A l’AG des gilets jaunes: «Nous sommes à Saint-Nazaire pour construire un monde meilleur»

LR: A titre tout à fait exceptionnel, nous publions un article de l’excellent site Mediapart qui vit de ses abonnés…

A l’AG des gilets jaunes: «Nous sommes à Saint-Nazaire pour construire un monde meilleur»

 PAR PIERRE-YVES BULTEAU

La grisaille et la pluie du week-end n’ont pas réussi à entamer le moral des 700 « gilets jaunes » venus participer, en « intelligence collective », à la deuxième assemblée des assemblées de Saint-Nazaire. Entre ateliers et plénières, ils ont confié à Mediapart leurs espoirs et leurs interrogations après cinq mois de lutte. Une lutte qui, si elle n’a pas encore abouti, les a profondément et durablement transformés.

Saint-Nazaire, correspondance -.

Pierre Nwack, 45 ans, employé dans le secteur du bricolage au chômage (rond-pont de Villabé – 91)

Pierre Nwack © Pierre-Yves Bulteau
Pierre Nwack © Pierre-Yves Bulteau

« Je suis arrivé en France comme un jeune homme de 25 ans qui épouse une nouvelle nation. Quitter le Cameroun a été un véritable déchirement. Voir ce qu’est devenu le pays qui m’a accueilli, une vraie douleur. Si, aujourd’hui, j’ai un combat à mener, c’est bien celui d’une France meilleure. D’une France plus égalitaire, plus respectueuse de ses citoyens. Une France pour tous et pas confisquée par quelques-uns.Je suis venu à Saint-Nazaire pour réfléchir à ça. À comment durer dans le temps. À comment faire plier définitivement ce gouvernement.

Depuis que je suis arrivé en 1998, j’ai l’habitude de me battre. Depuis vingt ans, ma vie, ici, n’est faite que de luttes. Après avoir obtenu mes papiers, j’ai dû chercher du travail, un logement. À 45 ans, je suis au chômage et je vis avec ma famille dans un logement insalubre. Alors même qu’une décision de justice me donne raison contre mon bailleur, il ne veut rien entendre. Exactement comme le gouvernement avec nos revendications.

Quand on commence un combat comme celui-là, un combat qui nous dépasse, on peut tenir encore six mois, un an, deux ans. Mais, je pense que l’important n’est pas tant de se focaliser sur la durée que sur l’issue de notre combat. En décembre, on n’a pas fait plier le gouvernement mais on lui a mis un genou à terre. C’est déjà ça. C’est la réponse d’un peuple qui crie à un gouvernement qui en rit.

De la première heure, jusqu’à la dernière, je ne lâcherai pas. J’ai même averti ma femme et mes trois enfants que s’il le fallait “Papa n’aurait pas peur d’aller en prison”. Il faut que Macron et son gouvernement le comprennent. Nous ne lâcherons rien. Ce week-end, nous sommes tous réunis à Saint-Nazaire pour construire un monde meilleur. Sans eux. »

Adeline, 29 ans, comptable dans le privé (rond-point de l’Aire-Bleue, Saint-Nazaire – 44)

« La lutte m’a apporté des amis, des vrais, pas des gens qui me parlent juste pour se moquer de moi. Je suis handicapée et, avant les ronds-points, c’était soit l’indifférence soit les moqueries. J’avais vraiment l’impression d’être différente, de ne pas avoir le droit à la même vie que les autres. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai quitté mon environnement familial. Un jour, je me suis dit : « Adeline, elle se casse ! » J’ai quitté Rennes pour atterrir à Saint-Nazaire, comme j’aurais pu m’installer n’importe où ailleurs.

