Gramsci, les Gilets jaunes et les perspectives pour une alternative au capitalisme néolibéral

Révolution Permanente a lancé récemment un supplément de théorie dans la perspective, notamment, de participer au débat stratégique contemporain. Cette semaine nous avons fait se rencontrer Stefano Palombarini, économiste et sociologue qui a publié avec Bruno Amable L’illusion du bloc bourgeois, et Juan Chingo, éditorialiste et membre du comité de rédaction de Révolution Permanente.

lundi 4 mars

Révolution Permanente : Peut-être que la meilleure manière d’ouvrir le débat est de partir de ce qui pourrait sembler un paradoxe dans la situation actuelle entre, d’une part la persistance et la détermination des Gilets jaunes, dont les effectifs sont même en légère hausse ces dernières semaines et, de l’autre, l’impression que la conjoncture politique est aujourd’hui plus favorable pour Macron qu’elle ne l’était encore il y a quelques semaines. Et quoi de plus surprenant, a priori, que de voir les derniers sondages pour les européennes, où Macron est autour de 24% [1], c’est-à-dire presque autant qu’en 2017… On a l’impression que la crise politique ne se ressent pas, électoralement parlant en tout cas. Comment comprendre cette situation ?

Stefano  : Même si en regardant en surface on a l’impression que Macron ne subit pas les conséquences électorales de ce qu’il se passe, son pouvoir est très affaibli. Par exemple, quand on demande aux français s’ils sont satisfaits de sa politique ils sont plus de 70% à répondre par la négative. Par ailleurs, le mouvement des Gilets jaunes n’est pas à l’origine des difficultés que rencontre Macron, il est plutôt le symptôme du fait que le pouvoir est très minoritaire.

La bonne nouvelle c’est que l’opposition sociale s’agrège sur des thématiques économiques (fiscalité, services publics, pouvoir d’achat…) et non pas sur des thèmes nationalistes ou à travers la recherche d’un ennemi fantasmé, comme ça a pu être le cas par exemple en Italie. Ce n’était pas gagné d’avance je pense, car de nombreux responsables politiques, à l’extrême droite mais pas seulement, espéraient canaliser la colère sociale contre des minorités comme les immigrés, ou les musulmans. Cela dit, il ne faut pas tomber dans des excès d’enthousiasme un peu aveuglants et prendre les Gilets Jaunes pour ce qu’ils ne sont pas, c’est-à-dire un mouvement qui naîtrait de l’adhésion à un projet politique. Pour prendre encore une fois les sondages, dans le cas où il y aurait une liste Gilets jaunes aux européennes et qu’on regarde comment voteraient les gens qui soutiennent le mouvement, on se rend compte que seulement 10% voteraient pour la liste Gilet jaune, alors que 35% choisiraient le Rassemblement National, 15% DLF ou LR, et 15% la France Insoumise.

Il me semble que cela montre bien qu’il s’agit d’un mouvement très composite : son impact sur les sondages est faible, car c’est un mouvement très fort dans l’expression d’une souffrance sociale et de l’opposition aux politiques qui sont menées, mais pas dans le soutien à un projet politique particulier. C’est une première limite du mouvement qui vient paradoxalement de ce qui fait sa force, c’est-à-dire sa capacité à rassembler tous ceux qui s’opposent à Macron.

Juan : Je partage beaucoup de choses dans ce que tu dis. J’insisterais quand même sur le fait que le rebond, même partiel, à l’occasion des derniers actes est quelque chose de significatif quand on pense à la campagne médiatique menée par le gouvernement ces dernière semaines, autour notamment de la question de l’antisémitisme. Par ailleurs même si la fébrilité politique de Macron n’est pas la même qu’en décembre, si on pense qu’il va être amené à prendre quelques décisions politiques significatives dans les prochaines semaines et au moment de la fin du Grand Débat, on voit bien que la persistance ou non d’un mouvement des Gilets jaunes influe sur la donne. Macron a besoin d’en finir rapidement avec les Gilets jaune, et même de salir leur mobilisation. C’est un enjeu immédiat et stratégique à la fois, mais comme nous le voyons il n’y parvient pas jusqu’à présent.

