Reportage au grand débat de Gréoux-les-Bains
Celui-ci est à coup sûr provocateur et, comme nous en avons pris l’habitude désormais, aussi arrogant que peut l’être celui qui, sûr de sa force, l’a fait. Car, pour parler de « transition écologique », vague vocable qui n’engage à rien et qui a avantageusement remplacé l’oxymorique « développement durable » en faisant croire que quelque chose se passe, quel plus bel endroit que ce village propret à quelques kilomètres à vol de missile du chaudron d’ITER, le fantasme dernier cri de la fission nucléaire en passe de « reproduire le soleil » à Cadarache ? [1]
Pour les officiels convoqués, comme pour les mairies ou les établissements scolaires, l’invitation tombe le lundi 4 mars, soit à peine trois jours pour s’organiser. Et s’organiser pour quoi ? Aucune autre information que le thème de la rencontre, aucune précision sur le déroulement de la cérémonie. Dans les collèges, lycées et autres établissements de l’endoctrinement national, c’est l’effervescence : il faut remplir la salle et pourvoir Sa Majesté en public acquis, ou à tout le moins docile – un public qui, loin d’être aguerri aux techniques de la rhétorique, comme le sont les hauts dignitaires du régime, ne risque pas de tenir la dragée haute au monarque et de le ridiculiser. Et donc, pour cet office, des têtes blondes seront du plus bel effet, surtout aux côtés des huiles grises (maires, présidents de ceci, directeurs de cela, industriels : que d’hommes !) qui ont reçu le saint graal pour accéder à l’arène et assister à la guérison des écrouelles idéologiques qui mettraient à mal le sain monde industriel. En guise d’introduction au gladiatesque combat et de remerciements, ces huiles se répandront en longs et ennuyeux discours, mêlant flagorneries et produits du terroir, au grand bonheur du premier flic de France qui ne se départira pas d’un petit sourire entendu aux barons de son duché, « Grands électeurs » et relais assurés de la bonne parole présidentielle.
Quoi qu’il en soit, dans les relais de la propagande d’État, c’est le branle-bas de combat. Enfin, là aussi on est dans le spectacle, on feint de s’agiter mais on sait très bien quels élèves seront envoyés à Gréoux : en fait de désignation, on assiste à une pure et simple sélection sur critères scolaires et sociaux. Les heureux élus font donc tous partis de la crème (scolaire) de nos jeunes gens, crème qui ne risque pas de tourner ou de faire une erreur de syntaxe : tant mieux pour la tranquillité des professeurs chargés de les accompagner, tant pis pour la représentativité. Le critère décisif de la sélection serait, officiellement, le suivant : « élèves s’impliquant le plus dans la vie de l’établissement ». Allez trouver un rapport avec l’écologie – et avec la démocratie. D’ailleurs, on retrouvera dans le lot les enfants des pontes locaux et autres élus LREM. Mais qu’importe, les jeunes gens sont là pour la galerie, on les entendra très peu et on les verra juste sur les écrans le temps pour eux de se lever comme un seul homme et de dresser, entre la caméra de BFMTV et l’homme providentiel au moment de son entrée dans la salle, une barrière de téléphones portatifs. Et qu’importe la représentativité, dont M. Macron, dès son élection, a eu l’air de se moquer comme de sa première chemise arrachée : rappelons qu’il n’a obtenu au second tour de la présidentielle qu’à peine plus de suffrages que l’abstention et les bulletins nuls de ceux qui ont refusé de choisir entre la peste ultralibérale et le choléra fasciste – même combat contre la planète et la vie. Mais il est amusant tout de même de voir qu’on use pour remplir les salles, en plus des très classiques ficelles de la propagande et des cordes marines du marketing pour les subjuguer, de techniques d’approvisionnement en foule dévouée dignes de la tristement célèbre révolution culturelle chinoise. Ce que les « journalistes », grande écharpe rouge au cou, chargés d’encenser le cortège présidentiel et sa garde rapprochée, de noyer, dans le commentaire de sondages trafiqués et de la couleur des costumes, les réalités sociales et humaines sur lesquelles les ruines du capitalisme techno-industriel s’effondrent, se garderont bien de creuser. Ils se contenteront de frétiller du popotin sur leurs fauteuils molletonnés en constatant benoîtement que le président, soucieux de ne pas amputer définitivement l’avenir, s’est attiré les applaudissements nourris d’une poignée d’élèves sidérés, quel magicien, ce Macron !