Et je peux vous dire que je ne le regrette pas. Surtout depuis le 17 novembre. Croyez-moi ou non mais, depuis l’occupation des ronds-points, je rigole tous les jours. Alors que mon quotidien est fait de séances de kiné, les actions, les discussions, l’accueil humain, tout ça me fait oublier qu’aujourd’hui, dans notre pays, être handicapé, c’est survivre avec une allocation qui frôle les 800 euros par mois, c’est être confronté quotidiennement à la question des soins de santé très mal remboursés. Avec l’AH, je vis sous le seuil de pauvreté mais je suis encore trop riche pour pouvoir bénéficier de remboursements à la hauteur de mes soins.

Résultat, alors que j’aurais besoin de séances hebdomadaires, je me prive. Et c’est la même chose avec mes oreilles. À l’heure actuelle, je devrais être équipée d’un appareil auditif. Un investissement à 1 500 euros. Autant vous dire que… je ne me laisse pas abattre. Parce qu’avec les copains du rond-point de l’Aire-Bleue, on se soutient, on se comprend mais on ne se juge pas.

Grâce aux gilets jaunes, j’ai changé de regard sur moi. Avant, je me sentais constamment freinée. Aujourd’hui, je ne suis plus du tout la même. J’ai appris à me faire confiance et à avoir confiance dans les autres. Cela m’a donné de la force et, quoi qu’il arrive, moi, j’ai déjà gagné ! »

Angélique, 47 ans, traiteur, accidentée du travail (Toul – 54)

Angélique © Pierre-Yves BulteauAngélique © Pierre-Yves Bulteau

« Pourquoi je suis ici ? Pour l’avenir de mes enfants, parce que j’ai promis à mes parents, qui ont trimé toute leur vie, de ne rien lâcher ; pour moi et mes amis. Aussi parce que j’étais déjà présente à Commercy et que ce qu’on y a vécu était tellement enrichissant que je n’ai pas hésité, un seul instant, à descendre jusqu’à Saint-Nazaire.Il faut bien comprendre que rien n’arrêtera notre envie d’avancer. Surtout pas les mesurettes annoncées par Macron. Mes deux filles sont aides-soignantes, à 1 200 euros par mois. Après le discours du 10 décembre sur la revalorisation de la prime d’activité, l’une d’elles a touché 83 euros mais s’est vu amputer de 102 euros sur ses APL. Au bout du compte, les pseudo avancées de Macron, c’est moins 39 euros net de pouvoir d’achat pour ma fille…

S’il faut voir le bon côté de ces fausses promesses : aujourd’hui, mes deux filles et mes deux garçons ont enfilé le gilet ! On vit la lutte en famille. Avant, on ne se parlait pas plus que ça. Aujourd’hui, nous n’avons jamais été aussi proches. Ce n’est pas juste une image pour la galerie. Moi qui étais réservée, presque “sauvage”, le mouvement m’a ouverte. Je me suis même découvert une âme de combattante. Jusqu’à devenir porte-parole de ma délégation.

De cette structuration personnelle, j’espère que Saint-Nazaire sera aussi l’occasion d’une véritable structuration du mouvement. Entre les hauts et les bas, il va nous falloir trouver d’autres solutions, un équilibre qui évitera au maximum de nous disloquer. Pour cela, il y a les ateliers de réflexion autour des “revendications” et des “actions” qui m’intéressent.

Personnellement, je pense que l’on doit en revenir aux premières revendications sur le pouvoir d’achat, ne pas s’éparpiller sur ces questions de démocratie directe. En s’éparpillant, on s’épuise et on laisse la main au gouvernement. Il nous répond : “Vous ne savez pas ce que vous voulez.” Le pire, c’est qu’il a raison de nous dire ça. Je ne voudrais pas que ce flottement détruise tout ce que nous avons déjà bâti, gagné. »

Pierre, la vingtaine, étudiant en philosophie (Paris et sa banlieue)

Pierre © Pierre-Yves BulteauPierre © Pierre-Yves Bulteau

« Venir ici, ce week-end, c’était venir prendre la température d’un mouvement qu’on dit “hors norme”, c’était venir mesurer l’accueil des gilets jaunes, c’était venir vérifier qu’y seront bien débattues les questions de justice sociale et d’égalité des citoyens. Je suis ici depuis hier soir et je coche les trois cases.Je suis entré dans ce mouvement par la porte du logement. Je suis gilet jaune et militant à Droit au logement (DAL). Une évidence quand, comme moi, on vit en région parisienne et qu’on est confronté à une crise sans précédent. En France et plus encore à Paris et sa banlieue, le loyer est la première dépense des ménages. Et de loin. À l’heure où la trêve hivernale a été levée, ce n’est pas un hasard si l’acte XX portait sur cet enjeu.