Du côté du mouvement en tant que tel, je partage là aussi tes analyses. Pour moi la limite que tu pointes est à mettre en relation avec les coordonnées plus générales dans lesquelles le mouvement prend naissance. De ce point de vue, même si le mouvement fait apparaître de nouveaux phénomènes et de nouvelles subjectivités par rapport à ceux auxquels nous avons été habitués ces dernières décennies, lors des derniers mouvements sociaux notamment, il ne sort pas non plus indemne de ce que j’appelle l’époque de la « restauration bourgeoise », à savoir le processus qui s’impose avec la victoire du néolibéralisme, qui a notamment eu pour conséquence un recul important de la classe ouvrière, d’un point de vue de son rapport de force objectif, mais aussi sur le plan idéologique et organisationnel. [2]

Dans mes articles j’ai insisté sur les éléments positifs et subversifs malgré toutes les limites du mouvement car, pour moi, il représente une contre-tendance de la situation internationale dominée jusque-là par des tensions commerciales et géopolitiques ou par des phénomènes politiques très marqués à droite comme Bolsonaro au Brésil, le gouvernement Salvini en Italie ou encore Trump aux Etats-Unis. Si on se rappelle les premières semaines de mobilisation, il y a eu toute une opération de l’extrême droite au niveau international pour essayer de s’approprier le mouvement. Par exemple, Steve Bannon aux Etats-Unis, ancien très proche conseiller de l’actuel locataire de la Maison Blanche, disait que les Gilets jaunes c’était la même base électorale que celle de Trump, les « perdants de la globalisation » et qu’ils étaient un exemple.

Pourtant on voit bien que c’est totalement différent, lorsque ces secteurs s’expriment électoralement dans un populisme de droite comme aux Etats-Unis, ou sur le terrain de la lutte de classes et de la rue comme dans le cas de la France. De la même manière j’ai beaucoup parié sur le fait que les Gilets jaunes, avec leur détermination et leur remise en cause du légalisme qui a tellement pesé sur les mobilisations des divers secteurs sociaux en France ces dernières années, puissent agir comme un électrochoc sur le mouvement syndical et le mouvement ouvrier, ou la stratégie de pression et de conciliation de classes menée par les directions syndicales, même les plus « contestataires », et qui ont mené à une série de défaites face à une montée des attaques néolibérales, surtout depuis la crise de 2008-09. Jusqu’à présent l’impact n’est pas significatif, même si on peut voir qu’il existe un phénomène de contamination ici ou là. [3]

Mais il peut y avoir des répercussions à moyen ou long terme et un scénario de ce type n’est pas à écarter. Je ne pense pas que le mouvement qui aura été le plus radical et profond depuis mai 68 ne laisse pas de traces dans la conscience de l’ensemble des travailleurs. Nous allons en récolter les fruits tôt ou tard.

Stefano : Il y a comme tu dis un effet de long terme des politiques néolibérales. Il faut bien voir qu’il s’agit d’un phénomène combiné et contradictoire. D’un côté les attaques néolibérales ont pour effet la précarisation du travail, la fragmentation du processus de production et donc une plus grande distance subjective entre les travailleurs, autant de facteurs qui rendent plus difficile une mobilisation collective. Ce processus entraîne la destruction de tous les corps intermédiaires, pas simplement les syndicats, aussi les partis politiques dans leur forme classique. Macron est l’archétype du président élu sans s’appuyer sur des corps intermédiaires, et au contraire en les contournant et en les délégitimant dans la mesure du possible. Globalement donc le néolibéralisme entraîne sans conteste un recul de la conscience de classe. En même temps le néolibéralisme, en contribuant non seulement à la paupérisation et la précarisation des salariés peu ou pas qualifiés, mais également et de façon croissante des classes intermédiaires, est voué à engendrer une opposition sociale croissante. C’est ça le paradoxe, ce qu’on pourrait appeler le « destin » du néolibéralisme, qui génère à la fois une opposition croissante et une difficulté à retrouver une conscience de classe. La réaction qui résulte de ce paradoxe peut prendre des formes très différentes : aux Etats-Unis par exemple il y a Trump et il y a Sanders, qui dans une certaine mesure émergent en réaction aux politiques néolibérales, mais c’est une réaction qui prend des visages on ne peut plus distants.