Amusant encore que personne, parmi les commentateurs AOP (appellation d’origine présidentielle) mais surtout dans ce qui s’appelle encore l’opposition et qui fait à peine moins de vacarme vain que le reste de la caste politique, ne se soit élevé, face à cet embrigadement de troupes étudiantes, contre l’atteinte faite sans vergogne au principe de laïcité qui affirme pourtant haut et fort que la politique, pas plus que la religion, n’a droit de cité à l’école, si ce n’est dûment intégré à un cours, d’histoire par exemple. Cette laïcité dont on use à tort et à travers dès qu’il s’agit de clouer au pilori l’ingérence du religieux (bien entendu musulman) dans la sphère publique, on l’oublie bien vite, semble-t-il, dès lors que la neutralité risque de mettre à mal la « liberté » des entreprises à gaver nos têtes blondes de messages publicitaires ou d’empêcher la propagande d’État d’atteindre ses cibles juvéniles. Qu’un professeur s’amuse, juste pour voir, à faire une entorse à ce sacro-saint principe en exposant en classe quelques idées qui lui semblent justes ou, pire, en signant dans la presse (ça dépend de quelle presse on parle, évidemment) quelque tribune politique qui n’agrée pas aux pouvoirs en place, il risque bien de se voir sanctionné et rappelé à ce « devoir de réserve » qui, dans l’esprit des dominants d’hier et d’aujourd’hui, n’est plus qu’un bâillon et une matraque : la répression, comme sur les ronds points, bat son plein dans la fonction publique à laquelle il est de plus en plus demandé de fonctionner, de moins en moins d’être publique. C’est la raison pour laquelle cet article restera anonyme.
Le moins que l’on puisse dire en tout cas est que ce « Grand Débat » (qui n’est finalement que le grand déballage de l’évangile ultralibéral) est, dans les coulisses comme sur scène, pas beaucoup plus démocratique que les « élections » qui ont porté sur le trône son Gentil Organisateur.
Et les associations invitées, bien sûr compatibles avec le culte de la marchandise et ne faisant la promotion que de colibriesques « solutions » à l’effondrement accéléré du vivant, ces associations ne sont pas en reste : elles ne reçoivent leur « invitation » dans les messageries électroniques que le mardi 5 mars. La même chanson, donc, avec encore moins de délai. Et encore leur demande-t-on une confirmation pour le lendemain avant midi. Il faut donc s’employer à contacter rapidement les adhérents et les autres collectifs pour s’accorder sur la participation et le discours, éventuel, à tenir. Éventuel car, aucune précision sur le déroulement des échanges n’ayant été fournie (juste le lieu et l’horaire), on ne sait pas si on vient pour faire du remplissage ou si on peut espérer porter une sérieuse contradiction dans un réel débat.
Allons, M. Macron, les ficelles sont un peu grosses, non ? Qui peut prendre au sérieux vos intentions de « débattre » avec un « peuple » trié sur le volet et serré au collet ? Même les « débats » lors de la présidentielle assuraient, dans des circonstances pourtant déjà peu démocratiques et sévèrement cadrées, des conditions où les apparences au moins de l’équité étaient préservées. L’argument fallacieux de la sécurité ne voile qu’à peine, et encore uniquement pour ceux qui ont depuis longtemps décidé que leur confort intellectuel et matériel valait bien le sacrifice de la réalité, ne voile qu’à peine la volonté délibérée d’interdire aux rares invités la possibilité de se préparer convenablement à un affrontement où tout est fait pour vous assurer, devant des caméras acquises à votre cause, une victoire totale et sans appel, sans même avoir à combattre. Nous ne vous demanderons pas si vous jugez que ces manières de faire sont bien dignes de votre rang – il est usurpé !, de notre démocratie – elle est enterrée ! Vous ne reculez devant rien, ne vous refusez aucun moyen déloyal pour atteindre vos fins et museler toute opposition, et cela sans vergogne, alors la dignité, bien sûr, est le cadet de vos soucis.
Et voilà donc notre petite station thermale lourdement sécurisée à vingt bornes à la ronde. Sur le plateau de Valensole, des hélicoptères ont tourné toute la nuit, la veille du grand rendez-vous ; et au petit matin, tous les accès possibles étaient verrouillés par une impressionnante mobilisation de gendarmes, policiers, CRS, gardes du corps et autres gorilles de la république qui étaient, pour l’occasion, plus nombreux que les habitants du coin. Décidément, sous le vernis médiatique du « débat » et d’un président qui « prend des risques » (dixit quelque autocrate ami du petit écran) en descendant dans la fosse aux lions, on voit bien que ce monsieur n’est pas tranquille : il ne peut aller à la rencontre, bien orchestrée, de « son » peuple qu’accompagné d’une garde rapprochée de sbires médiatiques et de sicaires aboyants. De quoi a-t-il peur, ce président si bien élu et si « représentatif » ? L’État, qui n’a certes jamais été pensé pour protéger ses sujets, a bien besoin en revanche d’un arsenal militaire et législatif pour protéger ses représentants, les mettre à l’abri de la juste colère d’un peuple floué, matraqué, ébrogné.