Depuis cet après-midi, je participe à l’atelier “actions”, pour apprendre et partager avec les délégations venues de la France entière. Leur apporter ce que j’ai pu expérimenter avec le DAL. C’est clair qu’il y a des choses à inventer lors de cette deuxième “AG des AG”. Mais il ne faudrait pas oublier qu’il existe déjà des possibilités de s’opposer à l’inaction des pouvoirs publics.

En matière de lutte contre le mal-logement, par exemple, il existe trois modes d’action : obliger les communes à prendre des arrêtés municipaux anti-expulsion et anti-coupure d’eau et d’électricité ; le recours aux piquets anti-expulsion, ces rassemblements devant les domiciles concernés qui doivent mettre la pression aux autorités. Sans oublier la réquisition de logements vides pour les convertir en logements sociaux. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé, ici, depuis décembre. Quel plus beau symbole que de voir l’ancienne agence Assedic de Saint-Nazaire être transformée en Maison du peuple. Par ou pour le peuple ! »

Guillaume, 35 ans, chef d’entreprise dans le BTP (Langon – 33)

« Je n’aime pas le mot “militant”. Ce qui se passe ce week-end à Saint-Nazaire, et depuis près de cinq mois partout en France, porte un nom : l’insurrection. C’est un devoir du peuple de se lever quand le gouvernement viole ses droits. Ce devoir de résistance face à l’oppression, contre un gouvernement tyrannique, fait partie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Je vous dis ça mais, en fait, comme tout le monde, ça m’a carrément pété à la gueule.

Jamais, je n’aurais imaginé me retrouver là. Je suis marié, père de famille, patron d’une petite boîte de BTP. J’ai cinq employés et je n’ai jamais eu d’engagement avant. C’est quand ma fille de 3 ans a fait sa rentrée dans une classe de 31 élèves que je me suis dit que ça n’allait pas. Cumulé à tous les autres, ce dysfonctionnement des services publics a commencé à m’alerter.

Bien sûr que je suis content de payer des impôts mais, plus ma feuille s’alourdit moins, en retour, les services sont efficaces. Du coup, le 18 novembre, je suis sorti pour voir. Je ne m’attendais pas à vivre ce que j’ai vécu. Pendant la première semaine, près de 5 000 personnes ont bloqué les cinq ronds-points de la ville. Le péage de Langon a été fermé pendant une semaine. Au lieu de râler, je suis sorti, je me suis mis à discuter, à écouter et j’ai fini par comprendre que le système dans lequel nous vivions était à bout.

Sans exagérer, ces quatre derniers mois, j’ai rencontré des centaines de personnes : des apolitiques, des engagés, des gauchos, des fachos. J’ai surtout rencontré l’intelligence collective. Chacun a partagé son vécu, ses revendications. Chacun est arrivé au constat que notre vieille Constitution de 1958 était vraiment périmée. La verticalité, c’est terminé. À Commercy, à Saint-Nazaire, partout, nous sommes en train de créer les conditions d’une nouvelle Constitution. La lutte est une expérience inimaginable. Ces images vont me rester à vie. L’envie que ça bouge aussi. »

Thérèse Bénétreau, 62 ans, retraitée de l’agriculture bio (la montagne limousine – 19, 23, 87)

