de l’Afrique du Sud

Les quelque 88 000 étudiant·es et 5 100 personnels de l’éducation supérieure ne sont pas mieux lotis : il n’y a plus une seule des 19 universités, facultés et institutions d’enseignement supérieur debout.

L’université islamique de Gaza (UIG), première du petit territoire palestinien, ainsi nommée car fondée avec le soutien de l’Organisation de la conférence islamique (OIC) en 1979, n’existe plus. Elle tient son adjectif « islamique » de ce parrainage. Pour le reste, c’est une université comme une autre, où l’on étudie aussi bien la médecine ou la littérature que la théologie. « Étudiait » plutôt, car son campus a été bombardé dès les premiers jours de la guerre contre Gaza déclenchée après les massacres du 7 octobre commis par le Hamas et d’autres factions palestiniennes.

L’armée israélienne a accusé l’université d’abriter une fabrique d’armes et d’explosifs. Elle n’en a jamais apporté la preuve. Mais l’état-major, les hommes politiques et les propagandistes israéliens usent et abusent de cet argument. Sont justifiés ainsi, et toujours sans preuve, le bombardement de la faculté des sciences appliquées le 19 octobre, la destruction partielle de l’université Al-Azhar, le 4 novembre, celle de l’université Al-Qods le 15 décembre, les attaques incessantes jusqu’à aujourd’hui contre des dizaines d’écoles de l’UNRWA, reconnaissables à leurs bâtiments peints aux couleurs du drapeau onusien, et dont chacune sert d’abri à des centaines de déplacé·es, entassé·es dans les classes, dans les couloirs et dans les cours.

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Des enfants gazaouis près d’une tente utilisée comme centre éducatif de fortune pour les élèves du primaire à Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza, le 8 septembre 2024. © Photo Omar Al-Qattaa / AFP

« L’université Al-Azhar est distribuée sur deux campus, l’ancien et le nouveau, explique Mkhaimar Abou Saada, professeur de science politique, aujourd’hui réfugié au Caire. Le nouveau campus a été construit il y a six ou sept ans à Mughraqa, sur l’ancienne colonie de Netzarim. Lorsque la guerre a éclaté, l’armée israélienne y a installé un quartier général. Puis les soldats ont bombardé les bâtiments. Il n’est plus possible d’y organiser le moindre enseignement. L’ancien campus, qui se trouve dans la ville de Gaza, a été partiellement endommagé par les bombardements. »

« J’étais en troisième année à l’université Al-Azhar et je devais être diplômée en juin dernier en littératures anglaise et française, raconte Nour Elassy, jeune femme jointe par Mediapart à Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza. J’adorais mon campus. Sur le site de Mughraqa, nous avions des arbres et des rosiers. J’y passais parfois six heures dans la journée, je considérais ce lieu comme ma deuxième maison. J’ai eu tant de peine quand j’ai vu qu’il avait été bombardé, saccagé, dévasté. C’est si violent. »

Le plasticage de l’université Israa, filmé et diffusé sur les réseaux sociaux et dans les médias, fait figure d’emblème de ce que des chercheur·es et professeur·es du monde entier qualifient d’« éducide » ou « scolarticide ». L’un des premiers a avoir mis cette notion en avant, Neve Gordon, vice-président de la British Society for Middle Eastern Studies (Brismes) et professeur de droit international à l’université Queen Mary de Londres, décrit dans une lettre ouverte au gouvernement britannique, publiée le 30 janvier, le « ciblage systématique » des écoles, bibliothèques, universités comme faisant « partie d’une stratégie génocidaire visant à détruire en tout ou en partie le système éducatif palestinien dans la bande de Gaza ».

La Brismes reprend les accusations portées par l’Afrique du Sud dans le procès qu’elle intente contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ) pour non respect de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

« Près de 90 000 étudiants palestiniens ne peuvent pas aller à l’université à Gaza. Plus de 60 % des écoles, la quasi-totalité des universités et d’innombrables librairies et bibliothèques ont été endommagées et détruites. Des centaines d’enseignants et d’universitaires ont été tués, y compris des doyens d’université et d’éminents chercheurs palestiniens. Les perspectives d’avenir de l’éducation des enfants et des jeunes de Gaza sont anéanties », a ainsi plaidé devant le tribunal Blinne Ní Ghrálaigh, une des représentantes légales de Pretoria.