Approchons-nous de la salle où le président va officier. Enfin, si vous n’êtes pas sur la liste, inutile d’espérer franchir le cordon de sécurité qui enserre le palais des congrès (encore un palais !) réservé pour le larron. La poignée de gilets jaunes qui a réussi, au bénéfice de la nuit, à s’installer pas trop loin, n’est plus audible bien avant d’avoir atteint l’entrée de la salle. Un quatrième point de contrôle avec fouille minutieuse, et nous y sommes. Des boissons chaudes, servies dans des gobelets à usage unique, sont proposées et chacun s’installe où il peut, une petite bouteille d’eau en plastique (oui, la bouteille et l’eau sont en plastique) au pied de chaque chaise – plastique et re-plastique : ça sent diablement sa « transition écologique », cette histoire. Parmi les invités, on compte les quarante-six maires du parc naturel régional du Verdon, des agents du futur office français de la biodiversité (dont la fusion, controversée, sera l’occasion de quelques gracieux cadeaux aux chasseurs, décidément choyés par un président qui travaille son assise locale), des élèves, donc, avec leurs accompagnateurs, des acteurs associatifs et des hauts fonctionnaires, comme le préfet, redoublement de la présence de l’État en son plus zélé représentant local, au cas où on n’aurait pas encore compris qui mène la danse. Et bien sûr, rien de tout cela n’aurait le moindre sens sans le regard bienveillant des relais télévisuels (relais de haute venaison bien sûr : harde de chiens placés en réserve sur les voies habituelles de refuite des animaux, que l’on lâche pendant la chasse) : la claque présidentielle a besoin de la clique médiatique. Et honnêtement, on est presque mieux dans cette petite salle surchauffée que devant un écran où, en plus de la mise en scène de la domination, il faudrait supporter son commentaire obséquieux et les génuflexions grises des baveux adoubés. Ces gens-là, paraît-il, se plaignent d’être mal-aimés et feignent de ne pas comprendre pourquoi. C’est pourtant simple : leurs caqueteries courtisanes sont, de manière cohérente, tout simplement confondues avec la violence et la morgue des autres pouvoirs, notamment financier et étatique. Comment les quidams que nous sommes, qui rejettent avec fermeté un système qui, non content de leur faire les poches, les empoisonne, les asservit, les écrase et les réduit, comme le reste, à des produits parfaitement interchangeables, pourraient-ils dans le même mouvement accepter, admirer, remercier ces chroniqueurs de la servitude, ces éditôcrates qui servent aux représentants auto-proclamés du système une soupe nauséabonde de courbettes et de soumission, dont Saint-Simon lui-même aurait rougi, dînent dans les mêmes salons cossus et, trop heureux d’appartenir à la jet set industrielle, se permettent de mépriser ce peuple sur le dos duquel ils vivent grassement ? Ils peuvent bien jacasser et jouer les vierges effarouchées dès qu’on « attaque la presse » (de laquelle ils n’ont pas honte de se réclamer), rien ne fera changer d’avis la populace : ils ne sont plus, depuis longtemps, du côté de la liberté – ils en sont même la négation, les plus farouches contempteurs, comme tous les pouvoirs.
Accompagné de l’indescriptible sinistre de la matraque, rebaptisé par certains M. LBD « Le Bastonneur décomplexé », que la carrure et le nez de boxeur destinaient visiblement au ring politique et au règne des ego boursouflés, et de M. de Rugy, chargé de mission ès-turlupinades transitoires et solidaires, l’arrivée du président est un moment assez étrange : un curieux silence accompagne une entrée qu’on attendait plus tapageuse. Est-ce le retard de près de trois quarts d’heure et l’impatience faussement trépignante d’un public déjà blasé ? Ou le fait que personne n’attende quoi que ce soit d’autre de cette rencontre que de participer à la marge au spectacle des « grands de ce monde », plus habitués aux shows maîtrisés qu’aux idées laborieuses et dangereuses ? Ou encore, motif le plus crédible, le fait que chacun est trop occupé à garder sur sa chaise un précaire équilibre, l’œil rivé à son smartphone pour capter de la fantomatique apparition du pouvoir incarné une image pas trop floue à partager immédiatement sur tous les réseaux et autres lieux de la réticulaire domination du monde ? Le show, toujours. Pendant quelques instants, les invités restent suspendus entre deux mondes, la réalité, mouvante et vaporeuse, et l’image qui en circulera dans quelques secondes sur tous les circuits électroniques du pays. Apparemment, personne ne saisit vraiment la nature de l’hésitation qui se joue à ce moment-là, sur une frontière poreuse entre l’envoûtement et cette espèce d’abattement qui prend à la sortie d’une cellule de dégrisement : ce n’était que ça, ce court moment d’ivresse. Mais fi des considérations psychologiques, les gens enfin s’assoient et le spectacle reprend ses droits inquestionnés.