Pour revenir aux Gilets Jaunes, l’un des aspects très positifs c’est effectivement que par une structuration politique improvisée et spontanée, ce type de mouvement a permis à tout un tas de personnes qui n’avaient plus d’attrait pour la politique de retrouver un intérêt à la discussion et à la mobilisation, ce qui libère une énergie formidable. Si j’ai une position critique, ce n’est pas vis-à-vis du mouvement, mais plutôt des responsables politiques, notamment à gauche et en particulier chez la France Insoumise. Cette énergie-là, qui surgit en opposition à Macron, pour ne pas se traduire en pure contestation a besoin d’être canalisée dans un projet politique. Attendre que ce projet surgisse spontanément des Gilets Jaunes eux-mêmes, cela a un côté un peu illusoire, car en l’absence d’une structuration politique l’émergence d’un projet partagé peut se faire attendre très, très longtemps, et un côté risqué, car la souffrance sociale et l’opposition à Macron sont un moteur politique qui peut travailler dans des directions très diverses. Parmi les Gilets jaunes il y a des tentatives pour se structurer politiquement, comme à Commercy par exemple, mais dans l’ensemble elles me paraissent rester aux marges d’un mouvement social qui, au bout de quatre mois d’existence, se caractérise essentiellement par l’opposition à Macron. Le problème ce n’est pas que les Gilets Jaunes n’arrivent pas directement à produire leur propre mouvement politique, c’est déjà en grande mesure salvateur que les gens se mobilisent pour protester ; mais c’est un peu désolant de voir la gauche politique non seulement soutenir le mouvement, ce qui est bien sûr très important, mais d’une certaine façon se fondre en lui, en espérant récupérer une partie de l’énergie qu’il dégage et en oubliant, pour le dire avec Gramsci, que son rôle est d’exercer une capacité de direction sur ce qui se passe. C’est à la gauche d’exercer une hégémonie sur les Gilets Jaunes, et non pas le contraire.

Juan : Sur les contradictions du mouvement je partage ta vision. D’un point de vue de sa composition par exemple, malgré l’hétérogénéité que tu décris, je pense que la composante majoritaire ce sont les secteurs de travailleurs pauvres, d’employés ou d’ouvriers de petites entreprises ou des secteurs d’employés d’aide à la personne, ce qui explique par exemple la forte présence de femmes, et aux côtés de secteurs d’auto-entrepreneurs ou de petits patrons. Je dirais qu’il s’agit d’une mobilisation majoritairement prolétarienne, mais où les secteurs les plus stratégiques ou les plus concentrés du prolétariat sont absents, ce qui explique là aussi que les méthodes plus traditionnelles de la classe ouvrière, comme la grève, aient eu du mal à s’imposer. De ce point de vue je suis partagé parce que dans une certaine mesure le mouvement a donné plus que ce à quoi je m’attendais. De l’autre côté, on voit bien que le mouvement s’est heurté à la difficulté de se structurer même si, comme tu dis, il y a eu des tentatives, mais qui sont restées faibles en comparaison avec la tradition avec laquelle le mouvement ouvrier s’est massivement organisé dans l’histoire, comme l’ont été les soviets en Russie, les comité d’usines du Bienno Rosso italien, ou les coordinations et les cordons industriels dans le Cône Sud latino-américain durant la dernière montée ouvrière des années 1970. Par ailleurs le fait de se penser comme peuple et non comme classe a des conséquences politiques, et pas des moindres.