Car la destruction du système éducatif n’est pas seulement affaire de bâtiments. Elle est aussi, et peut-être surtout, celle de la richesse intellectuelle et de l’intelligence, avec la disparition, tués par des bombes israéliennes, parfois avec toute leur famille, de présidents et doyens d’université, de professeur·es, de chercheur·es, de doctorant·es, parmi les plus éminent·es de l’élite de la pensée palestinienne.

Les Israéliens ne se contentent pas de tuer des gens, ils veulent éradiquer la culture et l’éducation, en espérant que tous les jeunes s’en aillent aussitôt qu’ils le pourront.

Raji Sourani, directeur du Centre palestinien pour les droits humains

Début septembre, le ministère palestinien de l’éducation comptabilisait 111 personnalités universitaires et académiques tuées. Certaines possédaient une renommée internationale, comme Sufyan Tayeh, physicien et mathématicien multiprimé, président de l’université islamique, ou le poète Rifaat Alareer, professeur de littérature et fondateur de We are not numbers, plateforme visant à rendre voix et visage aux morts de la guerre contre Gaza.

L’armée israélienne, interrogée par Mediapart, l’assure : « Les FDI [Forces de défense d’Israël, nom officiel de l’armée israélienne – ndlr] n’ont pas pour politique de cibler les écoles ou les éducateurs. C’est plutôt la stratégie généralisée et bien documentée du Hamas, qui consiste à exploiter les écoles et les établissements d’enseignement pour des activités terroristes, qui a nécessité l’intervention des FDI dans ces zones. »

Dans sa réponse, l’armée israélienne s’étend longuement sur des tunnels qui auraient été découverts sous le quartier général de l’UNRWA et sur 12 employés de l’agence – ils sont 13 000 dans la bande de Gaza – qui auraient participé aux massacres du 7 octobre. Une enquête indépendante de l’ONU, dont les conclusions ont été rendues début août, conclut à l’absence de preuves. Neuf personnes sont néanmoins licenciées.

Quant aux bombardements des écoles, l’armée israélienne affirme systématiquement qu’ils visent des « centres de commandement du Hamas », sans apporter d’éléments probants.

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Les élèves d’une école inaugurée dans la ville de Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza, avec le soutien de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) le 07 septembre 2024. © Photo Abed Rahim Khatib / Anadolu via AFP

Pour les intellectuels et experts que Mediapart a interrogés et la plupart des rapports internationaux, ces accusations sont fausses et dissimulent le véritable objectif. « Empêcher l’éducation est une politique israélienne ancienne, affirme Sa’ed Nier, professeur de science politique à l’université Bir Zeit, en Cisjordanie. Israël essaie de contrôler notre système éducatif depuis 1967. Quand la création de Bir Zeit, première université palestinienne, a été annoncée, en 1974, son président a été déporté. Et depuis les Israéliens n’ont jamais cessé de chercher à interférer dans nos affaires éducatives. »

Des initiatives pour pallier l’absence de cours, mais sans Internet

Pendant la première Intifada, qui éclata en décembre 1987 dans le camp de réfugié·es de Jabaliya à Gaza, les classes se déroulaient dans des lieux privés. Aujourd’hui, les enfants de Gaza assistent à quelques cours sous des tentes.

Car tous les acteurs du système éducatif palestinien unissent leurs forces pour tenter d’offrir un enseignement minimum, ou du moins des activités éducatives. L’UNRWA a lancé en août un programme d’urgence, « back to learning » (« retour à l’apprentissage »). Sa première phase, qui court toujours, met l’accent sur le sport, la musique et le soutien psychologique.

La deuxième phase devrait se focaliser sur le retour aux enseignements de base : lire, écrire, compter. Car les jeunes de la bande de Gaza n’ont pas seulement perdu une année scolaire. Ils ont désappris et appris autre chose, que des enfants ne devraient pas connaître.

« Ils ont passé cette année à se déplacer d’un endroit à l’autre. Ils ont passé leur temps à essayer de trouver de la nourriture, de l’eau potable, une tente, à essayer de survivre, en somme », déplore Mkhaimar Abou Saada. Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA, tire les conclusions et alerte : « En l’absence de cessez-le-feu, les enfants risquent d’être la proie de l’exploitation, notamment du travail des enfants et de l’enrôlement dans des groupes armés. Nous avons vu cela bien trop souvent dans les conflits à travers le monde, ne le répétons pas à Gaza », écrivait-il sur le réseau social X, le 2 septembre.