Une personne, dont je n’ai pas eu le temps de retenir la place et la fonction dans l’équipe gouvernementale, se présente comme la modératrice du « débat » et explique enfin le déroulement des « échanges » [2] : en fait, son rôle consistera à tendre le micro à quelque main qui le réclame, selon des critères de sélection qui semblent ne regarder qu’elle. En réalité, derrière les apparences du « hasard », se profile très nettement un ordre de passage bien préparé : on le voit à la manière dont cette dame cherche, parfois sans cacher sa perplexité, le questionneur suivant. Elle est donc chargée de « désigner » une quinzaine de personnes qui poseront une ou plusieurs questions, à leur gré, mais dans le temps limité de deux courtes minutes – ce qui laisse peu de temps, on en conviendra, pour développer une pensée ou une vision un peu élaborées du monde et de son écrasement accéléré sur le mur des lamentations progressistes. Deux salves sont programmées pour les 4h30 de « débat » prévues. L’équité n’étant décidément pas à l’ordre du jour, le président pourra, lui, prendre le temps qui lui convient pour « répondre » – en fait pour dérouler les litanies identitaires, répressives et libérales qu’il a visiblement répétées. Le calcul est vite fait : quinze questions de deux minutes à deux reprises, soit 1h. Il reste 3h30 au président pour débiter.
Peu de choses à dire sur les questions posées : leur pertinence varie, mais finalement pas tant que ça. La plupart sont confinées aux discours convenus, ceux dont le caractère lénifiant, ne remettant nullement en cause le système, ne remontant à aucun moment aux racines industrielles du désastre, ont droit de cité sur tous les médias aux ordres des puissances de l’argent : ces discours-là ne risquent pas de faire trembler l’édifice ultralibéral et l’orthodoxie marchande. C’est même dans le sens du vent (croissance, productivité, progrès, approfondissement de l’incarcération industrielle et de la servitude technologique) que vont, par exemple, les interventions du président de la FDSEA (antenne départementale de la FNSEA, alliée du gouvernement dans l’empoisonnement des terres et la promotion du productivisme agricole sous perfusion glyphosatée) et du président de la fédération des chasseurs des Alpes de Haute-Provence, pour lesquels la principale urgence écologique réside dans la nécessité d’autoriser des « prélèvements » dans la population des loups. Un autre intervenant, naïf, martien ou malveillant, on laissera à chacun le soin d’en décider, assure qu’il est possible de concilier tourisme de masse, un des piliers économiques de la région, et écologie. Comment réaliser ce miracle ? À l’aide – que n’y avons-nous pensé plus tôt ? – des « énergies renouvelables », notamment de l’hydroélectricité, déjà fortement présente sur le territoire (et qui est d’ailleurs largement consacrée à alimenter les apprentis sorciers de Cadarache), et du photovoltaïque, énergies qui ne sont pas renouvelables pour tout le monde (allez donc demander aux populations animales décimées par les barrages) et qui ont l’insigne avantage d’exiger, pour leur déploiement, des infrastructures industrielles n’ayant que peu à envier à celles qui accompagnent les saccages des énergies fossiles. Par quel mystère l’impétrant écologiste oublie-t-il, dans sa liste des solutions miracles, l’autre supercherie « renouvelable » que sont les éoliennes, dans une région où le vent n’est pourtant pas avare de services rendus à l’industrialisation du monde ?
Les seules questions un tant soit peu pertinentes et claires viendront de militants écologistes un peu mieux informés (et parmi eux des paysans bio dont la vie même questionne naturellement la logique du système) et d’un ou deux élèves dont les interventions, certes préparées pour parer à l’intimidation dont le pouvoir peut, d’un seul regard, user pour dérégler la parole adverse, mais incisives, secoueront un peu le président, le temps d’une brève salve d’applaudissements amusés qui salueront ainsi l’impertinence et l’aplomb bienvenus de ces jeunes gens au milieu des cravates compassées. Mais l’effet est de courte durée et l’ensemble ne quitte pas franchement les clous, ne menace ni le discours rodé du patron, ni la logique mortifère d’un système aux abois et qui, comme une bête fauve blessée et acculée, compte bien aller au bout de son agonie et, se défendant aux crocs acérés d’une hybris exacerbée par l’horizon du néant, entraînera dans ses abîmes tout ce qui ressemble à la vie.
