Prononcé par Umberto Eco (1932 – 2016) à l’occasion du 50e anniversaire de la libération de l’Europe, Reconnaître le fascisme est d’abord une conférence, puis un chapitre de l’ouvrage Cinq questions de morales, avant de paraître en volume. Ce choix, Grasset l’explique par la volonté de mettre entre les mains de tous ce petit texte clair sur les fascismes tels qu’ils pourraient bien ressurgir au XXIe siècle.
Les trois sens du mot
Il serait pour le moins farfelu d’oser prétendre qu’Umberto Eco, cet intellectuel si important, philosophe et sémiologue, ne tient pas compte du sens des mots. Et surtout avec un tel mot, « fascisme. » Au contraire, il le considère comme objet d’étude et lui attribue un sens premier, littéral, un sens deuxième, étendu, et un troisième, dérivé.
Le sens propre, c’est la caractérisation du mouvement politique créé par Benito Mussolini (1883 – 1945), passé de socialiste anticlérical à dictateur faisant bénir les insignes fascistes par les prêtres… Dénué de philosophie propre, il avait la puissance de sa rhétorique, sa capacité à emporter la foule pour faire croire qu’il était le héros providentiel d’un peuple égaré jusqu’alors. C’est sur ce matamore que se forge la figure du chef qui va ensuite essaimer partout en Europe. Michel Onfray, pour sa part, refuse d’aller au-delà de ce sens initial et vitupère quand on s’en écarte. Mais le fasciste primitif, ur-fascisme selon Eco, état lui-même assez polymorphe et avec ses contradictions internes, pourquoi ne pas y voir la possibilité d’une extension du domaine de sa définition sans que cela l’altère par ailleurs ?
Le sens étendu désigne d’abord le fond commun des dictatures de droite. Il peut s’appliquer au nazisme aussi bien qu’au Stalinisme — même si ce dernier bénéficie d’une bien étrange indulgence…, sans pour autant être fondé sur le totalitarisme qu’auront déployés ces deux exemples. Il s’agit de politiques privatives de liberté, fondées sur l’ordre, l’homme nouveau, la figure du chef.
Le sens dérivé, le plus utilisé de nos jours, c’est l’anathème qui vise tout opposant à la pensée de gauche. Ce sens dérivé, très loin de l’initial, est une insulte qui signale atteint le point Godwin.
De l’ur-fascisme au fascisme ressenti
Commençant son intervention par le récit de son enfance dans le monde de Mussolini, Umberto Eco explique comment et pourquoi il était heureux, et parfaire t bon élève. Il confesse qu’il lui faudra attendre la libération pour connaître et comprendre le sens du mot liberté. Et comprendre, respectivement, qu’il vivait dans un régime fasciste. Pourtant, il était heureux. Il avait fait siennes les règles du régime et n’y entrevoyait aucun défaut. Il faudra la guerre pour comprendre.
Le sens du mot fascisme a évolué, comme il le donne en exemple il était évident de combattre Hitler mais suspect de lutter contre Franco. Pourtant le fond était le même… Il y aurait donc un fascisme réel et un fascisme ressenti.
Eco établit quatorze points sur lesquels fonder tout doctrine fasciste :
1/ culte de la tradition ;
2/ rejet du modernisme ;
3/ le culte de l’action pour l’action ;
4/ le rejet de la pensée critique ;
5/ le rejet de la diversité ;
6/ l’exploitation de la frustration ;
7/ l’obsession du complot ;
8/ l’humiliation par la richesse de l’ennemi ;
9/ la vie comme guerre permanente ;
10/ l’élitisme ;
11/ le culte de l’héroïsme ;
12 / le contrôle des femmes ;
13/ le peuple comme entité exprimant une volonté commune ;
14/ l’appauvrissement de la langue.
On voit là se dessiner bien d’autres régimes, dans l’histoire récente, et bien des projets qui, sous couvert de démocratie…
Reconnaître le fascisme est un livre intelligent parce qu’il rend accessible une réflexion politique majeure. Utile parce qu’il pointe le possible d’une résurgence, après une période d’accalmie, de ce modèle politique particulier qui opacifie le réel derrière une idéologie seule dominante. Le republier aujourd’hui est un acte éminemment politique, qui vient au moment où la nostalgie — tolérée par la démocratie elle-même — des régimes fascistes, qui conserve comme des graines précieuses ces semences de la discorde, l’avenir possible des idées et des signes distinctifs qui préfigureraient le retour du fascisme. Où qui l’annonce comme advenu, en Orient aussi bien qu’en Occident, partout où l’humanité perd.
Loïc Di Stefano
Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, traduit de l’Italien par Myriam Bouzaher, Grasset, « Les Cahiers rouges », janvier 2024, 62 pages, 7,90 euros
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