Thérèse Bénétreau © Pierre-Yves BulteauThérèse Bénétreau © Pierre-Yves Bulteau

« C’est la question écologique qui m’a fait rejoindre le mouvement. Et ce, dès le 17 novembre. Deux raisons à cela. D’une, je trouvais complètement incongru de justifier la hausse du gazole au prétexte de la lutte contre la pollution alors qu’on sait bien que seuls 17 % de cette augmentation allaient y être dévolus. Deux, je connais beaucoup d’agriculteurs qui ne s’en sortent plus. Notamment en bio.Jusqu’à l’âge de 53 ans, j’étais comptable. J’en avais marre d’être enfermée dans un bureau et cela faisait longtemps que j’avais envie de devenir paysanne bio. Je me suis donc inscrite en formation BPREA grâce à mon Fongécif. Après neuf mois d’études et un stage de 3 mois, j’ai pu m’installer à mon compte à Eymoutiers, dans un verger de 70 arbres fruitiers. C’est à cette occasion que j’ai rencontré des woofers qui m’ont raconté leur précarité. Certains d’entre eux m’ont dit vouloir s’installer. Mais, pour cela, il faut des aides ou, comme moi, un ancien patron compréhensif et de l’argent de côté…

C’est cette même précarité que j’ai retrouvée sur les ronds-points. Mais aussi, cette même envie de se poser, de réfléchir. Pour être tout à fait honnête, je ne m’attendais pas à assister à de telles profondeurs de pensée. J’y ai aussi appris la radicalité. J’ai compris que s’il y avait un tel degré de répression, l’usage d’un tel arsenal, c’est que nous représentions un réel danger pour le pouvoir. C’est cet espoir de changement que je suis venu travailler, ce week-end, à Saint-Nazaire. La première de nos revendications devrait être le renversement de tous les Macrons ! »

Benoît Le Cam, 47 ans, soudeur (Chartres – 28)

Benoît Le Cam © Pierre-Yves BulteauBenoît Le Cam © Pierre-Yves Bulteau

« Je ne travaille plus depuis deux mois. Non pas que j’ai des problèmes pour trouver des postes en soudure. Non. En fait, depuis deux mois, je n’arrivais plus à cumuler mon boulot avec mon investissement auprès des gilets jaunes de la région Centre-Val-de-Loire. Du coup, alors que les copains se battent pour un meilleur pouvoir d’achat, moi, j’ai fait le choix de perdre 1 300 euros ! Aujourd’hui, il me reste 600 euros par mois, pour vivre. Mais, ça vaut vraiment le coup.Si je n’avais pas fait ce choix, jamais je n’aurais pu assister à l’atelier sur les “doléances citoyennes” animé par les gilets jaunes de Carcassonne. Pendant des semaines, ils ont demandé aux personnes rencontrées quelles étaient leurs revendications. À l’occasion de cette deuxième assemblée, ils nous en ont présenté la synthèse. Il en ressort qu’à près de 90 %, ces revendications citoyennes rejoignent celles portées par les gilets jaunes en matière de justice sociale et fiscale, en matière de démocratie directe aussi.

Notre mouvement a commencé comme une histoire d’amour, par un coup de foudre. Nous sommes des milliers de citoyens à nous être retrouvés sur un même constat de ras-le-bol fiscal et démocratique. On n’y a pas échappé. Les mois passant, les tensions et les désaccords se sont fait jour. Un deuxième temps fort comme celui que nous vivons, ce week-end, à Saint-Nazaire est donc nécessaire. Aujourd’hui, nous devons passer de l’état révolutionnaire à celui d’État évolutionnaire. Pas une mince affaire.Car notre révolution n’a pas pour objectif le chaos, mais bien la construction d’un nouveau modèle de société. Or pour lutter et, surtout, pour gagner, il faut accepter de quitter un fonctionnement qui nous est familier. Même si celui-ci nous exploite et nous détruit. Les gens ont peur et je les comprends. Mais c’est par l’intelligence collective, tous ensemble, ici et maintenant, que nous pourrons dépasser ces appréhensions pour créer quelque chose de plus grand, de plus juste et de plus égalitaire. »

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