C’est une véritable épreuve d’écouter les « réponses » de M. Macron. Les guillemets, une nouvelle fois, s’imposent tant les louvoiements et les imprécisions de la novlangue ultralibérale émaillent ses sermons. Bien sûr, le format choisi est une gifle assumée à la notion même de « débat » : quinze questions et M. Macron « répond » ensuite à son rythme, et uniquement selon ce qu’il retient des interventions, s’arrêtant sur un mot qui lui sert de prétexte à égrener son chapelet progressiste et rendre hommage à son panthéon libéral. Pour l’assistance, comment suivre le fil, et pour les intervenants, comment répondre aux détournements, insinuations, attaques d’un orateur seul en scène ? Pour celui qui parviendra à suivre les mots péniblement articulés et les discours volontairement fumeux du président, il n’y a malheureusement pas de récompense à la hauteur du colossal effort déployé. Souvent imprécis, parfois même balbutiant, le représentant des ultra-riches essaie d’expliquer qu’il faut faire ceci, que ce serait bien de faire cela, qu’on n’y arrivera pas sans ceci (l’engagement de tous, c’est-à-dire des plus nombreux, les pauvres), que plus de cela sera nécessaire (abnégation, sacrifice), tout un beau blabla creux, mais qui n’est pas sans conséquences réelles sur les vies des gueux que nous sommes, qu’accompagne là aussi la fausse flatterie, le président félicitant des acteurs sociaux et associatifs déjà éreintés d’avoir à lutter seuls, sans moyens, sans perspective réelle, contre une catastrophe qui les dépasse infiniment, éloges dont le but est aussi, bien sûr, de se décharger des responsabilités politiques sur le dos déjà lourdement courbé des individus, écrasés à longueur de jour d’ave maria médiatiques, de remontrances, d’exhortations, chapitrés sur leurs comportements honteux, et rappelés sans cesse au respect d’un catéchisme de pacotille qui ne sauvera pas la planète mais préservera, et même alimentera toujours les comptes en banque des amis du président. La brosse à reluire, à éteindre, une fois passée, M. Macron ne s’engage évidemment pas à soutenir plus concrètement ces braves gens, chacun son boulot, n’est-ce pas ? Les solutions sont connues du monde industriel depuis des décennies, ces solutions fussent-elles dans la parfaite logique des problèmes qu’elles sont censées régler : les « énergies renouvelables » (les revoilà !) et l’évolution des comportements individuels, comment n’y avons-nous pas pensé avant ? Un peu plus tard, les auditeurs qui n’ont pas sombré encore dans le sommeil, le désespoir ou la colère, sont paternellement réprimandés de n’être pas assez attentifs lorsque monsieur le professeur d’économie tente, assez maladroitement (serait-ce que le bougre ne croit pas vraiment à ce qu’il bafouille ou que le souvenir d’un ami lobbyiste l’empêche soudain d’aller au bout de son « raisonnement » ?), d’évoquer les effets nocifs du plastique qui « doit disparaître ». Quand, comment ? On laissera ces détails insignifiants aux experts et autres technocrates dont l’indépendance nous promet des solutions rapides et efficaces. De manière générale, inutile de chercher dans les péroraisons présidentielles autre chose que des affirmations purement idéologiques : rien de concret à se mettre sous la dent. Il suffirait, semble-t-il, que chacun, réduit, selon la très riche anthropologie ultralibérale, à sa seule dimension de consommateur, renonce à acheter des produits avec du plastique pour que celui-ci, comme par enchantement, disparaisse. Il suffirait certes qu’on arrête de voter pour que ce genre d’énergumène, en effet, cesse de polluer nos estrades, mais, en attendant, voilà le président qui, remontant trente ans en arrière, nous fait du Coluche : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent plus pour que ça ne se vende pas ! » Voilà qui est diablement pensé et qui nous laisse, pantelants d’admiration, avec notre indécrottable culpabilité, mauvais consommateurs qui ne font pas ce qu’il faut pour sauver la planète – c’est vrai, c’est tout de même de notre faute si on en est là ! Extractivistes avides, financiers véreux, politicards verbeux (qu’on nous pardonne les pléonasmes, c’est pour le rythme) et autres ploutocrates, toute la mafia industrielle et étatique n’y est bien sûr pour rien ! Et pour mâtiner encore de vide la félonnie de son discours, M. Macron répète à qui veut l’entendre (oui, qui ?) qu’il comprend bien certaines indignations, et même qu’elles seraient légitimes, oui madame, qu’il comprend bien l’urgence de la « situation environnementale » – s’en moque, mais comprend bien.