Sur le fait que le mouvement soit hétérogène socialement, je ne le vois pas comme un problème en soi. Je me suis d’ailleurs opposé à toutes les interprétations de l’extrême gauche qui ont cherché à s’appuyer sur la présence de petits patrons ou d’auto-entrepreneurs dans le mouvement pour dire que ce n’était pas un mouvement de la classe ouvrière et pour justifier leur attentisme politique. Je pense au contraire qu’il est impossible de penser une mobilisation de masse et la construction d’un bloc contre-hégémonique qui soit majoritaire sans penser comment nouer des alliances avec des secteurs des classes moyennes ou de la petite bourgeoisie. D’ailleurs si on regarde l’histoire des luttes en France on verrait qu’il n’existe pas de phénomène de lutte de classes « pur ». Dans n’importe quel pays du monde mais en France en particulier, où le poids des classes petites bourgeoises est si important, une telle chose n’existe pas. Le problème, pour en revenir au mouvement actuel, c’est que les composantes ouvrières, pas numériquement mais programmatiquement ne sont pas hégémoniques, et n’ont pas réussi à donner un projet et une direction politique. Je pense que si les secteurs ouvriers plus concentrés avaient été plus présents dans le mouvement, la question du rapport salarial, de la contestation non seulement des représentants politiques mais aussi des représentants du grand capital aurait été plus présente elle aussi…

Stefano : Ce qui m’interroge c’est que malgré la forte mobilisation de 2016 contre la loi El Khomri, qui ensuite a été amplifiée par les ordonnances de Macron, dans les documents divers et variés qui expriment les revendications des Gilets Jaunes, la place occupée par les questions relatives au droit du travail est pratiquement nulle. On est face à un paradoxe important il me semble. Les politiques néolibérales qui portent sur la relation salariale sont absolument centrales dans la stratégie de Macron, et sont une cause tout à fait majeure de la souffrance sociale qui touche une grande partie des classes populaires et des classes moyennes. Même si cela peut ne pas être agréable à entendre, on doit se demander pourquoi un mouvement qui exprime avec autant de force et de persévérance cette souffrance, ne pose pas ces questions, qui sont des questions décisives. Mon hypothèse est qu’il y a une forte hétérogénéité au sein d’un mouvement qui cherche, comme il est naturel, de se rassembler sur ce qui peut faire son unité ; et que partant de là, certaines questions ne sont pas posées pour ne pas cliver. Certes il y a une composante ouvrière importante dans le mouvement, mais aussi des petits patrons, des commerçants, des indépendants, des classes moyennes qui ne sont pas forcément salariées. Je pense que si des thèmes comme la protection contre les licenciements, la structure de la négociation, le recours abusif aux contrats d’apprentissage, ou encore le rôle des prud’hommes étaient mis sur la table, il n’y aurait pas unanimité. Pour en revenir à la responsabilité de la gauche, il me semble précisément que le rôle d’un parti politique, c’est non seulement d’appuyer le mouvement, mais aussi de lui offrir un débouché politique, et donc de poser les questions gênantes. Se contenter de se dire « tous Gilets jaunes » ce n’est pas suffisant…