Les acteurs de l’enseignement supérieur ont eux aussi pris des mesures. Les universités de Cisjordanie ont, dès le mois de février, mis en place un programme de cours en ligne, « Rebâtir l’espoir » (« Rebuilding hope »). 7 800 étudiant·es de Gaza se sont ainsi inscrit·es sur le site de l’université de Bir Zeit pour bénéficier de l’enseignement de 280 enseignant·es volontaires. Parmi les professeur·es, Harbi Daraghma, qui explique à Mediapart comment il procède. « J’enregistre chacun de mes cours, puis, après quelques manipulations, je transfère les fichiers vers un groupe WhatsApp dédié, dit-il. Ensuite, j’essaie, la semaine suivante, de prévoir trois sessions au cours desquelles les étudiants peuvent me poser des questions en direct. »

Seulement, tout est compliqué. Car le réseau internet à Gaza est très aléatoire, le débit aussi faible, et se brancher sur les réseaux 4G israéliens ou égyptiens est particulièrement difficile. Encore faut-il pouvoir recharger son téléphone ou son ordinateur.

L’université Al-Azhar de Gaza, comme les autres, a décidé elle aussi de reprendre les cours en ligne. Les étudiant·es qui le peuvent ont passé début septembre les examens du second semestre de 2023. Avant le début de la nouvelle année universitaire, mi-septembre.

Mkhaimar Abou Saada délivre trois cours en ligne, suivis par 60 % des effectifs, qui doivent surmonter une foule d’obstacles. « Mes étudiants m’ont raconté qu’il existe des sortes de cafés, sous des tentes, avec des points Internet. Ils les appellent les “cafés-tentes”. Ils s’y rendent donc et essaient de se connecter à Internet, ils essaient de suivre les cours, de faire leurs devoirs et de passer leurs examens. »

Nour Elassy a bien tenté, mais elle ne réussit pas à s’inscrire dans un de ces programmes d’enseignement à distance. « Comme la plupart d’entre nous, je n’ai pas de connexion, pas de réseau, et c’est vraiment difficile de charger mon téléphone, encore plus mon ordinateur, sans parler d’avoir un endroit décent pour étudier », raconte la jeune femme, déplacée, qui vit désormais dans une maison surpeuplée.

C’est censé être un lieu d’éducation, un lieu d’éveil. Et il s’est transformé en un lieu de ténèbres et de décombres.

Mkhaimar Abou Saada, professeur de science politique

En fait, ces programmes semblent surtout bénéficier à celles et ceux qui ont pu quitter la bande de Gaza, soit grâce à un passeport étranger, soit en payant une petite fortune. Rawan Skeik, 22 ans, étudie à la faculté d’économie et d’administration de l’université islamique. Elle est réfugiée au Caire (Égypte) depuis fin mars et bénéficie du programme de Bir Zeit pour les étudiant·es gazaoui·es. « J’étais la meilleure de ma classe, mais je n’ai pas pu terminer à temps ma dernière année, l’année de mon diplôme, raconte-t-elle à Mediapart. J’ai été acceptée à l’université de Bir Zeit au début de la première session, connue sous le nom de “session de l’espoir”, où j’ai suivi avec succès deux cours. Mais il faut un bon téléphone et du haut débit. Très peu, à Gaza, ont ça. »

Tous ces efforts ont le mérite d’exister, mais il ne leurrent personne, tant ils sont incapables de pallier la destruction du système éducatif. « Nous perdons notre avenir, avec tous ces chercheurs tués, la crème de la crème de la société palestinienne, ceux qui se formaient à l’étranger et rentraient pour transmettre leur savoir et construire un pays, se désole Raji Sourani. C’est pour cela qu’ils ont été ciblés. Les Israéliens ne se contentent pas de tuer des gens, ils veulent éradiquer la culture et l’éducation, en espérant que tous les jeunes s’en aillent aussitôt qu’ils le pourront. »

« Vous ne pouvez pas imaginer la souffrance que j’ai ressentie à voir les images des chars israéliens au milieu du campus de l’université où je travaille depuis vingt-sept ans, raconte Mkhaimar Abou Saada. C’est censé être un lieu d’éducation, un lieu d’éveil. Et il s’est transformé en un lieu de ténèbres et de décombres. C’est épouvantable. »

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