Allons, M. Macron, les chaînes sont un peu saillantes, non ? Même lorsque vous orientez toute l’attention résiduelle de l’auditoire vers le glyphosate, qui peut croire encore aux fadaises à l’encan dont vous agrémentez votre triste étal ? Ah, le glyphosate, voilà un grand méchant auquel vous pouvez lyriquement vous attaquer, un nom savant, une molécule, ça ne mange pas de pain, ça le rend juste un peu immangeable : politiquement, pour vous, aucun risque, ouf. Vous omettez d’ajouter (seraient-ce les pesticides qui font flancher votre mémoire, c’est fâcheux, non ?) que ce poison-là n’est qu’un symptôme parmi tant d’autres de l’empoisonnement généralisé de la planète par l’industrialisme dont vous soutenez le « modèle » et la logique, un petit front minuscule de la vaste guerre au vivant que mènent les troupes de ceux qui vous ont engagé à leur service. D’ailleurs, curieusement, les questions qui ont évoqué l’urgence de changer de « modèle culturel », de s’attaquer aux incontestables et vrais responsables de la pollution à grande échelle que sont les industries, les monocultures, l’élevage intensif, sont passées à l’as : quand on aborde enfin le fond du problème – notre mode de vie, de penser, d’être – on entre dans le non-négociable, pas de débat qui tienne, circulez y’a rien à voir ! On comprend que le bonhomme s’entende plutôt bien avec son homologue américain. Et comme « homologue » leur va à tous deux, et aux autres, comme un masque à gaz au milieu d’un champ traité au chlordécone.
Au moindre frémissement, M. Macron saute sur l’occasion de quitter le terrain fangeux de la « transition écologique », dont il maîtrise mal les attendus (certainement par profond désintérêt) et les conséquences autres que financières pour le modèle qu’il prône et défend becs et ongles, et de rejoindre les rives plus familières de la « sécurité », notamment des biens coûteux et des personnes riches, ce à quoi servent exclusivement désormais les « forces de l’ordre ». Ainsi répond-il sans balbutier, avec un aplomb et une agressivité déconcertante, à une militante associative qui a eu l’heur d’évoquer, mais à la marge de questions plus centrales pour elle, et pour le sujet écologique du jour, la répression féroce des mouvements sociaux, et notamment des gilets jaunes. Un extrait de l’intervention de cette militante et de l’attaque du président est visible sur internet ici et [là>https://www.dailymotion.com/video/x73pcav], mais malhonnêtement amputé de l’essentiel : avant de soulever le problème des violences policières, elle a plus longuement demandé au chef de l’État s’il comptait s’attaquer un jour aux véritables causes du désastre, impulser et soutenir un nouveau modèle social dans notre pays, et s’il croyait que c’était possible et souhaitable, ou si l’état actuel de la planète, provoqué par le modèle actuel, lui convenait. Ce n’est qu’après avoir répondu à plusieurs autres questions que M. Macron revient vers notre militante : il la félicite pour son engagement, pour son honnêteté, sa franchise, il la met en confiance pour qu’elle revienne, non pas sur l’essentielle question d’un changement radical de société, mais sur le terrain qu’il affectionne, celui de « l’ordre républicain ». On sent qu’il jubile. Il la ferre et, rapidement sortie de l’eau dans des conditions de lutte inéquitables, assène son coup de massue derrière la nuque : l’affaire est entendue, plus de barbotage, la voix se fait forte, autoritaire, cassante. Et le président déroule sans bafouiller une homélie violente sur l’ « État de droit », félicitant au passage les « forces de l’ordre » pour leur service aveugle et implacable, pour leur impeccable loyauté, achetée à grands coups d’impayés et de promesses sonnantes et trébuchantes (ça tient à pas grand-chose, tout de même, la loyauté aux puissants), affirme refuser le terme de « répression » (on avait presque oublié que c’est le pouvoir qui décide des mots, de leur sens et de leur usage), impossible dans notre belle démocratie, et il ne laissera « personne dire le contraire », et patati patatras : encore une illustration de son sens du « débat » et du respect de la parole des sans-rolex. Que croyez-vous qu’il arriva ? Galvanisé par l’envolée martiale d’un président ramené à ses fondamentaux et s’y mouvant comme un caporal dans les dortoirs de son bataillon, le public, subitement réveillé par cette montée au front sabre au clair, se fend, pour la seule et unique fois des « échanges », d’une solide salve d’applaudissements, principalement soutenue par la foule des têtes grises en costard qui est à deux doigts d’écarter le déambulateur pour aller embrasser son Bonaparte retrouvé. Alors, avec des airs de Mac-Mahon devant les débordements de la Garonne [3], le frétillant galonné, légion d’honneur au col, repart à l’attaque, en rajoute une couche et, se posant en défenseur de la veuve Cliquot et des orphelins d’Auteuil, insupportables victimes des viles brutalités commises pendant les manifestations, donne courageusement, seul en première ligne, l’estocade fatale.