Juan : Comme je disais, je ne crois pas que l’hétérogénéité sociale soit un problème en soi, parce qu’il me semble qu’il n’est pas concevable de penser un bloc contre-hégémonique en France sans penser la question des alliances avec des secteurs de la petites bourgeoisie paupérisée, et même d’avoir certaines revendications pour gagner ou neutraliser certains petits patrons. Dans les années 1930 Trotsky mettait en avant certaines revendications qui pouvaient permettre au Parti communiste et à la classe ouvrière de faire adhérer les classes moyennes à leur programme : monopole du commerce extérieur ou nationalisation des grandes entreprises, qui peuvent faciliter l’obtention de crédits à des conditions favorables pour la petite propriété privée. Il essayait lui-même, dans un pays impérialiste central, de reproduire la logique avec laquelle Lénine pensait la question en Russie au début du XXème siècle, dans un pays où la paysannerie était majoritaire, et où il aurait été inconcevable de penser la question de la révolution prolétarienne sans prendre en compte la question des alliances avec la paysannerie pauvre. La question des alliances a toujours été au cœur des préoccupations pour construire un bloc hégémonique. Ce qui est plus déterminant c’est de savoir où est le centre de gravité de ce bloc hégémonique : il est possible de s’adresser aux secteurs petits-bourgeois à la manière populiste, ou « populiste de gauche », ce qui nous amène à mener, soit volontairement soit par omission, à une politique de conciliation de classes, et tôt ou tard nous conduit à la défaite. Ou bien nous pouvons établir une alliance sociale où les revendications ouvrières ne se diluent pas, et où les secteurs de travailleurs s’affirment au contraire comme une force dirigeante du bloc contre-hégémonique en formation. Si l’on prend le cas des Gilets jaunes et de certains de leurs représentants auto-proclamés, c’est ce à quoi ils se sont opposés en essayant de maintenir une unité du peuple contre toute définition moins consensuelle en termes de classe.

Stefano : Je pense comme tu dis que la construction d’un bloc social dominant, c’est la tâche des politiques, pas des Gilets jaunes. Il y a en quelque sorte deux positions symétriques chez les acteurs politiques qui ne sont pas à la hauteur selon moi : la première consiste à dire « j’ai mon programme, je sais que c’est le bon, votez pour moi » ; avec cela, on se condamne à être minoritaires. L’extrême opposé serait de dire « transmettez-moi la liste de choses que vous estimez importantes et je m’en ferai le porte-voix ». La construction d’un bloc hégémonique implique de partir des revendications et des aspirations des électeurs et de chercher à les articuler. Cette articulation se fait autour d’un projet politique et idéologique qui doit être construit par le politique. Et c’est dans la mesure où un projet arrive à convaincre qu’il sera soutenu. C’est cet aller-retour qui est au cœur de la politique.

Juan : J’ai une nuance sur la façon avec laquelle tu conçois la formation d’un bloc hégémonique. J’ai l’impression que tu raisonnes peut-être trop exclusivement en termes électoraux. Je ne veux pas nier l’importance des élections, mais je ne crois pas que l’on puisse réduire la formation d’un bloc hégémonique simplement à la recherche d’une majorité électorale. C’est comme cela que pensaient les directions des partis ouvriers réformistes des années 30 qui justifiaient leur capitulation devant le Parti radical, qui réussit à imposer sa politique pro-impérialiste et sa vision institutionnelle au sein du Front populaire bien qu’il était minoritaire, en prétendant ainsi faire adhérer les classes moyennes. La fragmentation politique peut se résoudre à partir d’un projet et d’un programme politique. Mais pour convaincre et faire adhérer l’ensemble des classes subalternes on a besoin de faire la démonstration d’une détermination et d’une capacité à aller jusqu’au bout, sur le terrain électoral, mais surtout sur celui de la lutte de classes et du rapport de force concret. C’est en ce sens que la lutte pour que le mouvement ouvrier remplace ses directions actuelles, si complaisantes à l’égard des institutions de la Vème République impérialiste et du grand capital, par une direction combative et qui s’appuie sur la lutte des classes, est une condition sine qua none pour réaliser une alliance ouvrière populaire effective.