On ne s’interrogera pas plus ici qu’ailleurs sur l’usage immodéré de la « force légitime », en fait de la violence légalisée de l’État [4], non plus que sur la colère, autrement légitime, elle, mais pas légale, de manifestants ulcérés par les conditions de vie qui leur sont faites, par les injustices, par le cynisme d’une caste intouchable de technocrates abjects, ou tout simplement sur la violence désormais sans garde-fous du système industriel à l’égard de toute vie qui ne se conforme pas à son monde sordide, à son infecte puanteur matérielle, philosophique et morale, à ses décharges – violence qui, peut-être, justifie celle des pauvres hères que nous sommes, auxquels est arrachée, chaque jour un peu plus, la possibilité de décider de leur vie, comme d’une défense chaque jour plus légitime face au déferlement de hargne militaire et de haine de l’oligarchie régnante contre le peuple. Échaudés par ces tristes expériences, les parents n’ont de cesse de répéter aux enfants qui veulent brûler les étapes de la réussite : « Ne fanfaronne pas ! Passe la BAC d’abord ! »
Fort de cette rhétorique mise à mort, tellement maîtrisée qu’on a du mal à croire qu’elle n’a pas été préparée avec minutie et espérée (encore que l’impétrant soit tellement rodé à ce genre de prêche qu’il ne faille qu’un doigt effleurant le bouton pour déclencher la mécanique prédication), M. Macron peut enchaîner sur la vraie question de la militante, maintenant réduite au silence : le changement de modèle culturel. Et dans une salle abasourdie par l’ « échange » précédent et revenue rapidement à sa passive torpeur, il étale sans scrupule la vision ultralibérale du monde qu’il chérit, défend, inculque et qui ne souffrira, tant qu’il sera à la baïonnette et au goupillon, aucune espèce de remise en cause : la France, dirigée (et il faut tristement constater que le terme est adéquat), de main de maître hautain et intraitable, par une coterie politique uniforme et assoupie dans les ors ronflants et les velours élimés des palais républicains, est et restera longtemps encore un pays industriel, productiviste, mondialisé, avec ses prêtres ultralibéraux, son dogme capitaliste, sa théologie marchande et son idole la plus vénérée, l’argent, et les Français, de bons petits soldats mobilisables à souhait sur le front de la croissance et du progrès, chair à canons de l’asservissement salarial, cobayes soumis du laboratoire géant de la technologie, membres payants du parc nucléaire.
Allons, M. Macron, un peu de sérieux ! Si ce n’est la petite frange autiste de vos admirateurs, spirituellement nécrosés jusqu’aux os de l’âme (« Le pape ? Combien de divisions ? »), et celle, plus réduite encore – mais dont la force de frappe est certes considérable – des fanatiques de la satrapie industrielle (les ploutocrates, technocrates et autres médiacrates), minorités bien visibles qui s’accrochent à un mode de vie prédateur et mortifère, quitte à terroriser et éliminer tout signe de vie sur la planète, qui est dupe de vos tricotages verbeux et de ce qui se cache derrière : le saccage du vivant, la destruction de la planète, l’esclavage du plus grand nombre ? Il faut être schizophrène, ou intellectuellement déficient (ce qui est bien le cas de la majeure partie de vos troupes qui souffrent assurément d’une grave mutilation cérébrale, due au passage dans les lessiveuses grandes-écolesques de la république), ou encore un forcené jusqu’au-boutiste lourdement armé, ravi de la crèche capitaliste, pour prendre un quelconque plaisir ou feindre de le prendre à écouter vos simagrées de bonimenteur et cette manière agressive, autocrate, dont vous défendez le modèle meurtrier que les parrains de votre secte rêvent de pérenniser.
D’ailleurs, en ce qui me concerne, je ne peux plus écouter. Écœuré par la vacuité de tant d’effets de manche et d’arguties purement langagières, j’ai quitté la salle des ébats. Pour une personne consciente de l’extrême précarité du vivant et de la nécessité de créer rapidement et massivement de nouvelles formes de cohabitation avec la planète, même en ayant mentalement anticipé la débâcle que serait ce non-événement, vivre l’expérience du « Grand Débat National » au cœur de la mêlée est particulièrement frustrant, désespérant même, choquant. Car la casuistique présidentielle est non seulement pathétique, mais elle est criminelle : user ainsi de procédés dilatoires au moment où la vie sur Terre est menacée par ceux-là mêmes dont M. Macron se fait l’impudique porte-parole, ce n’est plus de la basse-voltige politicarde, mais la justification cynique d’un désastre dont ses amis récoltent des fruits mirifiques, certes, que quelques-uns, portés par l’infantile mystique transhumaniste, croient pouvoir dépasser pour leur propre compte, c’est entendu, qu’une bonne partie des populations de privilégiés, asservis par leurs privilèges et qui s’accrochent à leur mode de mort avec un zèle haineux impressionnant, refusent de voir, d’accord, mais