Stefano : Effectivement, ce n’est pas parce qu’un candidat gagne des élections qu’il a construit un bloc hégémonique. Ca je te l’accorde et d’ailleurs c’est tout ce qu’on a voulu montrer avec notre livre [4] : malgré sa victoire électorale le macronisme n’était en rien hégémonique et n’avait aucune assise majoritaire. Dans la construction d’un bloc, le moment électoral est un moment important, mais c’est un moment seulement, et ne résume pas du tout le processus dans son ensemble. La question sociale, mais aussi la dimension idéologique, participent à la construction d’une hégémonie, c’est-à-dire à la capacité de proposer une vision du monde qui oriente les politiques publiques et suscite l’adhésion de secteurs sociaux importants. Bien sûr la situation économique et sociale à un impact, mais les médiations idéologiques et de combat politique sont déterminantes. Le néolibéralisme par exemple s’est affirmé d’abord comme idéologie dominante, avant même de se traduire dans les politiques publiques. La médiation politique se joue pour partie sur le terrain de l’idéologie. Médiation, c’est peut-être un terme trompeur car il fait penser à la recherche d’un juste milieu entre des demandes différentes. Or, il ne suffit pas de répondre un peu à chaque demande pour arriver à une synthèse. La médiation politique, surtout celle qui réussit, est un processus plus complexe qui correspond à l’élaboration d’un projet qui doit avoir une cohérence interne, mais dans lequel des groupes porteurs d’attentes diversifiées puissent simultanément se reconnaitre. Là encore il s’agit d’une opération hégémonique.

Juan : Il existe une dimension culturelle nécessaire dans la lutte pour l’hégémonie, je suis totalement d’accord. Mais si on prend l’exemple du néolibéralisme, et même si la dimension idéologique a été importante, la construction du bloc néolibéral aurait été incapable de s’imposer sans victoires objectives et concrètes : Reagan contre les contrôleurs aériens, Thatcher contre les mineurs en 1984, après la victoire impérialiste aux Malouines, la restauration capitaliste dans les pays de l’ex-URSS, etc. Toutes ces défaites ont joué un rôle déterminant. C’est en ce sens que je parlais de l’impact de la détermination et du rapport de force concret dans la lutte des classes dans la bataille pour la construction d’un bloc hégémonique.

Pour finir j’aimerais te poser une question. Tu connais particulièrement bien la situation italienne, qui est plus « avancée » du point de vue de l’approfondissement de la crise du bloc bourgeois. Si on comparait la situation italienne à ce que l’on vit en France, tu dirais que l’on s’apprête à aller vers quel type de scénario ici ? Où en est-on du film selon toi ?

Stefano : Je ne pense pas que l’on puisse transcrire ce qu’il se passe dans un pays dans un autre de façon mécanique alors que contexte et l’histoire des pays sont très différents. En revanche on peut essayer de tirer des indications de ce qui se passe en Italie, dans le but d’émettre des hypothèses sur l’évolution de la situation française. Alors, la première chose à souligner est que le scénario italien est celui d’une crise politique toujours ouverte, et donc d’une situation qui peut connaitre encore bien de changements. En Italie, comme en France sous des modalités concrètes différentes, l’émergence du bloc bourgeois a été une réaction à la crise des blocs de droite et de gauche. Depuis que le bloc bourgeois s’est révélé incapable de résoudre cette crise d’hégémonie il y a eu des oscillations énormes du point de vue électoral. A la dernière européenne par exemple le Parti démocrate faisait quelque chose comme 41%, maintenant les sondages lui donnent 17%. De même, le M5S qui n’existait même pas il y a quelques années, est arrivé en tête aux législatives de l’année dernière, mais il semble en phase descendante aujourd’hui. De son côté, la Ligue est passé de 4% en 2013 à 17% en 2018, et elle désormais créditée de 35% par les sondages. A chaque fois, après la victoire de Renzi et du Parti démocrate aux européennes, puis avec l’affirmation du M5S, et aujourd’hui avec la Ligue, on a tendance à penser que la crise est terminée et qu’une nouvelle hégémonie sociale s’est imposée ; mais il faut rester très prudent, car en réalité ce qui s’est ouvert avec la crise des blocs de gauche et de droite traditionnels, c’est une séquence de grande instabilité politique qui n’est probablement par terminée.