une justification cynique tout de même, et inacceptable – où dont l’acceptation signe, définitivement, l’acte de décès de la démocratie et l’entrée dans une période où l’obscurantisme fanatique de la domination industrielle n’a que peu à envier aux extrémismes terroristes, dont elle est le pendant logique. Ainsi, sortant de cette salle, ai-je peur de voir, comme au fronton des Enfers de Dante, s’inscrire dans le ciel griffé de panaches de kérosène, cette sentence terrible : « Toi qui entres ici, abandonne tout espoir. » Ce que confirmera M. Macron en faisant, après mon départ, l’apologie de l’énergie nucléaire – où la lâcheté s’allie à la plus totale irresponsabilité. Il ne manque à l’immense camp que forgent ces déments que l’écriteau qu’on lisait au-dessus des grilles d’Auschwitz, après l’avoir lu à l’entrée des usines chimiques de IG Farben : « Arbeit macht frei. »
Quoi qu’il en soit, cette mascarade de débat, énorme machine de propagande et de campagne, m’aura confirmé dans la conclusion dantesque qu’il nous faut tirer, nous autres amoureux de la vie : il faut faire le deuil du moindre espoir de changement provenant de ces hautes sphères où l’absence d’oxygène atrophie apparemment le cerveau, et qui nous préparent effectivement l’enfer sur Terre. Refusez de participer à ce genre de carnaval ! Fuyez ces événements savamment orchestrés pour museler toute opposition, fuyez le contact délétère de ces personnes intoxiquées à l’idéologie morbide de l’industrialisme, fuyez, pauvres fous ! Vous n’avez pas plus à tirer de ces vaines confrontations que des urnes où l’on vous demande, à intervalle régulier, d’abdiquer votre libre arbitre et la maîtrise de votre vie. Rien à tirer de ces gens et de leurs lubies létales, vous ne pouvez affronter sur leur terrain ces machines programmées pour la communication et la destruction de tout adversaire.
Il va nous falloir être plus intelligent qu’eux – et l’effort n’est pas immense, croyez-le ! plus imaginatifs – et là, c’est carrément sans effort ! si nous voulons renverser leur monde, démanteler les structures et les « valeurs » du système actuel, et inventer, dans le bouillonnement des rencontres, dans les entrelacements, les chemins, de nouvelles manières d’habiter des territoires reconquis. Pas question de fuir, de s’isoler, mais se mettre à l’abri, autant que faire se peut, reprendre des forces, prendre la poudre d’escampette pour faire parler la poudre du rêve, faire parler le vif, rendre au vivant sa superbe. Contre les despotes du saccage qui martèlent aussi mécaniquement et froidement que des enceintes connectées leur vision étriquée, inhumaine et mortelle d’un monde marchandisé, pour le bénéfice d’une poignée et la ruine de tous, organisons-nous, expérimentons, inventons ensemble, à hauteur d’homme, à hauteur de la vie en nous et autour de nous, un monde où boire une tisane n’exigera plus une centrale nucléaire, un monde réconcilié. Soyons réalistes : un changement brutal, profond, incommensurable, est imminent, tous les signes en sont visibles à ceux qui veulent voir – et je ne parle pas des enquêtes du GIEC, des études scientifiques, des chiffres, des statistiques, non ! Je parle des signes que nos sens peuvent lire, je parle des échardes dans nos yeux, de ce qui contraint nos chairs, des jougs qui brisent nos os et notre volonté, des psoriasis qui nous démangent, de ce qui fait siffler dans nos oreilles des bruits qui n’existent pas pour couvrir le vacarme incessant de cette civilisation, je parle de ce goût de cendres dans la bouche, de nos mains gercées, des lèpres qui rongent nos idées, des gales qui grignotent nos rêves, je parle des signes de la mort qui progresse.
Il est temps, et dans si peu il ne sera plus temps, de choisir entre ce qui est facile et ce qui est juste. Temps, maintenant, de choisir, sans détour et sans retour, entre la gangrène industrielle et la Vie, vive et liée, la vivante vie.
D. Volté
[1] Pour plus d’informations sur le site ITER à Cadarache, voir https://lundi.am/Proteger-et-detruire-Nucleaire-et-biodiversite
[2] On nous pardonnera l’usage immodéré des guillemets mais il faut bien dire que ces gens des hautes sphères ont du langage un usage assez déconcertant, la plupart des mots sortant de leurs bouches repues ayant un sens exactement contraire de l’usage courant (« La guerre, c’est la paix », n’est-ce pas ?) : est-ce l’effet du manque d’oxigène qui sévit à de telles altitudes ?
[3] « Que d’eau, que d’eau… » À quoi le préfet aurait répondu : « Et encore, M. le maréchal, vous ne voyez que le dessus » – ce qui tend à prouver que la création de l’ENA n’a pas fondamentalement changé la qualité poétique des camarilla républicaines dirigeantes.
[4] M. Poutine fait, paraît-il, des pieds et des mains depuis des semaines pour obtenir de M. Macron des stages de formation accélérée en guérilla urbaine pour ses troupes spéciales auprès des forces françaises.
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