En France, la stabilité du soutien à Macron, qui est pratiquement au même niveau qu’en 2017, est à mon avis trompeuse : car je pense que la coalition sociale qui appuie le Président n’est pas la même qui lui a permis d’accéder au pouvoir. A la présidentielle c’est le bloc bourgeois qui a permis à Macron de gagner, à savoir une coalition des classes bourgeoises qui venaient de la droite et de la gauche et que Macron a articulé à un projet dans lequel ces classes ont pu se retrouver, un mix entre une politique néolibérale et une composante « progressiste » du point de vue sociétal, cimenté par un engagement pro-européen très fort.

Aujourd’hui il me semble que les composantes sociales qui provenaient de l’ancien bloc de gauche lui ont fait défaut. Macron a pris conscience de la faiblesse du bloc bourgeois et il fait le pari de profiter de la crise de Les Républicains pour aller vers la constitution d’un bloc de droite plus traditionnel. Contrairement à ce que pensent certains, il me semble que ses phrases méprisantes, par exemple, correspondent plus à une stratégie politique qu’à un trait de caractère : en oubliant complètement son profil progressiste, dont on peut mesurer clairement le contenu hypocrite et trompeur, et en droitisant son discours, il compte gagner des secteurs de la vieille droite républicaine en perdition. Mais ce qui est difficile pour lui, c’est que le bloc de droite qu’il cherche à recomposer était lui-même en crise… En même temps, en face, il n’y a pas encore un autre bloc à vocation hégémonique qui se dessine.

Ceux qui rêvent d’un bloc « anti-bourgeois » qui serait en quelque sorte l’exact opposé du bloc bourgeois, c’est-à-dire qui se fonderait sur un dépassement du clivage gauche-droite pour agréger l’ensemble des classes populaires sans trancher sur les questions gênantes comme celles du rapport salarial, doivent tirer des enseignements des situations qui ont donné naissance à Podemos en Espagne ou du M5S en Italie, qui étaient au moins initialement des tentatives dans cette direction. Ce qu’on voit c’est qu’au moment où ces formations ont arrêté d’être simplement des mouvements de contestation et sont rentrées dans une perspective de gouvernement, le clivage droite/gauche s’est réactivé, c’est-à-dire qu’elles ont été obligées de faire un choix. Un choix de signe opposé pour Podemos et le M5S, mais un choix qui est de nouveau à l’intérieur du vieux clivage droite/gauche. Ces différentes expériences montrent il me semble assez clairement que les alliances sociales construites « au-delà de la gauche et de la droite » ne résistent à l’expérience de gouvernement ni du côté du bloc bourgeois, ni du côté du bloc anti-bourgeois. Il faut donc se demander si l’idée de dépasser les vieux clivages n’est pas une solution de facilité face à la crise des blocs traditionnels.

De mon côté, je considère qu’il n’y aura pas de solution à cette crise historique sans regarder en face les fractures des blocs traditionnels, je pense en particulier à celui de gauche. Il faut constater la profondeur de ces fractures, non pas pour affirmer qu’il est temps de passer à autre chose, un autre chose destinée à conduire à des impasses, mais pour essayer de les recomposer. C’est un processus ni simple ni rapide, mais la construction d’une hégémonie radicalement alternative au néolibéralisme passe par là.

Propos recueillis par Marina Garrisi

[1] On peut consulter les résultats de l’enquête d’opinion ici

[2] Emilio Albamonte et Matias Maiello, Les Limites de la restauration bourgeoise

[3] Pour creuser cette question voir Juan Chingo, Un « 1905 à la française » et la crise du syndicalisme

[4] Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’Illusion du bloc bourgeois

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